404 la norme linguistique l'occultation du caractère maternel de la langue nationale


XXV111 Les Français devant la norme



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Les Français devant la norme

Par Nicole Gueunier, Émile Genouvrier et Abdelhamid Khomsi

La recherche dont nous allons rendre compte a été conduite au cours des années 1973-1975 et a fait l'objet de diverses publications dont la plus complète est Les Français devant la norme, contribution à une étude de la norme du français parlé, Champion 1978 (FN). Nous en reprendrons ici les principaux résultats en les discutant à la lumière des comptes rendus qui en ont été donnés et des travaux récents sur la question de la norme.

Objectif et méthodologie de l'enquête

La présente recherche a pour principal objectif d'apporter des éléments de réponse à la question suivante: qu'est-ce que la norme, non pour des linguistes, mais pour les gens ordinaires, en l'occurrence des francophones majoritairement « hexagonaux »? Comment ceux-ci vivent-ils et verbali­sent-ils leur rapport à la langue, compte tenu des principales variables situationnelles et interpersonnelles (sociologiques, régionales, etc.) suscep­tibles de déterminer cette relation? Étant donné l'importance de la langue dans les relations sociales et le caractère le plus souvent inconscient de son usage, nous pensons qu'il peut être utile à diverses fins, notamment cogni­tives et éducatives, de connaître les attitudes des locuteurs d'une langue à l'égard d'une des structures les plus déterminantes de leur vie sociale.

Puisqu'il s'agit de « gens ordinaires », pourquoi enquêter précisément sur la norme et non sur la langue en général? On peut en effet objecter que le terme de norme renvoie à un métalangage spécialisé et non à une représentation populaire'. Dans la mesure où c'est celle-ci qui nous inté­resse, nous différons à la seconde partie de cette étude l'exposé théorique sur notre conception de la norme qui nous servira simplement de référence pour décrire et analyser celle de nos informateurs. Quant aux non-profes­

1. Témoin l'importante bibliographie des travaux qui s y rattachent déjà ou qui sont en cours sur le sujet: outre le présent volume, un numéro du Français Moderne (janvier 1982), un autre du Français dans le monde (mai 1982),1 'ouvrage de 1. Fodor et C. Hagège, La réforme des langues, Histoire et avenir, prévu aussi pour 1982.

LA NORME LINGUISTIQUE



sionnels, s'ils ignorent pour la plupart jusqu'au mot de norme, personne, en France encore moins qu'ailleurs, ne se situe en dehors des « rapports de production linguistique » définis par P. Bourdieu (1977) en termes de « marché linguistique », de « capital linguistique », de « langage autorisé »: « La langue, écrit-il, n'est pas seulement un instrument de communication ou même de connaissance, mais un instrument de pouvoir. »

En outre, chaque locuteur en est bien conscient, sachant plus ou moins intuitivement que l'usage des diverses variables linguistiques n'est pas indifférent à la formation et à la perception par autrui de sa personnalité et de son rôle social. Même si cette « intuition » est très largement institu­tionnelle et scolaire, même si tout le monde n'a pas la possibilité d'identifier clairement ces variables et de les situer à leur niveau d'analyse linguistique. Des expressions comme « parler comme les paysans », « comme les pro­fesseurs », « comme les patrons » en témoignent, mais elles restent le plus souvent allusives et vagues. Nous avons donc cherché à connaître le contenu précis de ces attitudes en formant l'hypothèse que la stratification sociale est déterminante dans leur formation.

Cette recherche essentiellement sociolinguistique se situe en outre à la rencontre de deux autres domaines où sont engagés les participants soit la pédagogie du français langue maternelle pour E. Genouvrier, et la phonétique acoustique pour A Khomsi.

Pédagogie de la langue maternelle: c'est en effet dans le contexte de travaux réalisés en milieu scolaire que nous avons eu l'idée d'entreprendre cette enquête. A l'occasion de séminaires d'enseignants ou de contacts avec les classes élémentaires, nous avons constaté d'importants écarts entre ce que l'individu prononce effectivement et ce qu'il croit prononcer. Ainsi cette institutrice tourangelle qui, désireuse d'enseigner à ses élèves la différence graphique entre est et et, tente de s'appuyer sur la prononciation: « Tu vois bien que je dis [E] et non [e]: c'est donc « est » qu'il faut écrire et non « et ». Mais par ailleurs, dès qu'elle oublie de se surveiller, elle prononce les deux mots de façon rigoureusement identique, à l'oreille.

A force de voir se répéter de tels épisodes - qui révèlent à quel point on a rendu sourds des enseignants pourtant ouverts à la rénovation de leur didactique - nous avons d'abord rassemblé des documents permettant de convaincre nos collègues enseignants du premier degré que, à Tours en tout cas, les adultes et les enfants n'avaient pas tous, dans leur système phonologique, la paire /e/ - /E/ et qu'il était donc vain d'espérer fonder là-dessus les distinctions graphiques et morphologiques fondamentales: -ais/-ai etc (cf. Guillet et coll., 1971, Bataille et coll., 1973, Doila et Establet, 1973).

Phonétique: partant de l'exemple des finales en [e] ou [E], nous avons voulu contrôler les résultats de l'analyse perceptive par le recours à une analyse instrumentale, permettant de vérifier et d'affiner en fonction des situations de parole et des contextes phonologiques l'hypothèse d'un affai-

LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME



blissement de l'opposition /e/ - /e/ dans la population de Tourangeaux adultes qui constitue la première de celles que nous avons considérées.

