404 la norme linguistique l'occultation du caractère maternel de la langue nationale



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nourry jeune au jardin de France: c'est Touraine. »

Les arguments historiques traditionnels (cf. FN: 167-173) ne résistent guère à l'analyse, mais il faut signaler la contribution des voyageurs et étudiants étrangers à la formation et à la diffusion de cette renommée linguistique. Finalement, c'est à un ensemble diffus de motifs historiques, sociaux et linguistiques qu'il faut, semble-t-il, atrribuer ce sentiment collectif de sécurité, qui n'est pas complètement arbitraire du point de vue linguistique puisqu'en gros la norme tourangelle urbaine n'est guère différente de celle du parisien. Mais il faut certainement tenir compte aussi de l'hypothèse d'un transfert de réputation du plan « touristique » -- monumental et ar­chitectural - au plan linguistique: Tours, jardin de la France et du beau langage.

Trois milieux urbains d'insécurité linguistique

Nous avons déjà attribué l'insécurité linguistique vécue à Lille, à Limoges et à Saint-Denis-de-la-Réunion à des situations de diglossie, au sens large et en dépit de différences fondamentales entre les trois cas (cf. FN: 121-129 et l'annexe de M Carayol et R Chaudenson, « Diglossie et continuum linguistique à la Réunion », FN: 175-189).

5. V. ce titre de magazine, cité dans FN: « Tours apprend au monde à bien parier français ».

LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME



En dépit des disparités entre la situation métropolitaine et celle d'un département d'outre-mer créolophone, on peut d'abord opposer Lille et Saint-Denis à Limoges. À Lille, les entretiens que nous avons recueillis expriment une infériorité qui conduit souvent les gens à renoncer à s'exprimer. « Je parle tout doucement (. . .) ou alors je me tais! Je ne discute pas, si vous voulez, j'abrège! »

Nos témoins détaillent leur malaise, se plaignent de manquer de vocabulaire, d'être incertains de la morphologie et de la syntaxe. Une formule significative de l'un d'eux résume ce sentiment:

« Je sens des barrières de langage, en moi. »



Les Lillois se sentent à la fois victimes: « C'est une tare », « On ne pourra jamais s'en débarrasser », et coupables de leur accent: « Nous les gars du Nord, quand on veut parler à un chef ou n'importe lequel, eh bien comme on dit en termes vulgaires, on fout des coups de pied à la France » (cf. FN: pp. 148 et suiv. et la transcription complète de cet entretien dans BREF, n° 14, 1978).

Cette culpabilité par rapport au français standard est en outre liée à l'emploi de diverses variétés régiolectales, allant du patois picard au français régional (cf. sur le continuum entre ces variétés Carton, 1980). L'ensemble de ces variétés est appréhendé globalement par nos témoins qui le désignent sous le nom de « patois ». L'usage de celui-ci est considéré comme sociale­ment dévalorisant:

« C'est dégradant de parler patois! »



Enfin, parler patois, plus encore qu'avoir l'accent, c'est pour les Lillois « donner des coups de pied à la France », ce qui provoque un sentiment de culpabilité nationale lié à la mémoire collective des occupations étran­gères gvi ont marqué l'histoire lilloise:

« On est tous des bâtardés avec des Belges ou bien tout ce qu'on veut. »



A Saint-Denis-de-la-Réunion, le malaise linguistique lié à une créolo­phonie beaucoup plus vivante que le patois lillois, est encore plus profond. Dans les trois catégories de témoins, on rencontre le sentiment d'infériorité sociale souvent manifesté par la crainte du handicap scolaire que représente la créolophonie dans le système d'enseignement tel qu'il est pratiqué à la Réunion. Cette infériorité sociale profondément intériorisée se manifeste nettement dans les attitudes vis-à-vis des variétés en présence: comme dans beaucoup de situations de diglossie, mais avec une agressivité particulière, les trois catégories d'informateurs s'accordent à dénier au créole le statut de langue, avec des arguments pseudo-linguistiques le créole n'est pas une langue parce qu'il n'a pas de graphie, parce qu'il est « mélangé », parce qu'il est « pauvre », « non abstrait », « illogique » etc. Lieux communs pratiquement universels dans les situations linguistiques engendrées par des dominations de type colonial.

