404 la norme linguistique l'occultation du caractère maternel de la langue nationale



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III - Le lexique

1. Les acceptions. La norme des chroniques, c'est le maintien du sens d'origine. Si Lancelot accorde qu'on pourra dire: saupoudrer ses fraises de sucre, il refuse qu'achalandé puisse glisser vers le sens « bien approvi­sionné » aux dépens du sens d'origine, « qui a beaucoup de clients », ou plutôt, car le mot est encore mal famé, « de pratiques » (p. 279).


LA NORME LINGUISTIQUE

2. Les néologismes. J'ai donné à cet aspect des chroniques de Lancelot un développement que l'on trouvera disproportionné. fl m'a semblé en effet que les jugements portés sur les mots nouveaux étaient caractéristi­ques non seulement du sentiment que ce chroniqueur se faisait de la norme lexicale, mais d'un mode de pensée commun à tout le genre.

Certes, le refus de toute nouveauté lexicale est particulièrement aveugle et hargneux chez notre auteur. Mais les attitudes les plus ouvertes à cet égard (celle de Marcel Cohen par exemple) ne vont jamais jusqu'à la constatation, face à un néologisme, d'un gain pour la langue. Au mieux, le mot nouveau est un mal nécessaire. La norme, comme en grammaire, c'est la fixité des espèces.

La liste, qui suit, des néologismes examinés par l'auteur, est à peu près exhaustive pour les années 1933 et 1934 et n'est donc pas, comme il semble­rait, un choix de néologismes alors critiqués avec la virulence que l'on verra, et aujourd'hui banalisés.

AÉRODYNAMIQUE « est un admirable attrape-nigaud [... ] Une voiture bien carénée dit bien ce qu'aérodynamique ne disait ni bien ni mal, outre le comique de l'expression » (p. 243).

« Quant au verbe S'AFFAIRER, c'est purement et simplement un barbarisme. Seul l'adjectif affairé existe; les ignorants l'ont pris pour un participe passé, et ont forgé là-dessus un infinitif qui n'est pas français » (p. 295).

« Artillerie ANTIAÉRIENNE est déplacé partout ailleurs que dans Don Quichotte, au chapitre des moulins à vent » (p. 153).

ATTIRANCE est « une horrible préciosité » (p. 172).



« Ce n'est pas, au surplus, un savant qui a fabriqué AUTOBUS, c'est le public,

dont les barbarismes sont sans appel » (p. 494).

« On me fait connaître un équivalent de CENT POUR CENT, qui, si le snobisme s'en mêle, remplacera peut-être cette façon de parier détestable. » [Suit un commentaire sur l'indianisme anglais sixteen annas to the rupee, francisé en à seize annas, pour « à cent pour cent »]. Nest-ce pas plus « élégant [poursuit le chroniqueur] que cent pour cent, et même que hundred percent? » (p. 20).

« Des super-sottises (pour employer le jargon du jour), comme désinsectisation et DÉRATISATION » (p. 29).

« Je ne transigerai jamais sur le mot EMPRISE [qui] signifie depuis le XIIle siècle une entreprise chevaleresque et ne signifie pas autre chose » (p. 367).

« Êtes-vous allé voir les fleurs au Cours-la-Reine? Quelle merveilleuse expo­sition! Mais pourquoi diable cela s'appelait-il une manifestation FLORALE? » (p. 411).

« Je regrette de ne pas lui avoir appris par la même occasion qu'IMPRESSION­NER, à la rigueur tolérable quand on parle d'une plaque photographique, est un barbare néologisme si l'on parle d'une personne à qui ou sur qui on fait impression » (p. 247).

« Pourquoi pas, tant que vous y êtes, le difforme verbe NTENSIFIER? Intensif est un terme soit de scolastique, soit d'agriculture; dans la conversation où il s'est abusivement glissé, c'est un terme à la fois impropre et puant de pédan­terie » (p. 104).

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« La légende était: Mme N.... au temps de son activité JOURNALISTIQUE ... Vous voulez dire: Au temps où elle faisait du journalisme, où elle était jour­naliste. Que ne le dites-vous, et pourquoi user de ce galimatias, qui a l'air boche? » (p. 394).

