Les avatars du béhaviorisme et l’enseignement
Skinner, l’un des pionniers du béhaviorisme, a suscité des recherches et généré une quantité énorme de données expérimentales qui ont contribué à constituer pour plusieurs décennies le paradigme de référence des théories de l’apprentissage (Burton, Moore & Magliaro, 1996). Les béhavioristes ne s’intéressent qu’aux données observables de l’apprentissage, et donc aux comportements. Le travail de l’enseignant consiste alors à lier les réponses de l’individu et implicitement les capacités (skills) de bas niveau qui les produisent de façon à élaborer les capacités de haut niveau. Des environnements d’apprentissage ont été conçus pour favoriser la construction de ces capacités de haut niveau (Roblyer, Edwards & Havriluk, 1997, cité par Conway, 1997).
Les béhavioristes ignorent le contenu de la “ boîte noire ” et mettent ainsi entre parenthèses tout le système cognitif de l’individu : les processus cognitifs et les structures sur lesquels ils opèrent pour traiter les informations nouvelles et construire de nouvelles connaissances. Cette ignorance du système cognitif de traitement entraîne chez de nombreux enseignants et de nombreux concepteurs d’environnements une confusion grave entre information et connaissance qui ne fait que se renforcer avec le développement des tic. La tentation est grande alors d’établir dans ce cadre des relations de causalité entre les informations reçues et proposées et les comportements qui en résultent. D’autres confusions encore plus graves, comme celles qui consistent à assimiler cohésion entre les informations proposées et cohérence entre les connaissances construites, contribuent à ignorer le travail de l’apprenant dans son activité de construction de la cohérence des représentations des connaissances (voir Hoover, 1997).
Ainsi, mettre entre parenthèses la boîte noire, c’est ignorer toutes les caractéristiques de l’individu apprenant, avec les conséquences qui en découlent et particulièrement l’échec scolaire. En effet, les problèmes et les difficultés de l’enfant ne sont pas traités dans leurs dimensions cognitives, c’est-à-dire comme des facteurs jouant sur les activités de traitement, mais comme des facteurs contextuels de la situation d’apprentissage. Une telle conception encore largement dominante dans de nombreuses pratiques enseignantes ne peut contribuer efficacement au développement cognitif et metacognitif de l’élève. Même si les développements les plus récents du paradigme béhavioriste ont permis de renouveler et d’enrichir les modèles pour les adapter aux tic (Bergan, 1990 ; Gagné, Briggs & Wager, 1992), ces modèles continuent à proposer des programmes de renforcement qui, dans de nombreux cas, reposent essentiellement sur les mêmes principes de base (voir Goupil & Lusignan, 1993). C’est ainsi que de nombreux systèmes d’aide à l’apprentissage ont été conçus sur la base explicite des principaux concepts du béhaviorisme (Chance, 1994 ; Bruillard, 1997).
Théories cognitives, apprentissage et enseignement
Le paradigme cognitiviste qui s’intéresse au fonctionnement et au contenu de la boîte noire peut être résumé par deux notions clés : les représentations cognitives et les processus sur lesquelles ils opèrent, quelles que soient les activités de l’individu. Ces notions renvoient aux mécanismes de base du fonctionnement cognitif de l’apprenant, grâce auxquels il est possible de concevoir des modèles de compréhension de textes (Denhière & Baudet, 1992 ; Kintsch, 1997), de production écrite (Fayol, 1997 ; Levy & Ransdell, 1996), de résolution de problèmes (Bastien, 1991 ; Gumm & Hagendorf, 1990 ; Newell & Simon, 1972 ; Richard, 1990), de construction des connaissances (Ferstl & Kintsch 1999) ou de la cohérence des représentations de ces connaissances (Noordman & Vonk, 1998 ; Pazzani, 1991).
Ces modèles ont permis de proposer des outils d’aide au développement des capacités de traitement de l’information. Papert et ses collègues du mit’s Media Laboratory, avec l’environnement micromonde logo (Papert, 1981) et les travaux sur les micromondes qu’il a inspirés (Harel & Papert, 1991) ont été les premiers initiateurs. Depuis ces premiers travaux, les recherches de psychologie cognitive ont contribué à alimenter et à développer la recherche dans le domaine de la technologie éducative. Par exemple, les travaux sur les modèles mentaux (Johnson-Laird, 1980 ; 1983) ont permis de concevoir le principe du multimédia interactif et de mettre au point des systèmes conçus comme des outils cognitifs d’aide à la construction des connaissances (Hueyching & Reeves, 1992 ; Lajoie & Derry, 1993 ; Jonassen, 1999) ou à la production écrite (Crinon & Legros, 2000 ; Legros & Crinon, 2000). En effet, le développement technologique a favorisé la mise au point de systèmes qui permettent des interactions de plus en plus riches entre l’apprenant et la machine et qui jouent ainsi le rôle d’outils cognitifs pour penser et pour apprendre (Cockerton & Shimell, 1997 ; Jonassen, 1995 ; Kozma, 1991 ; Salomon, 1979). Cependant, selon Jonassen et Reeves (1996), l’utilisation de ces systèmes comme outils cognitifs ne va pas de soi, elle nécessite toute une analyse pour théoriser l’intégration des mémoires externes dans le fonctionnement cognitif de l’apprenant et pour les rendre opérationnalisables et utilisables au niveau pédagogique. Sans cette théorisation, les systèmes et les outils multimédias sont condamnés à n’être que des assistants techniques de l’enseignant. Certes, l’élève apprendra les fonctionnalités des outils informatiques, bien utiles pour sa vie quotidienne et professionnelle, mais comme le constatent Salomon, Perkins et Globerson (1991), rien ne changera dans ses activités d’apprentissage, si les activités pédagogiques elles-mêmes ne changent pas.