LA NORME LINGUISTIQUE



Nous reviendrons plus loin sur l'ambiguïté de ces attitudes, mais il faut d'abord souligner que leur relative virulence à Lille et plus encore à Saint­Denis-de-la-Réunion s'oppose à la détente observable à Limoges. Là, nos informateurs dévaluent aussi leur propre accent - qu'ils trouvent plus « lourd », moins « chantant » que celui du Midi -, mais il leur arrive aussi de l'accepter de façon sereine. Quant à la relation à la forme locale de l'occitan, elle n'est nullement passionnelle, du fait qu'en Limousin, la diglossie n'a pratiquement plus de manifestation urbaine. C'est donc là où la langue régionale est le moins parlée qu'elle suscite le rejet le moins violent. On se contente de dire que le patois « se perd », « n'est plus parlé que par les vieux » ou « à la campagne ».

L'insécurité linguistique des trois milieux urbains considérés, qui s'oppose à la sécurité linguistique des habitants de Tours, ne se réduit pas à des attitudes unilatéralement négatives et auto-dévalorisantes. Ce sont certes celles-ci qui s'expriment le plus nettement et le plus massivement au début des entretiens, quand l'enquêté tente de renvoyer à l'enquêteur non pas sa vision personnelle de la réalité, mais l'image qu'il croit être celle de l'enquêteur. Mais au fur et _ à mesure que progressent les entretiens, que s'instaure une relation plus détendue entre les deux partenaires, les réponses deviennent plus nuancées et il se manifeste dans les trois vines des attitudes positives vis-à-vis de l'accent et des langues régionales, qui relativisent la dévalorisation précédemment constatée.

Pour l'interprétation de ces attitudes positives, c'est cette fois, les villes métropolitaines de Lille et de Limoges qu'il faut opposer à Saint-Denis-de­la-Réunion. A Lille, les appréciations positives du patois sont toujours liées à sa fonction de cohésion culturelle, notamment dans les manifestations festives communautaires: Pètes populaires ou familiales, avec chansons, histoires drôles et conversations en patois. Mais à la différence de Limoges, ce sentiment de cohésion culturelle ne s'accompagne pas, sauf chez quelques témoins instruits, de la conscience d'une histoire dotée d'une tradition écrite.

A Limoges en revanche, les représentations courantes du patois sont associées non seulement à une fonction de cohésion culturelle actuelle, mais. aussi à un passé historique qu'atteste une tradition écrite. On cite, même vaguement, les troubadours, on connaît l'existence de revues et de stages folkloriques, ethnographiques ou linguistiques occitans.

C'est à la Réunion, là où la situation linguistique est la plus tendue, que l'on trouve les attitudes les plus nettement positives. Précisons que nous ne considérons pas comme telles celles qui insistent sur certains aspects pseudo-« esthétiques » du créole, dans une perspective exotisante: patois pittoresque, imagé, chantant Opinions visiblement empruntées à l'idéologie linguistique coloniale relayée par celle du tourisme. Les attitudes effectivement positives s'appuient sur une triple argumentation fonctionnelle, linguistique et politique. Le principal argument fonctionnel utilisé est celui de la valeur

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du créole comme marqueur d'une situation de familiarité communautaire et familiale, rendu particulièrement nécessaire par la constante agression de la variété dominante. Cette fonction s'est ainsi exprimée de façon particulière­ment nette dans le refus d'intellectuels créolophones relatif à la proposition de traduire en français des poèmes et des articles rédigés en créole. Refus au premier abord particulièrement incompréhensible pour un enquêteur non créole: pourquoi rejeter l'attestation d'égalité linguistique que représenterait une traduction, la consécration du passage de la diglossie au bilinguisme? C'est que la diglossie n'est pas vécue, comme nous l'imaginons parfois de l'extérieur, de manière uniquement négative. Certains de nos informateurs attachent une valeur positive non seulement à leur identité culturelle et linguistique mais aussi au caractère minoritaire et fonctionnellement spécialisé de celle-ci.

