3. Comment obtenir des cadres et managers l’adoption des comportements utiles ?
Avant de s’interroger sur les représentations des cadres eu égard aux normes subjectives et comportementales requises chez eux, il convient de se demander comment s’y prennent les organisations managériales pour inculquer à leurs cadres les attitudes utiles attendues d’eux.
En tout premier lieu, il convient de les formuler, et de s’attacher à faire apprécier leur valeur et leur utilité. Ce peut être le rôle, par exemple, d’une charte des valeurs de l’entreprise et des comportements attendus des salariés. Pour plus d’efficacité, on prendra soin de la faire co-construire par les acteurs concernés, de sorte qu’ils se sentent davantage impliqués par sa mise en oeuvre et son respect (le rôle de la participation dans l’acceptation des changements, mis en évidence par les expériences de Lewin auprès des ménagères américaines en 1943 ou de Coch et French135 dans une usine textile, faisant désormais partie des évidences du management).
Encore faut-il que chacun ait les moyens d’agir comme il est attendu, c’est-à-dire :
- premièrement, qu’il ait une image mentale de la manière dont il fonctionne présentement, ainsi que de l’écart entre celle-ci et les comportements cibles
- deuxièmement, qu’il ait l’occasion d’apprendre comment se comporter différemment.
C’est pourquoi les organisations managériales intègrent des pratiques réflexives dans leurs dispositifs RH. Tout se passe comme si la capacité à adopter les justes normes comportementales s’obtenait par un travail sur « soi »136 dont le processus semble assez générique : il s'agit tout d'abord de « se » connaître, de connaître « ses points forts et ses faiblesses », et de « s'estimer » tel qu’on est. L'estime de soi est jugée fondamentale non seulement pour agir (Ehrenberg, 1998), mais aussi pour adopter une attitude non défensive qui facilite la coopération. Enfin, ce travail sur soi doit aussi permettre « l'autonomie psychique » et « l'affirmation de soi », comprises comme capacité à formuler et à soutenir ses choix et ses valeurs dans le respect d'autrui.
Parmi ces dispositifs RH réflexifs, on trouve souvent des formations dites « comportementales », dont les objectifs sont triples :
- permettre à chacun de "mieux se connaître" en identifiant ses traits de personnalités, les modes de travail et d’interaction qu’il privilégie, les conditions de travail dans lesquelles il donnera le meilleur de lui-même, les meilleures méthodes pour le manager, etc. Ainsi, la connaissance de soi s'acquiert en termes de "forces et faiblesses" par rapport à un rôle professionnel, c'est-à-dire en termes de critères d’utilités dans le système organisationnel.
- faire émerger les "besoins de développement" comportementaux sur lesquels chacun devra progresser. Le "moi" de chacun tend alors à devenir un objet qu'il convient d’évaluer et d’améliorer137.
- apprendre à « mieux gérer les interactions » avec ses interlocuteurs : collaborateurs, collègues, clients ou autres.
Ces formations comportementales reposent en général sur des typologies de personnalités (Process Communication de Taibi Kahler, Myers-Briggs Test Indicator, dit MBTI, Ennéagramme) ou des théories de la personnalité (Analyse Transactionnelle) ou encore des technologies comportementales (Programmation Neuro-Linguistique) importées des Etats-Unis et orientées vers l’amélioration concrète et pragmatique de ses comportements dans les interactions.
L’acquisition des comportements utiles s’appuie aussi sur un contrôle social latéral. Dans l’organisation comme ailleurs, l’individu se socialise, et donc s’adapte au système, en respectant des normes, lesquelles s’adressent à lui sous la forme d’attentes émanant d’un autrui plus ou moins généralisé.
Toutefois, il n’est pas évident que l’individu contrevenant aux normes comportementales se le voie explicitement mentionné, notamment dans le contexte organisationnel français où il est de bon ton de se mêler de ses propres affaires. En théorie, ce serait principalement le rôle des responsables hiérarchiques (ou managers) des cadres de les accompagner dans leur développement professionnel et dans l’acquisition de comportements utiles. En pratique, ceux-ci n’ont pas toujours le temps, ou les informations nécessaires, ou la disposition d’esprit, pour prendre en charge ces fonctions.
Aussi, pour renforcer la socialisation des comportements, des dispositifs spécifiques pourront être mis en place, comme le « feed-back » ou le « 360° ».