« J'ai maintes fois engagé les honnêtes gens à ne pas accueillir dans leur voca­bulaire cet ours mal léché. Mais, entendons-nous: je ne leur défends pas d'employer MATÉRIAU sur leurs chantiers ou à l'usine, cela ne me regarde en aucune façon, je les prie seulement de le laisser au vestiaire avec leur bleu » (p. 334).

« Un amateur de choses nouvelles [. . .] célèbre la louange de l'informe adjectif MONDIAL Cela devait arriver un jour ou l'autre, je m'attends à tout » (R, p. 203).



« Les auteurs de grammaire sont toujours accusés de n'y avoir mis que leur signature, le travail réel étant exécuté par ces aides que, dans le jargon moderne, on appelle des NÈGRES » (p. 7).

« Vous chercheriez en vain PARUTION dans l'édition de 1878 du Dictionnaire de l'Académie, et vous ne le trouverez pas davantage dans celle qui est en cours de publication [1932-1935) ... Ce laideron de mot a été proposé à la Compagnie, qui l'a repoussé avec une juste horreur » (p. 114).

Dans le dictionnaire de Littré, le mot PHOTOGÉNIQUE, « marqué, il est vrai, de la croix d'infamie qui atteste que l'Académie le boude [. ..] a deux sens. Le premier du moins n'est pas en contradiction avec l'étymologie: Qui produit des images par la lumière. Rayons photogéniques. Mais le second sens! Qui vient bien par la photographie. C'est à ne pas croire! Dans Littré! En 1878! » (p. 24-25).

« Enfin, sans raffoler de PUBLICITAIRE, je le souffre, à condition bien entendu qu'il signifie qui concerne la publicité, un point c'est tout, comme disent les gens distingués. Il va de soi que je n'admets pa s les ventes publicitaires, les prix publicitaires et autres incohérences » (p. 250).

« Pardon, c'est RÉACTIONNAIRE, le doublet inutile! De ces deux néologismes, le dernier n'est pas encore centenaire, et l'autre est bien d'un demi-siècle plus vieux. Aussi Jaurès, qui savait son français, a-t-il toujours refusé d'employer réactionnaire et toujours employé réacteur » (p. 68. Ce que fait toujours aussi le chroniqueur Lancelot).

« On me demande mon opinion sur SENSATIONNEL Ah! celui-là fait partie d'une bande d'adjectifs qui sont mes ennemis personnels, je ne peux pas les entendre en prose, ni d'ailleurs en poésie » (p. 95).

« Je n'ai pas une fois tourné en dérision la grotesque épithète SÉLECTIONNÉ



sans que vingt agents de publicité en détresse me demandent quel autre mot ils peuvent mettre à la place de celui-là, par exemple s'ils veulent parler d'une clientèle select (!). J'ose à peine leur proposer clientèle de choix; je crains de passer pour un fossile » (p. 288).

« Ah! monsieur, pardonnez-moi la peine et l'étonnement que je vais vous causer. il s'est suicidé est incorrect, il s'est suicidé est un affreux barbarisme, le verbe SE SUICIDER n'est pas français » (p. 282).

« On se demandait l'année dernière comment dénommer les gens qui prennent des vacances, et quelqu'un avait proposé les VACANCIERS, qui est laid et ridicule. Il paraît que cette année-ci les gens qui font une cure sont dénommés CURISTES, qui n'est pas moins ridicule, mais qui est ravissant » (p. 166).

Je laisse au lecteur de ce florilège (objectif, répétons-le) le soin d'en relever et d'en apprécier les jugements de valeur, ou plus exactement les

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jugements esthétiques: barbare, horrible, détestable, informe, puant, gro­tesque, affreux, ridicule, etc.

3. Les anglicismes sont traités avec beaucoup plus d'indulgence, ou au moins de sérénité. Certes, le Bougnaes bar, les Facultatifs bar (ainsi nommés parce qu'ils sont au voisinage d'arrêts facultatifs des tramways!), l'Orléan's marché et le Théâtre du Poilus park font hausser les épaules à notre chroniqueur; mais sans plus. Il leur reproche en fait d'être de l'anglais de cuisine, de vouloir être de l'anglais sans en être.