Quant aux argumentations linguistiques et politiques, elles rejoignent parfois les argumentations fonctionnelles. La plus fréquente est la revendi­cation du statut de langue à part entière, d'une instrumentalisation graphique, lexicale et grammaticale du créole, mais elle s'accompagne très souvent d'une ambiguïté, d'un clivage des attitudes à l'intérieur même des repré­sentations d'une même personne: tantôt on affirme être créole à part entière, tantôt on déclare qu'une éventuelle disparition du créole importerait peu, tantôt on se passionne, tantôt on se détache - signes d' une situation encore vécue de manière particulièrement frustrante par la partie diglotte de la communauté linguistique alors que les monolingues la ressentent beaucoup plus sereinement

C'est chez les militants syndicaux et politiques que les attitudes positives vis-à-vis du créole s'expriment le plus fermement avec la revendication d'un statut de langue nationale, éventuellement lié à l'indépendance politique.

Attitudes numériquement minoritaires mais très nettes, qui se détachent sur un fond d'ambiguïté et de malaise.



Qu'est-ce que la norme orale pour les gens ordinaires, nous demandions­nous au début de cette enquête? Les limites de celle-ci ne permettent pas une vaste extrapolation des résultats obtenus: nous n'avons travaillé qu'en milieu urbain, les populations considérées étant réduites, une enquête sociolinguistique uniquement phonologiques gagnerait à être complétée par un travail sur des variables grammaticales.

On notera tout de même en conclusion, et avec l'espoir de voir vérifier ces résultats sur d'autres terrains, que les Français, peuple qu'on dit gram­mairien, sont beaucoup plus préoccupés de norme prescriptive et subjective

que de la nomme objective des linguistes et de ses diverses possibilités de réalisation. Leur intérêt et leur conscience métalinguistique restent faibles et déterminés par une tradition d'enseignement qui a également valorisé



6. J. STÉFANINI (1980) regrette que nous n'ayons pas enquëté aussi sur la paire /Ê/ - /cé/, D. Godard (1981) suggère de son côté la paire /e/ - /a/.

LA NORME LINGUIS11QUE



ces aspects de la norme aux dépens de l'observation des fonctionnements réels et de la prise en compte de la diversité linguistique. La tradition cul­turelle dans laquelle se situe cet enseignement a tant surestimé l'écrit que leur perception de l'oral et de la norme orale en est profondément affectée et même altérée. Ses représentations ne sont jamais liées à celles d'une compétence du corps et les modèles qui en sont donnés sont livresques, professoraux ou télévisuels, c'est-à-dire situés dans une conception très restreinte de la compétence communicative.

Sensibles au plus haut point aux déterminations sociales de la norme orale, nos témoins, surtout ceux de la classe moyenne, ont tendance à les occulter et à les « habiller » en termes esthétiques ou moraux. Mais ce qui domine dans leur relation à la norme est la profonde divergence entre ceux qui vivent en sécurité linguistique et ceux dont l'insécurité linguistique est le lot. Il nous est apparu qu'il fallait nuancer ce concept hérité de Labov selon le dosage de critères régionaux et sociologiques qui peuvent converger ou se contredire, puisqu'une personne ou un groupe peut se trouver à la fois dans un état de sécurité linguistique régionale et d'insécurité linguistique socio-économique et professionnelle.