La norme orale

C'est en fonction de cette double préoccupation que nous avons assigné sa première limitation à notre recherche sur la norme: il s'agit seulement ici de la norme orale, de la norme du français parlé. Deux autres motifs nous ont confirmés dans notre intention de nous limiter à cet aspect de la norme: d'abord, en France, c'est surtout à la norme écrite qu'on se réfère le plus généralement de façon explicite, notamment dans la tradition de notre enseignement Non que la prononciation soit jugée sans impor­tance, loin de là, comme le montre G. Mounin, (1975: 44) dans un article pertinemment intitulé « La répression linguistique dans les groupes humains »

« Il suffit-et chaque enseignant en a fait l'expérience et s'en est désolé­d'observer le comportement d'une classe (... 1 surtout dans la cour de récréa­tion. La réaction générale à tous les défauts de langue est imp àoyable. Tous les bégaiements, les zézaiements (. . .] sont raillés sans pitié. On les imite, on les « refait », presque toujours avec une bene adresse articulatoire. Tout enfant étranger au groupe voit son accent repéré immédiatement, saisi dans ses caractères les plus saillants, souvent avec beaucoup de finesse et singé lui aussi: l'accent piémontais à Marseille, l'accent marseillais à Paris, l'accent parisien (le parler pointu) à Nimes etc. »

Mais comme le montre ce texte, la prononciation fait l'objet d'une « répression » plus sévère de la part du groupe de pairs que de la part de l'enseignant, qui se concentre surtout sur la graphie. C'est en outre une répression manifeste mais, au contraire de ce qui se passe dans l'institution scolaire, non explicite: le groupe « singe » le parleur marginal mais sans lui détailler les points critiques et sans lui enseigner positivement comment faire. De ce fait, l'oral reste un domaine relativement implicite dans l'en­semble des représentations de la norme, d'où l'intérêt d'une étude sur le contenu de cet implicite.

Le dernier motif qui nous a poussés à nous concentrer sur la norme orale est l'existence dans notre région d'une tradition selon laquelle le français de Touraine est le meilleur, le plus conforme à la norme. Cette tradition dont nous avons également cherché à déterminer l'origine histo­rique (cf. FN: 166-173), est concurrencée par le modèle du « parisien cultivé » mais n'en demeure pas moins exploitée dans l'enseignement du français aux étrangers et nous voulons savoir si elle est connue des Tou­rangeaux d'abord, des autres francophones ensuite, et s'ils la reprennent à leur compte.

La population

La première population avec laquelle nous avons travaillé est constituée de 75 Tourangeaux adultes (moyenne d'âge: 27 ans), appartenant à dif­férentes catégories sociales, mais excluant les étudiants en Lettres et les

LA NORME LINGUISTIQUE



enseignants, dans la mesure où la situation de ceux-ci vis-à-vis de la norme linguistique est particulière, du fait qu'ils sont professionnellement concernés par le thème de l'enquête.

C'est sur cette première population de Tourangeaux que l'enquête a été la plus complète, comportant une partie sociolinguistique (confronta­tion de performances et d'attitudes linguistiques) et une partie d'analyse du contenu de ces attitudes.

Les résultats de cette première recherche ayant permis d'établir que la population tourangelle constitue un milieu de « sécurité linguistique » (cf. Labov 1966), nous avons voulu les confronter à ceux obtenus dans trois autres milieux urbains caractérisés au contraire par leur insécurité linguistique soit Lille, Limoges et Saint-Denis de la Réunion. Dans les trois cas, les facteurs constitutifs de cette insécurité linguistique sont, d'une part en France métropolitaine, les situations de diglossie2 franco-dialectale obser­vables dans la région Nord-Picardie (cf. Carton, 1981) ainsi que dans la zone du Nord-occitan, et d'autre part à la Réunion, une situation de di­glossie franco-créole. Ces trois enquêtes étant conçues plutôt comme des sondages contrastifs que comme des recherches autonomes, nous avons réduit la dimension des populations concernées à 21 enquêtés à Lille, 18 à Limoges et 28 à Saint-Denis-de-la-Réunion, tout en maintenant les mêmes principes de constitution qu'à Tours.

Par ailleurs, nous nous sommes plus attachés ici à l'analyse qualitative du contenu des interviews qu'à une étude quantitative et proprement sociolinguistique des résultats.

Méthodologie

-Le questionnaire sociolinguistique

Dans un premier temps, nous nous sommes inspirés des méthodes d'enquête de Labov, en choisissant une variable phonologique assez instable, la paire /e/ - /e/ et en étudiant les points suivants:

1 °) Quelles sont les performances réelles de la population considérée quant à la production et à la perception de cette variable?

Ces performances ont été évaluées par rapport à la définition classique de « la » norme du français standard en la matière, telles qu'on les trouve dans les manuels de prononciation, les dictionnaires et les grammaires.

Le questionnaire élaboré fait donc intervenir des paramètres gramma­ticaux (désinences verbales d'imparfait, de passé simple, de participe passé, d'infinitif), graphiques (prononciation des finales en -aie, -ée, -et etc.), phonologiques (prononciation des /e/ en syllabes ouvertes/couvertes, accentuées/non accentuées). II s'agit de faire finalement apparaître la diffé­

2. Pour des précisions sur notre utilisation en un sens assez large de ce concept, cf. FN: 120­126 et 175-189.

LES FRANÇAIS DEVANT IA NORME



rence entre ce qu'on peut appeler « la norme réelle », ou « objective » (cf. Rey 1972 et infra), déductible de l'usage majoritaire effectif des Tou­rangeaux, et « la nonne fictive » des manuels classiques.