En revanche, il use lui-même sans contrainte et avec un plaisir à peine dissimulé, de « bons » anglicismes à la mode: les happy few, le bank holiday, « ce que les Américains appellent le standard of life », les business men, et même le short! et le sex-appeal! lui sont familiers (au moins en tant qu'autonymes); broadcaster, qui eut en effet son heure de mode, etspeaker, « qui n'est ni français ni anglais », sont relevés sans acrimonie.

4. L'orthographe n'est évoquée dans ces chroniques qu'à propos des projets de réforme. Hors de ceux-ci, le problème est censé ne pas se poser pour les lecteurs, qui la « savent » sur le bout du doigt. En fait, à plu­sieurs reprises, le chroniqueur relève avec malice les fautes de correspon­dants, et déplore que l'on en trouve d'autres dans les copies d'agrégation.

Aucune mention de telles fautes dans les journaux, à commencer par Le Temps. 1 est certain qu'à l'époque la correction orthographique des journaux ne prêtait à aucune critique. Que les temps ont changé!

Pour ce qui est des projets de réforme, la pauvreté des arguments pour le maintien en l'état répond, il faut bien le dire, à la pauvreté des arguments pour la réforme. « L'incohérence » des deux n d'honneur et du n unique d'hono­rable (p. 219), figure toujours dans l'arsenal des réformateurs; mais plus « les règles d'accord du participe, l'éternel ennemi » (des réformateurs d'alors). De même les h grecs de photographie, théorie ou rhétorique. Pour ceux-là, le chroniqueur « ne fera aucune difficulté d'écrire fotografie, télé­fone et Téofile, quand monsieur Tout-le-Monde en aura ainsi décidé; car c'est lui que cela regarde, et non pas moi ni personne » (p. 221).

Des projets radicaux, il note seulement que « d'autres modifications [. . .j réduiraient l'orthographe française au phonétisme pur et simple; car on ne fait pas au phonétisme sa part » (p. 222). Remarque toujours actuelle,

à propos de laquelle 9 évoque, un peu confusément, la position embarrassée des réformateurs radicaux, dont le radicalisme phonétique ne touche que le lexique et « n'ose franchir le Rubicon » de la grammaire.


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IV - Discours normatif ou discours sur la norme?

Situons d'abord l'importance quantitative de ce discours (normatif ou sur la norme) que constitue l'ensemble des chroniques de langage.

Pour le demi-siècle qui va de 1931 à 1981, et pour la France, une esti­mation grossière, prenant en compte le nombre de supports et la périodicité des chroniques, conduit à quelque dix mille chroniques. Les apports belge et québécois feraient peut-être approcher de quinze mille?

Ce Corpus quantitativement imposant a été exploré scientifiquement pour la période 1950-1970 par la Bibliographie des chroniques de langage, établie sous la direction de Bemard Quemada par le Centre d'Études du Français moderne et contemporain.

S'ajoutant à cette bibliographie, les notes que l'on vient de lire relative­ment à la période 1925-1934 permettent de dégager le trait le plus marquant du genre « Chroniques de langage »: le retour des thèmes ou des « objets »

de chroniques, la répétitivité de celles-ci, c'est-à-dire finalement la fossili­sation du genre.



1. Ces objets récurrents appartiennent,

A) A la norme phonétique: liaisons, et secondairement, influence du code graphique sur le code phonique (cin/cinque, Ste Menou/Ste Mene­houlde, etc. ).

B) A la norme graphique: graphies discordantes des dictionnaires, absence d'une norme officialisée pour un grand nombre de mots. Ce thème n'apparaît que tardivement: jusqu'en 1960, seuls sont tenus pour existants

le Dictionnaire de l'Académie (1932-1935) et le dictionnaire d'Émile Littré. De plus, les travaux universitaires de référence manquent.



Même dans la période 1970-1982, le chroniqueur de langage du Monde paraît être le seul à s'intéresser systématiquement à ces discordances.