Enfin, nous avons expérimenté avec nos informateurs combien le développement de l'insécurité linguistique peut être favorisé par la rencontre entre une idéologie de monolinguisme centralisateur et des situations de diglossie vivantes ou même résiduelles.

Sur un plan pratique, nous avons apprécié en tant que chercheurs la complémentarité entre les résultats de renquête proprement sociolinguistique et ceux d'une analyse de contenu qui a permis de nuancer et d'affiner plusieurs des résultats. En tant que formateurs d'enseignants, nous voyons se dégager de ce travail l'idée que l'amour de la langue, l'un des concepts que l'on devrait enseigner, n'est pas l'amour d'une norme prescriptive autoritaire, mais plutôt l'amour de la langue telle qu'elle est, ici et ailleurs, tant dans les petits groupes que dans les communautés plus importantes.

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XXIX


Réflexions sur la norme*

par Roch Valin

[... ] Un article de moi sur la norme, écrit au titre de guillaumien, n'eût pas manqué de décevoir. Le point de vue de la psychomécanique sur le problème de la norme, en matière de langage, est vite exposé. En substance,

il est le suivant. Toute langue étant postulée être un système de langage, le fonctionnement de ce système se prête à un certain nombre d'exploitations. Dans le cadre, en effet, des limites que constituent pour lui d'un côté le prescrit (c'est-à-dire ce qu'on ne saurait, parlant ou écrivant, éviter) et de l'autre le proscrit (ce que, parlant ou écrivant, on ne peut pas éviter), toute liberté est accordée au locuteur. A la faveur de cette liberté, qui est grande, il s'institue des usages propres à un certain nombre de sujets parlants dans le cadre d'une langue donnée. Or, par le fait de circonstances qui n'ont de soi rien de linguistique, 9 arrive que l'un ou l'autre de ces usages plus ou moins appréciablement différents les uns des autres devienne, pour un milieu donné plus ou moins étendu, la norme. De sorte que ce qu'on appelle cou­ramment la « nonne », ce n'est pas autre chose qu'une manière particulière de se servir d'un système linguistique donné, autrement dit l' usage propre à un groupe social dans le cadre d'une communauté linguistique plus ou moins étendue. il y a « norme » parce que tous les individus appartenant au groupe en question s'accordent tacitement entre eux pour reconnaître cette manière particulière de parler une langue comme étant la leur. S'il arrive, au surplus, que ce parier particulier soit celui d'une collectivité bénéficiant, sous un rapport ou sous un autre, d' une certaine forme de prestige, on verra alors fréquemment la « norme » par laquelle se définit ce groupe devenir, de la part d'individus pratiquant au départ une autre norme, l'objet d'une imita­tion plus ou moins réussie. D peut même arriver, à la limite, que certains individus du groupe imitateur finissent par ne plus jamais recourir aux parti­cularités de leur parier d'origine, adoptant ainsi définitivement la norme du groupe linguistique imité. C'est ainsi que se sont partout constituées les grandes langues de culture et de civilisation.



De cet état de fait il résulte que ce que l'on appelle la norme a donc une double origine. Elle peut provenir-c'est le cas de l'usage premier que le sujet pariant assimile -d'un souci inconscient de ne pas se singula­

' Extrait d'une lettre adressée au Conseil de la langue française.

LA NORME LINGUISTIQUE



riser, de parler comme tout le monde autour de soL Mais une norme peut aussi devoir son extension au souci, conscient cette fois, de s'assimiler l'usage d'un autre groupe perçu, à tort ou à raison, comme plus prestigieux. Dans le premier cas, la nomme est une réalité démographique objective impliquant un aspect statistique: c'est le grand nombre qui l'emporte et contraint l'indi­vidu à entrer dans le rang sous peine d'être perçu comme n'appartenant pas au groupe. Dans le second cas, la norme est au départ non pas une contrainte, mais un choix délibéré: le sujet parlant cherche volontairement à s'identifier à un groupe dont il entend partager le prestige. Ce par quoi la sujétion à la norme apparaît alors être un phénomène d'origine subjective.