2°) Quelles sont les attitudes des Tourangeaux par rapport à la norme fictive et à leur norme réelle? Ont-ils conscience de l'éventuelle différence entre les deux? Rappelons que cette conscience, qui se trouve à l'origine de ce que Labov appelle l'insécurité linguistique, peut se manifester soit sous la forme de l'hypercorrection (on prononce mal pour faire « mieux que la norme »), soit sous la forme de l'erreur d'évaluation (on prononce « bien », mais on croit prononcer « mal », ou « mal » en croyant prononcer « bien »).

Pour déterminer ces attitudes, le questionnaire élaboré réunit donc des tests de performance, des tests d'évaluation et d'auto-évaluation. Les tests de performance consistent à reconnaïtre ou à prononcer des mots, des phrases ou des textes comportant la paire /e/ -- /E/, tandis que les tests d'évaluation consistent à choisir entre deux prononciations celle qui est conforme à la norme.

Ex: On fait entendre à l' enquêté un enregistrement comportant plusieurs phrases du type: « Je ramasse vos tickets. » Cette dernière occurrence est prononcée une fois [tikE], une autre fois [titre] et on lui demande de donner la prononciation correcte.

Les tests d'auto-évaluation mettent l'enquêté en présence de deux prononciations et lui demandent de déterminer laquelle est la sienne.

Ex: On fait entendre à l'enquêté le même enregistrement que précé­demment et on lui demande s'il prononce comme la première ou comme la deuxième personne. C'est la comparaison entre les tests de performance, d'évaluation et d'auto-évaluation qui permet de dégager le sentiment de sécurité ou d'insécurité linguistique du locuteur. On peut en effet considérer qu'il y a insécurité linguistique dans les cas de discordance entre perfor­mance, évaluation et auto-évaluation, par exemple quand un locuteur prononce « bien » ([tikE]), évalue bien la norme ([tikE]), mais s'auto-évalue mal (« moi, je prononce [titre] »), ou encore quand il prononce « mal » ([titre]), évalue bien la norme ([tikE]), mais s'auto-évalue mal (« je dis [tiW] »). Inversement il y a sécurité linguistique dans les cas de concordance entre les trois tests.

En nous inspirant toujours de la méthodologie de Labov, nous avons fait l'hypothèse que ces attitudes de sécurité ou d'insécurité linguistique co-variaient d'une part avec les situations de communication et d'autre part avec l'appartenance sociale de l'autre.

-Les situations de communication.

La méthodologie d'enquête a été conçue de façon à faire intervenir une différence entre situations de communications très formelles (lectures

LA NORME LINGUISTIQUE



ou audition de paires mimales et de mots), moyennement formelles (lecture ou audition de phrases, lecture d'un petit article de journal), et le moins formelles possible (entretien ou conversation « libre », c'est-à-dire semi­directif). L'entretien portait sur un sujet fixe, soit les attitudes par rapport à la norme, et l'enquêteur, tout en posant toujours les mêmes questions, laissait le plus possible l'initiative de la parole à ses interlocuteurs.

C'est évidemment cette dernière situation qui doit, selon notre hypothèse, déterminer le plus de performances « vernaculaires » et non « standard », c'est-à-dire normatives.

La constitution de cet éventail de situations permet-elle véritablement d'échapper à ce que Labov a appelé « le paradoxe de l'observateur », c'est-à-dire le fait que la présence de celui-ci crée par elle-même une forma­lité nuisible à la production du discours vernaculaire, non surveillé et qui constitue précisément l'objet de la recherche? La seconde méthodologie de Labov (cf. Labov 1972), comportant non plus des interviews mais une intégration beaucoup plus profonde de l'enquêteur dans les groupes ou les communautés à observer, permet à coup sûr d'obtenir un vernaculaire plus authentique. Par là même, elle rend compte de façon plus fiable de ce qu'on peut appeler la langue du groupe, alors que la méthode des interviews, même semi-directifs, est plus propice à l'observation d'idiolectes. En ce qui nous concerne, nous n'avions pas les moyens de conduire un tel type d'enquête. Par ailleurs, dans une situation « naturelle », il aurait été très difficile d'obtenir une conversation sur la norme, sujet très éloigné des préoccupations quotidiennes des gens et nous n'aurions pu mener à bien la seconde partie de l'enquête. Nous avons donc considéré, avec Labov (1966), que le type de variété linguistique obtenu dans la « conversation libre » constituait un « vernaculaire relatif », par rapport aux performances obtenues aux tests les plus formels.

-La détermination de l'appartenance sociale

Renvoyant au FN pour le détail de la discussion méthodologique, nous indiquerons simplement comment nous avons procédé. Nous sommes partis d'une hypothèse tripartite dans la mesure où nous voulions vérifier sur notre terrain les résultats obtenus par Labov sur la situation particulière de la petite bourgeoisie dans son rapport à la norme orale; nous avons fondé notre division en trois classes sur deux critères: le critère socioprofessionnel, obtenu au moyen d'une simplification des catégories de l'Institut national de la statistique et des études économiques, et le critère socio-éducatif, obtenu à partir du niveau d'études.

Le critère socioprofessionnel nous a donné les trois catégories suivantes: Cl: ouvriers et personnels de service

C2: employés d'administration et de commerce

C3: patrons de l'industrie et du commerce, professions libérales et

cadres supérieurs.


LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME

Les sujets qui pouvaient donner lieu à des hésitations, notamment certains techniciens ou cadres moyens, ont été classés, en dernière instance, en fonction de leur niveau d'études générales ou professionnelles.

Le critère socio-éducatif a donné lieu au classement suivant:

Cl: niveau d'études inférieur ou égal au C.E.P. ou au C.A.P. (Certi­ficat d'études primaires, Certificat d'aptitude professionnelle)

C2: niveau compris entre le B.E.P.C., le B.E.P. (Brevets d'études du premier cycle) et le Baccalauréat inclusivement

C3: sujets ayant fait des études supérieures.