La réforme de l'orthographe ne revient dans les chroniques qu'à l'oc­casion de projets; en particulier, pour la période 1960-1975, celui de R Thi­monnier. Le chroniqueur est toujours sceptique: il sait qu'après une période d'agitation, le projet aura le même sort que ses prédécesseurs: l'oubli.

Seul Marcel Cohen (L'Humanité) plaide avec chaleur pour l'étude sérieuse de simplifications réalisables et utiles.

C) A la nomme grammaticale, et en fait à des difficultés de constructions ou d'emploi, elles-mêmes récurrentes. Ce sont en particulier.

-Après que (mode régi), Avant que (ne ... )

-Comparer N... àN... ou N... avec N.... N... et N... -Étant donné, ci-joint (participes lexicalisés)

-Genre des noms propres de bateaux, d'avions, etc.


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-On pour nous

-Partir à/partir pour, De Londres/depuis Londres, En Avignon/À Avignon

-Se rappeler quelque chose/de quelque chose D) A la norme lexicale, dans trois domaines:

1) Les acceptions étymologiques: achalandé, baser, dans le but de. . . , émérite, errements, -rama (comme suffixe passe-partout), réaliser (« com­prendre »), etc., font toujours recette pour toute la période considérée, que le chroniqueur proteste contre les glissements de sens, qu'il s'y résigne, ou qu'il s'en félicite.

2. Les néologismes sont de loin le sujet le plus fréquent des chroni­ques depuis vingt ans, au témoignage de la « Bibliographie » ci-dessus mentionnée, et pour la période 1970-1980 à celui du signataire de ces lignes. Pour la période antérieure, on a vu leur importance dans les chroniques de Lancelot

Cette fréquence s'explique par des raisons convergentes. L'apparition d'un mot nouveau est pratiquement le seul point par lequel le chroniqueur se rattache à l'actualité. Il y a, si l'on veut, répétition dans le thème (la néo­logie), mais nouveauté pour chaque espèce (le néologisme). Aucune chro­nique de langage ne pourrait se soutenir aujourd'hui si elle renonçait à traiter les néologismes.

En outre, et sans doute quelle que soit l'attitude du chroniqueur à leur égard, la néologie intéresse davantage de lecteurs que les « difficultés »; en particulier de lecteurs « modernistes ».

Enfin, elle est pour le chroniqueur une sorte de « chasse réservée » jusqu'à l'apparition d'un dictionnaire de mots nouveaux, toujours nécessaire­ment en retard de quelques années sur la chronique correspondante.

3. Les anglicismes n'apparaissent en nombre comme sujets de chroni­ques qu'à partir de 1960. Ce n'est pas qu'ils soient sensiblement plus nom­breux à se manifester que durant la période précédente; mais ils sont incon­testablement perçus comme un danger omniprésent.

En fait, l'attention portée aux anglicismes est, elle aussi, très répétitive: parking et week-end ont fait chacun, durant des années, l'objet de dizaines de chroniques.

2. On me permettra d'ajouter à ces indications générales une note personnelle qui les confirme. Prenant au journal Le Monde, en janvier 1972, la succession du regretté Robert Le Bidois, j'ignorais à peu près tout (je puis l'avouer aujourd'hui) des règles et des trucs du métier, et je n'avais guère lu que distraitement quelques chroniques des années 1965-1970, au hasard d'achats de journaux

Ce n'est qu'à l'occasion du présent texte que j'ai découvert à quel point j'ai pu sans le savoir, durant des années, remettre mes pas dans ceux de mes

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prédécesseurs. A cinquante ans de distance, les chroniques de langage du Monde ressassaient les mêmes querelles que celles du Temps disparu: émotionner etsolutionner, on pour nous, avant que et après que, en Avignon ou à Avignon, étant donné(e) et ci join«e), la réforme de l'orthographe, le destin misérable du français et toutes ces sortes de choses.