Si j'évoque en ce moment cet aspect des choses, c'est qu'une certaine linguistique, qui se prétend objective parce qu'elle se fonde sur la seule considération statistique, ne reconnaît comme nomme que l'usage du plus grand nombre. Cette manière de voir cache en réalité un subtil paralogisme, qui consiste à « oublier » - est-ce vraiment un oubli? - de relativiser la notion de grand nombre et à en faire un absolu, perdant de vue qu'objecti­vement, pourtant, la réalité linguistique d'une langue vivante, c'est partout et toujours, pour toutes les grandes langues de civilisation, une diversité plus ou moins grande de parlers dont chacun représente un usage particulier propre à une collectivité plus ou moins large et se distinguant plus ou moins appréciablement des autres, ce qui suppose, pour chacun de ces parlers, une norme propre. Dans le cas particulier du français du Québec, cela signifie que le francophone québécois a une manière à lui, s'il n'a pas cédé à l'attrac­tion ou à l'influence d'une norme extérieure, de parler le français, laquelle le singularise dans l'ensemble de la francophonie, ce dont l'effet est de rendre son usage propre de la langue française plus ou moins immédiatement accessible et intelligible aux francophones d'Outre-Atlantique. il est donc indiscutable, à ce titre, qu'il existe une norme québécoise, en vertu de la­quelle un Québécois, même non cultivé, saura très vite reconnaître comme hétérophone un francophone dont le parier représente la norme d'un autre secteur de la francophonie.

Cela reconnu et accepté, le problème se pose à la collectivité franco­phone québécoise de savoir quel rapport elle désire entretenir avec le reste de la francophonie, c'est-à-dire comment elle entend définir son rapport à l'universel. Vise-t-elle à se singulariser de plus en plus, avec comme con­séquence un isolement progressif, ou au contraire, sans renoncer sous tous les rapports à sa particularité (ce qui n'est aucunement souhaitable), a-t-elle l'ambition de permettre à un nombre suffisamment large de Québécois d'avoir un accès de plain-pied aux richesses culturelles de l'ensemble de la francophonie? Là est le vrai problème, pas ailleurs. Entre ces deux perspec­tives force est de choisir, et, le choix fait, d'en accepter les conséquences, avantages et inconvénients liés. De ce choix préjudiciel dépend la norme à adopter, et à généraliser jusqu'au point nécessaire ou utile selon les divers groupes sociaux impliqués. Le souci d'universalité ne saurait être le même selon les diverses composantes de notre société québécoise.

RÉFLEXIONS SUR LA NORME



Depuis longtemps un certain nombre d'individus ont fait leur choix, et ces choix individuels sont allés à l'une ou à l'autre option, avec, bien entendu, dans la réalité du vécu individuel, toute une gamme de compromis offrant le spectacle d'un panachage allant parfois jusqu'à la bigarrure. Ce dont le résultat est, aucun choix autre qu'individuel n'ayant à ce jour été opéré, une situation linguistique de la plus complète hétérogénéité et ambiguïté, où domine tout de même une nette polarisation dans le sens de la première option, en raison du fait qu'elle épouse les tendances évolutives sponta­nées de tout parler échappant à une normalisation consciente. Ce qui, au jugement de certains linguistes de chez nous, est un argument suffisant, scientifique à leurs yeux, pour justifier l'option adoptée.