Dans la très grande majorité des cas, les critères socioprofessionnel et socio-éducatif ont été convergents. Finalement, dans la population tou­rangelle, la Cl comporte 85% d'ouvriers et 15% de personnel de service et de manoeuvres. La C2 est surtout constituée d'employés de bureau, avec une majorité de femmes. Dans la C3, on compte 30% de médecins ou étudiants en médecine, 25% d'avocats, 40% de cadres administratifs ou d'entreprises et 5% seulement de professions commerciales.

Nous ne détaillons pas ici la constitution des populations de Lille, de Limoges et de Saint-Denis-de-la-Réunion (cf. FN: 121-129)3 puisque seule la deuxième partie de l'enquête y a été exploitée, même si pour des raisons d'homogénéité méthodologique, nous avons également administré à ces trois populations le questionnaire phonologique sur la paire /e/ - %/.

Résultats de l'enquête sociolinguistique

La norme objective des Tourangeaux

Le test de perception effectué sur la variable /e/ - /e/ montre que toute notre population perçoit la différence entre [ej et [e] (cf. FN 62-63). Mais l'analyse de la performance met en évidence l'écart entre la norme objective des Tourangeaux et celle du français standard. C'est au niveau de la réalisation du phonème /e/ que cet écart se manifeste le plus nette­ment Ainsi, dans les conditions les plus favorables aux performances normatives (situations formelles et contexte phonologique comportant une syllabe accentuée), la moyenne des réalisations normatives pour l'ensemble de notre population atteint 53%. Dans les conditions les moins favorables à la norme (conversation libre et syllabes non accentuées), elle ne dépasse jamais 5% et la différence entre les trois catégories n'est pas significative.

3. Un problème particulier s'est posé à Saint-Denis-de-la-Réunion. Les enquêtés réunionnais représentent une catégorie déjà instruite de la population puisque tous, à une exception près, savent lire, alors que le taux d'analphabétisme atteignait à la Réunion 35% au re­censement de 1967. Notre enquête ne concerne là que la partie francophone de la popu­lation, à l'exclusion des créolophones unilingues. Pour la spécificité de la situation réunion­naise, cf. FN: 125-129.

LA NORME LINGUISTIQUE



Examinons maintenant les résultats en fonction des trois critères que nous avons considérés comme déterminants: les facteurs linguistique, situationnel et sociologique.

-1°) Le contexte linguistique

Trois paramètres linguistiques sont déterminants en faveur de réali­sations normatives­

- le paramètre phonétique: outre la fermeture de la syllabe, il faut signaler l'influence de l'accent. Le résultat le plus significatif concerne les réalisations de /e/ en syllabe accentuée dans le test de lecture de phrases: 36,6% de réalisations normatives, contre 23,6% en syllabe non accentuée.

- le paramètre morphosyntaxique: le conditionnel est presque toujours réalisé en [e], alors que l'imparfait l'est massivement en [e). Ainsi dans les trois situations formelles de lecture de texte, lecture de phrases et lecture de mots, le pourcentage moyen de réalisations normatives de l'imparfait ne dépasse pas 32,3%.

-le paramètre graphique et lexical: aux tests de lecture, les graphies -ais (dans des mots comme mais, épais), -ët (forêt) favorisent les réalisations normatives en [e]'. En revanche la graphie -et (piquet, filet) favorise une prononciation non normative en [e].

- 2°) La formalité de la situation

Conformément à nos hypothèses, elle est propice aux réalisations normatives. Le tableau ci-dessous donne les résultats obtenus pour la prononciation de /e/ dans trois situations de formalité croissante: lecture d'un texte complet, lecture de phrases, lecture de mots.

situations de parole

pourcentage de réalisations normatives

lecture de texte

13,8%

lecture de phrases

31,4%

lecture de mots isolés

53,5%

réalisations de /e/ (en syllabe accentuée et non accentuée) en fonction

des situations de parole




- 3°) Le facteur sociologique

En situation informelle, les trois catégories sociales considérées ont un comportement sensiblement identique puisqu'on relève entre 85% et 99% de réalisations non normatives de /e/. En revanche, en situation formelle, /e/ joue davantage le rôle d'un indicateur social, mais à ce niveau c'est surtout entre les catégories extrêmes (1 et 3) qu'on relève des différences, le comportement de la catégorie moyenne étant fluctuant et généralement

LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME

proche de celui de la catégorie 1. Le tableau ci-dessous donne un extrait de résultats obtenus dans trois situations formelles, présentées par ordre de formalité croissante.

situations de parole

1

catégories sociales

2


3

lecture de texte

17%




17,5%




28%

lecture de phrases

0%




4,5%




11%

lecture de mots

16%




28 %




47%

pourcentage de réalisations normatives

formelles.



de /e/ dans trois

situations




Une étude instrumentale effectuée par A. Khomsi sur les productions de trois sujets représentatifs de chacune des catégories sociales considérées. confirme exactement ces résultats. On y constate en effet (cf. FN: pp. 54-62) que l'aire de dispersion de /e/ recouvre toujours largement celle de /E/, que les différences de comportement entre les 3 catégories sont négligeables en spontané mais plus nettes en situation formelle et que le comportement de la catégorie 2 est ambigu.

L'ensemble de l'étude nous permet donc d'établir que la norme objective des Tourangeaux ne comporte pratiquement plus l'opposition phonologique /e/ -- /E/, mais qu'on en voit apparaître des restes dans les situations où les sujets se surveillent le plus.