On dira que le ton n'est pas le même, ni la préoccupation de compren­dre et de faire comprendre plutôt que de tancer. Il reste que ces nouveautés d'éclairage dont on veut bien me faire honneur portent souvent sur les mêmes objets qu'il y a un demi-siècle. Il en est de même, on le sait, pour les diction­naires de « difficultés » qui se recopient inlassablement, et ne s'attaquent guère aux néologismes que quand ceux-ci n'en sont plus.

Il existe donc bien un « champ » de la chronique du langage: c'est celui des tensions entre la norme et l'usage montant. Comment s'exerce dans ce champ l'autorité en quelque sorte arbitrale du chroniqueur?

3. Arbitrale ou arbitraire? Plus souvent celui-ci, et à peu près tou­jours pour les chroniques d'Abel Hermant-Lancelot.

S'ils ne faisaient que reproduire et diffuser la norme, les chroniqueurs (comme les difficultologues, pour hasarder cette plaisanterie) n'auraient guère à apporter à cette tâche davantage de réflexion que ne le fait l'ins­

tituteur qui corrige les dictées: faute avérée, faute sanctionnée. Le fait est que ce qui reste en France et dans les pays francophones de « billets » cor­rectifs se réduit le plus souvent à quelques lignes de rappel à l'ordre.



Mais le contrevenant n'est pas ici sans ressource. Lecteur et non élève, adulte et, qui plus est, abonné! 91 en appelle à l'autorité de sa bibliothèque contre celle du chroniqueur, à une norme contre une autre.

Pour tout ce qui est de la grammaire, le débat est simplifié depuis que Le Bon Usage de Maurice Grevisse s'est imposé, dans les années 1965, comme la référence obligée. 1 permet au chroniqueur de lever ses propres doutes ou de les alimenter de citations, expose et propose, mais impose rarement Il n'est pas douteux que son immense diffusion en France a été pour quelque chose dans le dépérissement des chroniques de langage; et M. Grevisse chroniqueur (il le fut longtemps dans La Libre Belgique) s'est effacé derrière l'homme du livre. Éditées en librairie, ces chroniques'= n'ont eu qu'un succès d'estime.

L'arbitraire du chroniqueur Lancelot s'exerce de tous côtés: c'est, dit-il lui-même (p. 354), « en vertu d'un pouvoir discrétionnaire » qu'il condamne sans hésiter réaliser qui, dans ce sens, « n'est pas français (. . .] et de plus est snob ».

2. Maurice Grevisse, Problèmes de langage, Chroniques 1964-70, Éditions Duculot, Gem­bloux-Paris, 5 volumes.

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R un degré moins péremptoire, tout chroniqueur est amené un jour ou l'autre à tenir le même langage. La confiance que fait son public aux informa­tions du journal dans lequel il signe ces chroniques, s'étend nécessairement aux chroniques elles-mêmes. Leur périodicité et leur durée le confortent dans cette confiance. 1 suppose à bon droit qu'une même signature ne se maintient pas des années durant sous le même feuilleton sans une compé­tence établie.

Le chroniqueur un peu chevronné en arrive ainsi à se faire, voiens nolens, directeur de consciences linguistiques. De 1945 à ce jour, trois chro­niqueurs seulement en 36 ans! ont, selon la formule consacrée, sévi dans les colonnes du Monde; chacun d'eux (Albert Dauzat, Robert Le Bidois, Jacques Cellard) ayant donc signé à peu près trois cents chroniques. Ce n'est pas impunément!

Ces chroniques ont longtemps été de la « Défense du français ». Mais l'abandon de ce sur-titre obsolète en 1971 n'a pas signifié, pour les lecteurs, l'abandon de cette mission, ou au moins de ce souci. On s'attend seulement que cette défense n'ait plus la teinture d'élitisme, de chauvinisme et de racisme qui l'ont jadis, naguère encore et hélas, aujourd'hui parfois, rendue insup­portable.

La « doctrine » des chroniques du Temps dans les années 30 en faisait un étalage provocant. Nul n'y a de l'esprit hors lui et ses amis: les hommes de science, les linguistes d'alors, n'ont pas leur mot à dire dans une affaire qui n'intéresse que les gens de goût Pas davantage le peuple: la majorité a tou­jours tort Pas davantage les enseignants de français, cuistres et petits esprits. Littré et l'Académie même ne sont des cautions bourgeoises que quand ils vont dans le sens du chroniqueur.