Le malheur veut cependant que, depuis fort longtemps, nos civilisations occidentales échappent, sous le rapport de la langue, au jeu des seules forces naturelles qui régissent l'évolution spontanée du langage. Heur ou malheur, nous sommes tous devenus des alphabétisés ayant reçu un mini­mum d'éducation grammaticale et, conséquemment, soumis à l'emprise - une emprise beaucoup plus grande qu'on n'est tenté de le croire - de la langue écrite dont un caractère inévitable est de se présenter toujours plus ou moins appréciablement archaïsante par rapport à l'usage de la langue parlée, lequel est toujours en avance sur l'usage écrit. Ainsi le seul fait, pour une communauté linguistique, d'avoir accès à l'écriture et à la lecture impose­t-il, dès le départ, la pesée d'une norme extérieure interférant avec celle de la langue parlée, ce qui ne manque pas d'infléchir à long terme, dans des proportions variables selon les contextes de civilisation, le devenir de cette langue. Le fait est trop bien connu pour que j'insiste davantage sur cet aspect des choses.

Mais ce n'est pas là la seule contrainte normative que subisse la langue parlée. Conjugué à l'alphabétisation, il y a lieu de prendre aussi en compte le phénomène, important à l'époque contemporaine, de la scolarisation:

il est notoire que le degré d'instruction et de culture d'un sujet parlant modifie plus ou moins, et souvent considérablement, la manière dont il parle. Surtout sensible au niveau du vocabulaire, cette influence de l'école se marque aussi sur la prononciation, et même sur la syntaxe. Sur le continent américain toutefois -aussi bien pour ce qui est de l'anglais, que de l'espagnol, du portugais ou du français-cet effet normalisateur de l'école, bien qu'in­contestable, est cependant nettement moins sensible qu'en Europe, où le prestige attaché aux diverses valeurs culturelles transmises par l'école s'ap­puie sur des traditions beaucoup plus anciennes.



Les considérations qui précèdent - et qui n'avaient pour but que de mieux poser le problème de la norme -ne suffisent pas à elles seules, tant s'en faut, à suggérer une solution. D'autres données doivent également être prises en ligne de compte. Le fait par exemple - important - de la situation tout à fait particulière du français sur ce continent. Alors en effet qu'il existe sur ce continent plus d'anglophones, d'hispanophones et de lusitanophones que dans les aires géographiques européennes d'où ces

LA NORME LINGUISTIQUE



langues ont été importées, la communauté francophone d'Amérique est, elle, très largement minoritaire. Ce qui a pour effet d'empêcher que la nonne interne propre à chaque parler - et dont il a été question plus haut - ne puisse jamais, comme dans le cas de l'anglais, de l'espagnol ou du portugais, s'imposer démographiquement par sa seule pesée aux usagers des parlers européens correspondants. Ne pas tenir compte de ce fait primordial équi­vaudrait avec le temps, dans l'hypothèse d'une singularisation croissante cherchée ou acceptée de notre français québécois, à nous isoler de plus en plus, et cela avec des risques énormes, au long des siècles, pour la survie même de notre parler national. J'ai déjà évoqué ce problème ailleurs, dans une étude réimprimée et largement diffusée, il y a quelques années, par l'Office de la langue française (Valin, 1970), de même que dans un article également ancien (Valin, 1955).

Tout cela pour en venir à la conclusion qu'il n'existe de chances sûres de survie à long terme du français sur ce continent que dans la mesure où, par le biais d'une norme judicieusement choisie et imposée comme langue de l'enseignement, on parviendra à réaliser les conditions rendant possible l'accès d'un nombre suffisant d'individus à la pratique d'un français d'au­dience universelle. Le choix d'une norme qui, à terme, ne conduirait pas à ce but aurait pour effet inéluctable de nous enfermer dans un particula­risme de plus en plus étroit avec, comme conséquence, une sécession lin­guistique croissante dont, en raison de la géographie linguistique de ce continent, il n'est aucunement assuré que naîtrait, selon le voeu de certains, une langue nouvelle. Si, quel que soit le contexte politique, nous vouions éviter le risque, au bout de quelques siècles, d'une assimilation pure et simple, le choix s'impose de lui-même: la norme qu'il nous faut alors adopter doit nécessairement se définir au plus près de celle qui régit, à travers l'ensei­gnement et la littérature, l'évolution du français d'Outre-Atlantique. Le choix de toute autre norme serait inconsidéré et irréaliste.