Au premier abord, ces résultats ne coïncident que partiellement avec ceux obtenus par H. Walter dans fenquëte phonologique réalisée pour le Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel (1973). Dans la phonologie du français, H. Walter (1977: 117) constate en effet que l'opposition /e/ -., /E/ se maintient, en finale ouverte, à (unanimité chez ses 17 informateurs. Cependant, elle note qu'« on ne peut jamais prouver l'existence dune distinction en syllabe non finale ». En outre, les données de son enquête diffèrent des nôtres sur deux points qui expliquent bien la divergence des résultats: la population ne compte que des sujets correspondant à notre catégorie 3 et la situation d'enquête ne comporte pas de langage spontané.

Les Tourangeaux entre la norme objective et la norme prescriptive

-1°) Jugement de normativité

Au test de reconnaissance de la nomme officielle, notre population présente un comportement incertain: seulement 3% des informateurs n'ont aucune idée de la norme et seulement 9% en ont une idée absolument sûre. Les 84% restants la reconnaissent moyennement, donnant une proportion

LA NORME LINGUISTIQUE

de réponses justes comprise entre 26 et 75%. La catégorie 2 est celle qui présente les jugements de normativité les moins sûrs.

-2°) L'auto-évaluation

3% seulement de nos informateurs s'auto-évaluent mal, alors que 18% s'auto-évaluent bien et les 75% restants s'auto-évaluent moyennement; les erreurs vont toujours dans le sens d'une surestimation par les informateurs de leurs propres performances. Là encore c'est la catégorie 2 qui s'auto­évalue le moins bien.

-3°) La sécurité linguistique

Le pourcentage de divergences entre les tests de jugement de norma­tivité et d'auto-évaluation est globalement de 14%. Signalons qu'il est de 24% à Limoges et de 31% à Saint-Denis-de-la-Réunion. On peut donc inférer que la population tourangelle présente un état de sécurité linguistique correspondant à la tradition selon laquelle on parle bien le français à Tours.

-4°) Sécurité linguistique et appartenance sociale

L'exploitation des mêmes résultats par catégorie sociale ne fait pas apparaître de différence sensible entre les trois catégories. Tout au plus peut-on retenir que la plus grande incertitude de la catégorie 2 aux tests de jugement de normativité et d'auto-évaluation, considérés séparément, est un indice d'insécurité relative.

De cette première étude sociolinguistique ponctuelle, nous pouvons donc conclure que la norme objective des habitants de Tours présente un écart très sensible avec la norme prescriptive, mais qu'ils n'en ont pas conscience en raison du sentiment global de sécurité linguistique dont ils font preuve.

Reste maintenant à examiner, par la procédure différente de l'analyse d'entretien, le contenu précis de leur conscience de la norme et de leur sentiment de sécurité linguistique, étude que nous mènerons par comparaison avec les trois populations citées ci-dessus et vivant en milieu d'insécurité linguistique.

Résultats de l'analyse de contenu

La deuxième partie de l'enquête porte donc sur l'analyse du contenu des « conversations libres », sur la norme, dans les quatre populations de Tours, de Lille, de Limoges et de Saint-Denis-de-la-Réunion. 1 ne s'agit pas pour nous de plaquer sur les représentations de nos enquêtés les éléments constitutifs de notre définition de la norme, mais de rendre compte aussi exactement que possible de la leur, en la laissant se construire au fil des entretiens. Comme il est cependant nécessaire de travailler à partir d'un point de repère linguistique, nous préciserons ici les éléments de la théorie de la norme à laquelle nous nous rattachons.

LES FRANÇAIS DEVANT LA [NORME



Définition de la norme

A la suite de la présentation de A. Rey (1972) reprise par F. Helgorsky (1982), nous distinguons trois aspects de la nomme:

1) La norme objective

Ce concept construit à partir de propositions de Hjelmslev, Guillaume et Coseriu, correspond du point de vue théorique, à l'introduction d'un troisième terme entre les deux instances langue et parole de la dichotomie saussurienne. Moins abstrait que la langue et moins concret que la parole, il comporte une dimension statistique et collective observable à différents niveaux de généralité selon le type de communauté à laquelle on a affaire. Ainsi, pour le français, on admettra qu'il existe

- une norme commune à tous les locuteurs francophones, caractérisée, par exemple, par le nombre moyen d'occurrences de chaque phonème;

- des normes particulières à des groupes sociaux: normes régionales, nommes sociales.

Cette dimension de la norme s'appréhende à partir de l'analyse des performances et de la compétence.

2) La norme « prescriptive »

Elle relève de ce que C. Hagège (1982, à par.) appelle « l'intervention humaine sur les langues ». De nature sociale, elle exerce sur les sujets une forte pression de nature institutionnelle ou implicite qui ne s'exprime pas seulement, comme on le croit souvent à partir de l'expérience française, par le purisme. Liée à la détention du pouvoir politique, elle pousse géné­ralement à la réduction des différences minoritaires mais peut également porter des valeurs culturelles communautaires. F. Helgorsky fait remarquer que ses deux domaines d'élection sont la pédagogie scolaire de la langue et les modèles de bon usage destinés au grand public: grammaires, diction­naires et chroniques de langage. Ajoutons à la suite de Labov (1972) et de Bourdieu (1977) qu'il existe une dimension minoritaire ou marginale de la nomme prescriptive dans le cas de communautés dominées mais fortement structurées. La résistance collective à l'apprentissage de la lecture en anglais standard étudiée par Labov chez certains groupes de jeunes Noirs des ghettos de New York en est un témoignage. De même, Bourdieu (1977: 22) étudiant le rapport entre compétence linguistique et hexfsa corporelle sou­

4. P. Bourdieu (1979: 552) définit ainsi cette notion: « Dimension fondamentale du sens de l'orientation sociale, l'hexis corporelle est une manière pratique d'éprouver et d'expri­mer le sens que l'on a, comme on dit, de sa propre valeur sociale: le rapport que l'on entre­tient avec le monde social et la place que l'on s'y attribue ne se déclare jamais aussi bien qu'à travers l'espace et le temps que l'on se sent en droit de prendre aux autres, et, plus précisément, la place que l'on occupe avec son corps dans l'espace physique, par un main­tien et des gestes assurés ou réservés, amples ou étriqués (on dit très bien de quelqu'un qui fait t'important qu'il fait du volume) et avec sa parole dans le temps, par la part du temps d'interaction que l'on s'approprie et par la manière, assurée ou agressive, désinvolte ou inconsciente, de se l'approprier.