Mais, sous l'habit caricatural dont le personnage était certainement conscient, et auquel il se complaisait, se cache une vérité. Ce n'est pas un discours de la norme que le lecteur attend du chroniqueur, mais un discours sur la norme. Et il entend que ce discours soit typé, vif, bousculant, irritant ou indigné à l'occasion; bref, sous le style il veut deviner un homme. Qui lui donnerait tort?

4. Norme de langage et sentiment de langue. Mais le style, s'il peut de temps à autre réveiller par ses pointes le lecteur assoupi, ne suffit pas à la durée d'une chronique. La fable le dit bien:

« La bigarrure plaît: partant chacun le vit Mais ce fut bientôt fait; bientôt chacun sortit »

Chacun sortirait de même à la lecture répétée de chroniques figées dans une impassibilité pseudo-scientifique. Quant au défenseur brouillon du « bon » français, s'il court peu de risques de voir fondre le bataillon des fidèles, 9 a moins de chances encore de le voir s'augmenter.

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Que désire donc ce lecteur que tout journaliste aimerait pouvoir nommer à la grecque « le nombreux »? Que le discours sur la nonne que tient le chroniqueur soit à la fois éclairé par une solide connaissance des mécanismes de la langue, et par ce qu'il faut bien appeler le « sentiment » de cette langue. Autrement dit, il veut y trouver le rationnel (la connaissance docu­mentée) et l'irrationnel (l'intuition de ce qui est ou n'est pas dans la langue); et encore, le diachronique (c'est la connaissance, nécessairement historique, des tenants d'un mot ou d'une construction), et le synchronique: la percep­tion de l'état présent le plus probable de ce mot ou de cette construction.

Cette double exigence est nouvelle et encore confuse. On peut la con­sidérer comme un double désaveu: celui d'une grammaire (ou plus large­ment d' une linguistique) du français devenue illisible au commun des mortels, et même à tout ce qui n'appartient pas à la chapelle des élus. Et celui d'une norme livresque qui, non contente d'ignorer l'usage le plus banal, se plaît à en prendre le contre-pied.

C'est en cela que les chroniques de Lancelot sont le contre-exemple de ce que pourrait être une chronique de langage d'aujourd'hui et de demain: aucun savoir, et pas l'ombre d'un pressentiment de la marche de

la langue. Mais après lui, Albert Dauzat, Robert Le Bidois et surtout Marcel Cohen en ont eu à des degrés divers le savoir (encore très bridé chez le pre­mier par la préoccupation de la « défense » du français, chez le second par une formation exclusivement classique) et parfois le sentiment.



Je ne m'étendrai pas sur la période contemporaine, sinon pour sug­gérer qu'un chroniqueur de langue doit pouvoir être lu aujourd'hui et par les linguistes et par un assez grand public. La partie n'est pas égale: les premiers, qui sont deux cents, se croiraient déshonorés si on les surprenait à lire avec intérêt ce qu'un journaliste écrit de leur discipline. Les seconds, qui sont deux cent mille, n'acceptent qu'à doses légères de s'engager, à la suite du chroniqueur, sur les sentiers broussailleux de la linguistique contemporaine.

5. Et la norme, dans tout cela? On sait qu'elle n'est plus pour les spécialistes, dans le meilleur des cas, qu'un objet d'études désintéressées. Le public, lui, au moins celui des chroniques, la voit constamment et grossiè­

rement ignorée dans les journaux, à la radio, à la télévision, dans les livres, les chansons et les textes officiels. Et je ne parle pas ici de la nomme arbitraire des puristes, ni même des cas où l'on voit se dégager de ce qui était faute une norme nouvelle; mais du simple souci de parler et d'écrire comme tout le monde, et non en additionnant l'hypo et l'hypercorrection, l'ignorance et la précisosité.