Notons cependant que les apports des recherches cognitives sur les modèles mentaux dans le domaine du design instructionnel et de la technologie éducative qu’il inspire conduit à des obstacles théoriques et épistémologiques qui accentuent les difficultés de conception des outils et des techniques. Ainsi, la plupart des conceptions des représentations des relations entre les objets et les événements du monde et des mondes possibles repose sur le “ comment ces relations sont encodées et mémorisées ” et non pas sur le “ comment elle sont visualisables et visualisées ”. Il en résulte tout un système de conventions graphiques et de métaphores spatiales nécessaires à la visualisation des structures sémantiques qui elles ne sont pas spatiales (Winn & Salomon, 1991 ; Winn & Snyder, 1996). Cet exemple montre bien l’importance et la place des travaux expérimentaux de psychologie cognitive classique sur la recherche sur les tic et l’apprentissage (Dent & Rosenberg, 1990 ; Williams & Dwyer, 1999).
Les recherches conduites dans le domaine de la psychologie cognitive (Winn & Snyder, 1996), et des sciences cognitives en général, conduisent à une profusion de modèles de plus en plus sophistiqués, en raison notamment du développement de la technologie et des possibilités de simulation qu’elle offre (Kintsch, 1997 ; van Oostendorp & Goldman, 1999). Il semble que ces recherches inspirées et réalisées grâce au développement des nouvelles technologies doivent aussi alimenter la recherche sur le “ design instructionniste ” et sur l’architecture des nouveaux environnements (Riley, Kunin, Smith & Roberts, 1996). Un tel travail implique une collaboration plus étroite, non seulement entre les laboratoires, mais aussi entre les chercheurs de laboratoire, les concepteurs, les chercheurs de terrain (Richey, 1998). C’est cette recherche collaborative qui peut, seule, contribuer à l’adaptation des modèles d’apprentissage, mais aussi des designs instructionnels aux tic (Greeno, Collins & Resnick, 1996). C’est dans cette perspective, par exemple, qu’a été créé en 1997, le National Science Foundation-founded Center Innovating Learning Technologies (cilt), (voir Pea, Tinker, Linn, Means, Bransford, Roschelle, Hsi, Brophy & Songer, 1999) mais aussi, en France, le programme “ Sciences cognitives et École ”.
Les technologies de l’apprentissage inspirées par le cognitivisme s’inscrivent, selon Winn et Snyder (1996), dans le cadre du “ design du contenu de l’information ”, caractérisé par le fait que les concepteurs se fondent sur les théories du traitement de l’information et plus particulièrement sur les travaux sur la mémoire et les modèles mentaux pour conceptualiser les environnements basés sur les tic. La conjonction et l’interaction entre les recherches cognitives et les recherches en Intelligence Artificielle des concepteurs des technologies éducatives ont permis que les systèmes symboliques des mémoires des ordinateurs deviennent véritablement des systèmes cognitifs (Salomon, 1988), capables d’interagir avec l’apprenant comme de véritables partenaires. C’est cette nouvelle orientation conceptuelle, due aux progrès de la technologie, qui a favorisé le développement des théories de l’apprentissage cognitif (voir Järvelä, 1995 ; 1996) de la cognition distribuée (Salomon, 1993), de la cognition située (Brown, Collins & Duguid, 1989) ou de l’apprentissage collaboratif (Dillenbourg, 1999) ou coopératif (Cavalier & Klein, 1998), ainsi que les environnements qui s’en inspirent (Schauble & Glaser, 1996 ; Vosnadiou, De Corte, Glaser & Mandl, 1996).
La signification cognitive de ces nouvelles orientations s’appuie sur le fait que les individus humains se caractérisent par des ressources cognitives limitées et largement surestimées (Norman, 1993) – en mémoire et en capacités de traitement – et que l’environnement humain ainsi que les artefacts constituent des partenaires et des outils cognitifs d’aide aux activités de traitement. Ils apportent en effet des représentations multiples, riches et diverses ainsi que des outils d’aide au traitement de ces représentations (Grabinder, 1996 ; Pea, 1993).
Ces nouvelles orientations débouchent sur la conception d’environnements d’apprentissage, c’est-à-dire d’outils et de systèmes qui permettent les échanges et la collaboration entre partenaires (Casey, 1996 ; Hannafin & Land, 1997 ; Winn & Snyder, 1996), orientation qui va ouvrir les perspectives de la recherche sur la réalité virtuelle (Winn, 1993), le travail coopératif à distance, via Internet, et qui va bouleverser les conceptions de l’apprentissage et de l’enseignement (Dwyer, 1996 ; Garner & Gillingham, 1998 ; Poole, 2000) et imposer de nouvelles orientations à la recherche en éducation et à la formation (Kozma, 2000).
Les théories constructivistes (Vygotski, 1978 ; Tudge & Rogoff, 1989), redevenues à la mode et invoquées pour conceptualiser cette nouvelle orientation, semblent aujourd’hui constituer le paradigme de référence pour développer les environnements conçus à l’aide des tic et favoriser leur intégration dans les classes (Hannafin, Hannafin, Land & Oliver, 1997 ; Kafai & Resnick, 1996 ; Steffe & Gale, 1995 ; Strommen & Lincoln, 1999). Ce nouveau paradigme semble inspirer aujourd’hui un nouveau type de design instructionnel, mais aussi un nouveau domaine de recherche que les Américains dénomment “ la technologie instructionniste ” (Driscoll & Dick, 1999) et qui est révélateur de l’influence des tic sur les théories de l’apprentissage et de l’enseignement.
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