LA NORME LINGUIS-nQUE



ligne à partir de l'opposition bouche/gueule l'existence d'une nonne « populaire »:

« D'un côté, les dispositions bourgeoises ou, dans leur forme caricaturale, petites-bourgeoises, hauteur et dédain (« faire la petite bouche », « bouche fine », « pincée », « lèvres pincées », « serrées »), distinction et prétention (« bouche en coeur », « en cul de poule »); de l'autre, les dispositions viriles telles que les conçoit la représentation populaire, disposition à la violence verbale (« fort en gueule », « coup de gueule », « grande gueule », « en­gueuler », « s'engueuler ») ou à la violence physique (« casser la gueule », « mon poing sur la gueule »), le sens de la fête comme ripaille (« s'en mettre plein la gueule », « se rincer la gueule ») et franche rigolade (« se fendre la gueule »).

3) La norme « subjective »

Elle est constituée par les jugements de valeur individuels sur la langue.

Ces deux dernières instances de la nonne relèvent naturellement de l'analyse des attitudes. Ainsi, pour déterminer celles de nos quatre popu­lations vis-à-vis de la norme orale, il nous faut analyser la construction de leur norme subjective dans sa relation à la norme prescriptive effectivement dominante en France. L'information ainsi obtenue complètera celle que nous avons recueillie dans la première partie de l'enquête sur la relation entre norme prescriptive, nomme subjective et nonne objective.

Pour obtenir cette information, nous avons amené nos populations à s'exprimer le plus largement et le plus précisément possible sur chacun des quatre points suivants: leur conscience de la norme orale, la définition

qu'ils en donnent; l'attachement qu'ils lui portent et enfin le degré de leur sécurité ou de leur insécurité linguistique. L'exploitation des données est double: quantitative dans un premier temps, elle est complétée par une analyse qualitative. L'analyse quantitative n'a été menée systématiquement qu'à Tours, la dimension réduite des autres populations n'ayant pas toujours permis d'obtenir des résultats significatifs.



Analyse quantitative

1) Conscience de la norme orale

Une première indication sur ce point est donnée par les réponses à la question: « Vous étiez-vous déjà posé des questions sur la prononciation du français? », faisant suite au questionnaire phonologique et complétée par une autre question sur l'intérêt d'une telle enquête.

Du point de vue de la stratification sociale, nous avons émis l'hypothèse que le degré de conscience d'une norme orale est lié à la catégorie: plus celle-ci est élevée dans l'échelle sociale plus la conscience de la norme est forte. On cherchera également si l'on retrouve sur ce point le comportement spécifique des classes moyennes observées par Labov.

LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME



Le tableau suivant montre un haut degré de conscience de la norme orale dans notre population, puisque 72% des Tourangeaux reconnaissent avoir eu l'occasion de réfléchir sur la prononciation du français. Nos infor­mateurs ne se contentent d'ailleurs pas d'un oui ou d'un non, mais donnent des précisions. Les exemples qu'ils prennent se situent dans les domaines scolaire et professionnel: un avocat évoque la barre, un représentant le démarchage, des employés leurs relations avec le public, un ouvrier sa participation au comité d'entreprise.

réponses

catégorie



oui

NON

TOTAL

1

48%

52%

100%

2

78%

22%

100%

3

90%

10%

100%

toutes catégories

72%

28%

100%




Réponses à la question: « Vous étiez-vous déjà posé des questions sur la prononciation du français? ».

L'hypothèse de la corrélation entre conscience de la nomme et élévation du niveau social se trouve confirmée. L'écart entre la C1 et la C2 étant beaucoup plus important (30%) que l'écart entre la C2 et la C3 (18%), la C2 se trouve placée dans une position qui confirme les vues de Labov sur son désir d'assimilation aux classes sociales les plus élevées.

2) Les facteurs de la nonne

Comment les Tourangeaux définissent-ils la nomme orale? Les résultats permettent déjà de se prononcer sur deux facteurs de définition, qu'une analyse qualitative précisera par la suite:

1°) L'importance du critère régional et même local

Le critère est massivement valorisé par toutes les catégories sociales. 88% des Tourangeaux, répondant à la question « Avez-vous un accent? » (essentiellement posée pour l'évaluation de l'insécurité linguistique), déclarent ne pas en avoir, contre 6,5% seulement qui pensent en avoir un. De plus, ils sont 57% à déclarer qu'en général c'est à Tours qu'on a le moins d'accent. Ensuite, lorsqu'après leur avoir demandé s'ils pensent parler bien ou mal on les invite à préciser leurs réponses, on obtient généralement trois critères de définition, le critère régional (« je parle bien parce que je suis de Tours »), le critère social (« je parle mal parce que je ne suis qu' un ouvrier »), le critère culturel ou scolaire (« je parle mal, parce que je n'ai pas été beaucoup à l'école »). Or le pourcentage de réponses mentionnant le critère régional est de loin le plus élevé: 27%, contre 13% pour le facteur culturel et 5%

776 LA NORME LiNGuisTiQUE

pour le facteur social. Enfin, à la question « À votre avis, qui parle bien? », 80% d'entre eux répondent « Les habitants de Tours ».