Pas question, par conséquent, de tenter de définir la norme à imposer à partir de notre parler vernaculaire et, dans ce but, d'imaginer je ne sais quelles enquêtes qui auraient pour fin de déterminer « scientifiquement » la norme interne à laquelle obéit, en son état présent, ce parler, dans l'idée de confronter ensuite la norme ainsi « objectivement » établie avec celle qui régit ce que j'ai tout à l'heure appelé un français d'audience universelle. On n'aboutirait à rien par cette voie. 1 serait vain de chercher à élaguer ou à émonder notre parler, pour ensuite prétendre enter ou marcotter je ne sais quoi sur luL Le problème doit être pris par l'autre bout: c'est notre parier à nous auquel il faut donner un cadre d'évolution élargi en en concevant désormais l'avenir et le devenir dans son rapport avec les autres parlers francophones, lesquels obéissent incontestablement à une norme commune assurant une communication aisée entre les individus qui, dans chacun des groupes particuliers, ont accédé à un certain niveau d'instruction et de culture. Pas de grande civilisation sans une langue commune dépouillée de toutes les opacités propres aux parlers locaux ou régionaux, et pas de

RÉFLEXIONS SUR LA NORME



possibilité de réaliser cet indispensable instrument de communication sans un effort conscient d'assimilation de cette norme commune, laquelle sera toujours par nécessité, à l'origine, celle d'un parler que l'histoire a placé en situation de dominance soit numérique, soit culturelle, soit les deux à la fois. Tel est le prix à payer pour avoir accès, avec tous les avantages liés, à une grande langue de civilisation et de culture.

Ce fait accepté, 9 ne reste plus aux individus qu'à décider, chacun pour son compte et au meilleur de ses intérêts, du degré de leur appartenance à cette communauté linguistique. Mais c'est un devoir pour l'État, par le biais de l'école, de mettre chaque individu en situation d'acquérir, sans trop de mal, cette langue d'audience universelle. De tous les grands ensembles francophones le Canada français est le seul où, jusqu'à un passé extrême­ment récent, l'État n'ait jamais eu ce souci: le seul, en conséquence, où l'on ne se soit jamais inquiété de la qualité du langage pratiqué par les ensei­gnants. C'est une situation qui peut s'expliquer historiquement, mais qui ne se justifie désormais d'aucune manière. C'est à l'école, et à l'école seule­ment, que pourra s'amorcer, en temps utile, le redressement linguistique indispensable permettant aux francophones de ce continent de se sentir enfin les égaux, qu'ils parlent ou qu'ils écrivent, des francophones d'Outre­Atlantique sous le rapport de la facilité d'expression et d'élocution. Le jour où l'on y sera parvenu, on verra le Québécois perdre le stupide complexe d'infériorité qu'il entretient à l'endroit des francophones de l'autre continent. Ce jour-là, aussi, il aura l'impression de participer activement et sans entraves, ne renonçant pour autant à rien de ce qui le caractérise comme homme de ce continent, à la construction d'une grande civilisation à l'enrichisse­ment de laquelle il aura le sentiment d'apporter une contribution originale.

La réalisation d'un tel objectif est-elle possible? Je le crois fermement. Elle est seulement plus difficile qu'ailleurs pour le moment, en raison du retard considérable que nous accusons, du point de vue qui nous intéresse

ici, par rapport aux collectivités francophones européennes. Mais ce n'est pas une raison pour y renoncer. Une ou deux générations d'enseignants, peut-être, il faudra pour parvenir au but Mais l'enjeu en vaut l'effort. Le climat, d'autre part, aussi bien local qu'international, est de plus en plus propice. De plus en plus nombreux sont, chez nous, ceux à qui les facilités et les occasions de voyage qui s'offrent aujourd'hui ont permis de réaliser la nécessité et l'urgence d'un redressement linguistique. Les dernières ré­sistances -souvent, d ailleurs, intéressées -sont sur le point de s'effon­drer. Il est incontestable qu'un nombre croissant d'individus, sans raide de l'école ni le soutien du milieu, parviennent au maniement d'une langue, parlée aussi bien qu'écrite, qui s'approche de plus en plus de la norme ici préconisée et visée. Autre signe des temps: on ne se moque plus, comme c'était courant autrefois, des gens qui ont le souci de bien s'exprimer.