De quel côté doit pencher la chronique? Protester, c'est vieux jeu; se taire, c'est renoncer, et par là même décourager ceux qui, si rares qu'ils soient, essaient dans leurs journaux ou devant leur micro de ne pas tout laisser passer. La question se pose sans cesse: le courrier d'un chroniqueur est fait pour une bonne part (pas loin d'une lettre sur deux) de relevés de fautes

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véritablement ahurissants et qui donneraient l'impression, si on ne les rap­portait à la masse de textes ou de paroles produits chaque jour en français, que l'illettrisme a fait depuis vingt ans chez nous des progrès décisifs.

Il me semble que, même sans illusions, le chroniqueur de langue a une fonction professionnelle et sociale à remplir. II n'est pas libre, comme l'est le chercheur (?), de prendre à l'égard de la norme l'attitude détachée du physicien face à la chute des pommes. La norme de langage, c'est aussi le plus grand dénominateur commun à toutes celles et tous ceux qui utilisent une même langue. Lu, interrogé, souvent suivi, et finalement payé par eux et par elles, c'est envers eux qu'il a d'abord des devoirs. Me permettra-t-on d'ajouter que c'est en même temps en avoir envers soi-même?

On ne confondra pas tout à fait ce sentiment de la langue (ou plutôt du langage) avec le « sentiment linguistique » qui permet au sujet parlant de porter des jugements de grammaticalité. Le premier nommé permet en outre de porter intuitivement des jugements de normalité, quelle que soit la norme de référence (qui peut être, par exemple, celle du français non conventionnel spontané, ou celle du français scientifique); des juge­ments anticipés d'acceptabilité lexicale pour des néologismes; ou d'obso­lescence proche s'il s'agit de normes scolaires.

II est aussi impossible de prouver l'existence de ce « sentiment de la langue » et son efficacité que de les nier. 11 est en fait, dans le cas du chroni­queur, la résultante d'un très grand nombre d'observations partielles et de l'attention particulière, obsessive, qu'il porte aux réalisations de tous genres des locuteurs, de leurs perfonnances si l'on veut

XXV


Normes locales et francophonie

Par Albert Valdman

1. Introduction

Les dernières décennies ont vu l'éclatement de la notion d'un français standard à base hexagonale uniforme. Bien qu'elle continue de régner dans le domaine de l'enseignement du français langue étrangère, la référence au

« parler soutenu de la bourgeoisie cultivée de la région parisienne » devient de plus en plus contestée, non seulement au sein des communautés fran­cophones extra-hexagonales mais aussi à l'intérieur de l'Hexagone lui-même. La mise en question d'une norme unique basée sur une variété en usage par une strate sociale particulière et sur une aire géographique donnée se manifeste dans plusieurs champs d'activité langagière: dans l'enseignement du français langue seconde et langue maternelle, dans l'aménagement et la planification linguistique, dans l'élaboration de ces outils normatifs que sont les dictionnaires et les grammaires. Il est intéressant de noter que cette attitude contestataire s'étend aux travaux que l'on pourrait regrouper sous la rubrique générale de « défense et illustration » de la langue'. Comme le souligne M. Piron, le maintien d'une norme unique du français est illusoire­

« t. : .1 l'usage d'un français partout identique dans les pays de la francophonie est un désir qu'on ne saurait prendre pour une réalité » (1975: 111).

Plusieurs faits convergents expliquent l'éclatement de la notion de norme unique. Nous n'en retiendrons ici que trois: le développement de la sociolinguistique; l'influence grandissante de certaines communautés franco­

phones par rapport au noyau hexagonal; enfin, au sein de l'État français lui-même, l'éveil des groupes ethniques minoritaires (Alsaciens, Antillais, Bretons, Catalans, Corses et autres Occitans) ainsi que des changements dans les méthodes et les objectifs éducatifs qui, accompagnés de mutations profondes dans l'origine socioculturelle et socio-économique des élèves, ont contribué à bouleverser l'enseignement de la langue nationale.



La linguistique structurale, de Saussure à Chomsky en passant par le fonctionnalisme praguois et le descriptivisme bloomfieldien, a toujours pri­vilégié l'analyse de la langue à partir de l'observation du comportement

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