En catégorie 3, on trouve cependant une tendance à relativiser l'im­portance de ce critère.

2°) Les critères socioculturels

L'ensemble des enquêtés a tendance à minimiser les critères sociolo­giques de définition de la norme. Cette tendance est surtout sensible en catégorie 1 et nous semble interprétable comme un comportement d'oc­cultation: les catégories les plus défavorisées socialement auraient tendance à rejeter plus ou moins inconsciemment ce critère, ressenti à juste titre comme un facteur d'infériorité dans la hiérarchie sociale (cf. FN: 100).

On reviendra dans l'analyse qualitative sur la prédominance de modèles graphiques d'une norme orale et sur la mention des modèles linguistiques que constituent les enseignants et les professionnels de l'ORTF. Les attitudes vis-à-vis de ces deux derniers modèles sont d'excellents marqueurs d'appar­tenance sociale. La proportion d'attitudes critiques à leur égard croît en effet en raison de l'élévation du niveau social. Ainsi, 42% de ceux qui citent l'enseignant comme un modèle linguistique expriment des réserves à son égard et, en catégorie 3, le pourcentage de mécontents atteint 67%. De même, 59% de ceux qui citent le modèle de l'ORTF en sont mécontents et ces deniers sont 87% en catégorie 3.

3°) Attachement à la norme

L'information sur ce point a surtout été recueillie à l'aide des questions suivantes: « Pour vous, est-ce important de bien parler? » et « Pourquoi est-ce important de bien parler? ».

Le tableau ci-dessous donne la répartition des réponses obtenues à la première question.

réponse

catégorie



oui

non ou

indifférent



sans

réponse


TOTAL

1

43,5%

34,5%

22 %

100%

2

78 %

12,5%

9,5%

100%

3

65 %

10 %

25 %

100%

toutes catégories

64 %

19 %

17 %

100%




LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME

Réponses à la question « Est-ce important de bien parler? »

On voit que l'attachement à la norme est majoritaire et surtout sensible dans la catégorie moyenne, ce qui confirme le comportement spécifique de celle-ci.

4°) Évaluation de la sécurité et de l'insécurité linguistiques

12évaluation de la sécurité ou de l'insécurité linguistiques est difficile car on n'obtient pas le même résultat suivant que l'on prend en considé­ration les réponses à une question du type: « Avez-vous un accent? »,

ou à une autre comme « parlez-vous bien? ». Cela nous a conduit à dis­tinguer deux types de sécurité linguistique:



1°) Une sécurité/insécurité linguistique de type régional

Le résultat le plus significatif est à cet égard la réponse déjà citée à la question « Avez-vous un accent? ». En déclarant à 88,5% n'avoir pas d'accent, les Tourangeaux montrent un sentiment de grande sécurité lin­guistique. Si, en outre, nous comparons Tours et les trois autres milieux urbains où nous avons enquêté, en confrontant cette fois les réponses positives à la même question, nous constatons que la sécurité linguistique tourangelle s'oppose très fortement à l'insécurité linguistique dans les trois autres villes:


Tours:

6,5%

Lille:

57 %

Limoges:

77 %

Saint-Denis:

89 %




Pourcentage de réponses positives à la question « Avez-vous un accent? »

2°) Une sécurité/insécurité linguistique de type général

A des questions qui ne mettent pas directement ou uniquement en jeu le critère régional de définition de la nomme, les Tourangeaux répondent de manière beaucoup moins unanime. C'est la raison pour laquelle il faut faire appel à un autre concept que celui de sécurité linguistique régionale.

Considérons d'abord le cas des réponses à la question « Parlez-vous bien? ». On constate (cf. l'histogramme ci-dessous, FN: 87) que pour r ensemble de la population, les réponses positives équilibrent les réponses négatives (44% dans les deux cas).

LA NORME LINGUISTIQUE

100



% de réponses positives

(sécurité linguistique)

°% de réponses négatives

(insécurité linguistique)

50









CAT 1 CAT 2 CAT 3 TOUTES CAT.

Évaluation de la sécurité et de l'insécurité linguistiques: histogrammes de réponses positives et négatives par catégorie à la question: « Parlez-vous bien? » (FN: 87).

On ne peut donc parler d'une « sécurité linguistique générale » aussi massive que la sécurité linguistique régionale. Cependant, les résultats de Tours restent encore supérieurs à ceux de Lille (19°% de oui) et à ceux de Saint-Denis-de-la-Réunion (28%).

Nous pouvons également affiner l'analyse de la sécurité et de l'insé­curité linguistique par la comparaison des réponses à « pariez-vous bien? » et à « est-ce important de bien parler? ». Manifeste en effet son insécurité linguistique tout enquêté ou toute catégorie d'enquêtés qui répond non à « Parlez-vous bien? » et oui à « Est-ce important de bien parler? ». Or, d'une façon générale, 44% de la population pense « bien parier » alors que 64%

LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME



juge important de « bien parler ». La différence observée constitue donc l'indice d'une certaine insécurité linguistique.

Qu'en est-il de la répartition par catégorie sociale de cette insécurité linguistique relative? Faible dans les catégories extrêmes, elle est beaucoup plus manifeste dans la catégorie 2. Dans la catégorie 1, le faible taux d'in­sécurité linguistique nous semble s'expliquer surtout par un certain degré d'indifférence à la norme.