Toutes choses qui incitent à croire que le moment est venu de se mettre à l'oeuvre. Le problème est bien réel. Les données risqueraient seulement d'en être faussées si on en voulait faire, au premier chef, un problème lin-


LA NORME LINGUISTIQUE

guistique. Le choix d'une norme destinée à canaliser l'évolution d'un parler n'a rien de linguistique en soi: c'est un problème social et un problème politique, le problème de savoir ce qu'une collectivité, à travers la réflexion de ses élites, entrevoit et souhaite pour elle-même comme devenir. Si ce devenir, pour nous francophones du Québec, est un devenir de singularisa­tion croissante, nous n'avons qu'à écouter la voix d'une certaine forme de nationalisme linguistique - en nette régression, d'ailleurs, depuis quelques années déjà - et à laisser les choses courir: c'est la solution facile, mais aussi, à long terme, la plus hasardeuse. Si, au contraire, ce devenir, nous le rêvons dans le sens d'une intégration à une aventure spirituelle plus large, et plus significative, par le poids de son apport, pour l'histoire de la civili­sation à laquelle bon gré mal gré nous appartenons, alors nous n'avons pas le libre choix des moyens.

Il va sans dire que le problème qui se pose dans la détermination d'une norme pour la langue d'enseignement - problème immensément com­plexe - n'a été qu'effleuré dans cette lettre. A bâtons rompus, de surcroît. Je vous en aurai cependant suffisamment dit pour que vous compreniez qu'il n'y a pas, à proprement parler, de point de vue pragmatique de la psy­chomécanique du langage sur ce problème, pas plus du reste qu'il n'en existe de transformationaliste ou de fonctionaliste, la vérité étant que le problème n'est pas linguistique. Ce qu'est une langue est une chose: l'usage qu'on en peut et veut faire en est une autre. Le problème qui se pose en ce moment au peuple québécois est celui de savoir quel est le meilleur usage qu'il puisse faire de la langue ici apportée par les colons français des XVIe et XVIW siècles, en vue de réaliser, avec les meilleures chances de succès, un destin historique digne d'être vécu et dont nos lointains descendants aient lieu d'être fiers.

Tel est mon point de vue. C'est celui d'un psychomécanicien, mais ce n'est pas celui de la psychomécanique du langage. Car si la psychoméca­nique du langage offre bien un cadre théorique qui permet de concevoir sans peine ce que c'est qu'une norme linguistique, ainsi que sa fonction, c'est parce que cette approche du langage intègre la totalité de son devenir historique, aussi bien de son devenir nécessaire que de son devenir con­tingent, le problème de la nonne relevant au premier chef de ce dernier. La seule prise que l'homme ait sur son langage-ce qui est fort heureux, et pourtant déjà pour lui hasardeux - est du côté de son devenir contingent: c'est pour cela que le problème qui se pose en ce moment au peuple et à l'État québécois, d'avoir à adopter une norme pour régir la suite de son devenir linguistique, bien loin d'être un faux problème, est, au contraire, lourd de conséquences pour la collectivité linguistique concernée. [... ]

RÉFLEXIONS SUR LA NORME



Bibliographie

VALIN, Roch (1955), « Le français canadien », Vie et langage, Paris, La­rousse, 36.

(1970), Que! français devons-nous enseigner?, Québec, Office de la langue française, « Cahiers de l'Office de la langue française », 7.

Appendices




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