Le feed-back est une forme de critique constructive portant sur la manière dont on perçoit le travail d’un collègue ou d’un collaborateur (voire d’un supérieur hiérarchique), et sur la manière dont on pense qu’il pourrait s’améliorer. Certaines entreprises, notamment d’origine américaine, incitent leurs salariés à fournir de tels feed-back à leurs collègues.
Pour éviter les réactions défensives de celui qui reçoit le feed-back, chacun est formé à administrer celui-ci d’une manière codifiée, qui s’appuie sur des faits neutres et objectifs et proscrit tout ce qui ressemblerait à une interprétation, à un processus d’attribution ou à un jugement. Le feed-back est une façon de disqualifier un comportement précis sans que la personne concernée se sente disqualifiée dans son être. Le procédé vise à limiter la remise en cause personnelle et donc les comportements défensifs du destinataire. Issu de la culture managériale anglo-saxonne, il est un peu déstabilisant pour des individus culturellement peu enclins à la critique interpersonnelle. Toutefois, passée la période d’adaptation, les cadres français que nous avons pu interroger à ce sujet (dans une multinationale américaine du conseil) se disent dans d’excellentes dispositions à son égard en considérant les progrès que cela leur permet d’accomplir. Ils reprennent volontiers à leur compte le slogan proposé par l’entreprise : « Feed-back is a gift ! » (Le feed-back est un don !).
On remarquera au passage que la transmutation du feed-back en don permet d’en masquer la fonction de contrôle social. Le critiqué devenant donataire, il se voit contraint de recevoir la critique avec diligence et reconnaissance. Ce mécanisme permet une intériorisation du contrôle, qui devient une maîtrise personnelle de soi et de son rapport à autrui. Transformer la critique en don, c’est annuler le pouvoir de la remettre en question en rendant taboue sa contrepartie symbolique – c’est-à-dire la demande d’obéissance –, comme l’est celle du don. Cette contrepartie, l’obéissance, ainsi méconnue, se trouve intériorisée, assimilée sous forme de gratitude et de surinvestissement vers les objectifs proposés.
Le 360° feed-back est un dispositif RH par lequel un cadre distribue à ses collaborateurs, à ses pairs et à son ou ses hiérarchiques (d’où l’appellation 360°) un questionnaire reprenant l’ensemble des compétences attendues des managers, de manière à ce qu’ils le notent sur chacun des items. Ces résultats seront restitués au cadre en présence d’un consultant chargé d’en interpréter avec lui la signification, de manière à définir ensemble les « objectifs de progrès » du manager. Le 360° étant relié à des points de progrès, et non pas à une évaluation-sanction, il est considéré comme un outil de développement et non pas d’évaluation – et ceci d’autant plus qu’il est fondé sur le volontariat.
Enfin, le coaching constitue un autre dispositif RH, individualisé cette fois-ci, où est délégué à un intervenant extérieur le rôle managérial qui consiste à explorer les compatibilités entre les motivations individuelles et les « attentes organisationnelles » à l’égard de l’individu (si l’on veut bien accepter momentanément l’hypothèse fonctionnaliste selon laquelle une organisation aurait un objectif et des attentes pour le remplir).
Le coaching fait partie de ces mots-valises et de ces concepts flous qui recouvrent des pratiques diverses. Selon sa formation et ses compétences, le coach pourra intervenir en donnant des conseils (d’organisation, de gestion du temps, de vie) ou en proposant au cadre un questionnement plus réflexif l’amenant à un travail sur ses représentations. Dans certains cas, le coaching s’apparente à une pratique parathérapeutique (Briffault, Champion, 2005) au service du « développement personnel » au travail. On peut considérer le coach comme le « passeur » de la « juste » manière d’être avec soi et avec autrui, cette manière étant « juste » à différents titres :
- au titre de l’efficacité individuelle dans l’organisation, l’individu devant répondre de manière accrue aux critères de performance du système.
- au titre du bien-être individuel (le postulat managérial étant que l’individu « bien dans ses baskets » sera plus efficace à long terme)
- à titre moral, en tant que cette juste manière correspond aux grandeurs socialement valorisées (ouverture, autonomie, pleine responsabilité de soi, etc.)
Il ne s’agit pas simplement d’adapter l’individu à un système d’action donné, mais de guider l’individu au long d’un processus de « développement » où dans l’idéal, il devra trouver la place la plus adéquate pour lui, quitte à changer de poste ou d’organisation.
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