Comme nous l'avons dit précédemment, la comparaison entre Tours et les autres villes fait apparaître que cet indice d'insécurité linguistique est beaucoup moins élevé à Tours:




pourcentage de

pourcentage de

écart entre




oui à la question:

oui à la question:

les deux




« Parlez-vous

« Est-il important

pourcentages




bien? »

de bien parler? »




Tours

44%

64%

20%

Lille

19%

80%

61%

Limoges

?

48%

?

Saint-Denis

28%

82%

54%




Évaluation comparative de l'insécurité linguistique (FN: 133). N.B.: nos données sont insuffisantes pour Limoges.

Analyse qualitative

L'analyse qualitative du contenu de nos entretiens a permis de dégager deux nouveaux traits caractéristiques de la conception de la norme orale chez les personnes interrogées et de préciser leur sentiment de sécurité ou d'insécurité linguistique régionale. Les deux premiers traits sont communs aux quatre populations, en revanche ces dernières diffèrent quant au troisième.

1°) Projection de la norme écrite sur la norme orale

Dans 35% environ des entretiens apparaît l'idée que la prononciation, « le parler », sont moins importants que l'écrit. Ah! si nous avions travaillé sur les fautes d'orthographe ou de grammaire, sur les mots « qui ne sont pas dans les dictionnaires ». . ..Oublieuse de son apprentissage de la langue maternelle, la majorité des enquêtés pense que l'écrit détermine l'oral:

« Si on sait très bien l'orthographe, je pense que le parier, c'est pareil, si on sait très bien écrire un mot, ben, on doit quand même le prononcer bien. » (cat 1)

« Lorsque l'on parle, on a les mots écrits là-dedans. » (cat 3)

Cette projection a des conséquences curieuses du point de vue de la conscience métalinguistique. Ainsi, beaucoup de locuteurs posent, en se

LA NORME LINGUISTIQUE

référant à l'écrit, des oppositions phonologiques réelles, mais qu'ils ne produisent pas; d'autres inventent même, sur la foi de la graphie, des oppositions fictives: un cadre regrette que la décadence du français ait laissé s'effacer la différence de prononciation entre accès et taxi: « [. . .] les 2 c et le x (... ) ne devraient pas théoriquement se prononcer pareil ».

Un autre déplore qu'on ne fasse pas entendre la gémination dans rappel (il faudrait dire [Happ--I], un troisième exige que l'on fasse attendre le [a] final de fée!

Pour rendre compte d'un tel phénomène, il faudrait certainement avoir recours à une sociologie des modèles et du prestige culturels qui opposerait le modèle traditionnel de l'écrit à ses rivaux audiovisuels et informatiques contemporains. Nul doute en tout cas que l'enseignement - d'ailleurs très fréquemment mentionné - et le rôle qu'y joue l'apprentissage de l'orthographe et de l'étiquetage grammatical n'aient exercé une forte influence. Il faut signaler aussi celle du dictionnaire, que nos enquêtés invoquent curieusement comme modèle de prononciation alors que lorsqu'on les interroge plus précisément, ils reconnaissent y chercher non pas comment les mots se prononcent, mais comment ils s'écrivent.

D serait intéressant de chercher maintenant I'influence de l'âge sur cette fixation à la nomme graphique. Nos sujets, nés entre 1939 et 1954, ont peut-être des conceptions de la langue et de la nomme très différentes de celles de leurs successeurs des années 60.

2°) Le motif esthétique et ses implications sociologiques

Les argumentations favorables au respect de la nonne orale s'appuient souvent sur des motifs esthétiques. Pourquoi est-il important de bien parier? Parce qu'on est « choqué » de tout ce qui peut « déformer », « abîmer »,

« dénaturer » le français, qu'il s'agisse d'agressions venant de l'extérieur (le « guttural » anglo-saxon) ou de l'intérieur (le « rocailleux » des paysans), ou encore de l'usure du temps.



L'emploi de ce motif esthétique apparaît comme un marqueur très régulier de l'appartenance sociale puisqu'il intervient chez 21,7% des en­quêtés de catégorie 1, 40,6% de ceux de catégorie 2 et 60% de ceux de catégorie 3. Mais l'analyse qualitative apporte des correctifs à la régularité de cette corrélation.

Une thématique quantitative diversifiée

Le recours à une thématique qu'on peut qualifier de quantitative pour apprécier la beauté de la langue est constant mais ne revêt pas la même forme dans toutes les catégories sociales. Ouvriers et employés insistent que la langue est un « trésor » et citent surtout à l'appui de leur argumentation le dictionnaire et la quantité de mots qu'il contient « Le dictionnaire, c'est

LES FRANÇAIS DEVANT LA NORME



tout quoi, c'est le français! » (cat. 1). « Le Petit Larousse, y a rien d'extra­ordinaire dedans et on le sait déjà pas! » (cat. 2).

Dans la catégorie 3, on a plutôt tendance à insister sur la langue en tant que « capital », « richesse », « patrimoine », « héritage » et sur la notion de défense de cet héritage contre l'anglomanie ou ... « les mots portugais » (cf. FN: 105).

Faut-il lier ces attitudes linguistiques au conservatisme sociopolitique des Tourangeaux à l'époque où l'on a effectué notre enquête? Nos données ne nous permettent pas de l'avancer de manière irréfutable (cf. Chaurand,

1979). A partir de Labov (1972), nous reconnaissons que notre protocole d'enquête est resté lacunaire et qu'il nous aurait fallu insister davantage, dans les entretiens préliminaires ou ultérieurs, sur l'ensemble de la situation socioculturelle des personnes rencontrées: opinions politiques, appartenance syndicale, religieuse, etc.



Motivation esthétique et motivation sociale

Alors que l'analyse quantitative semblait impliquer une indifférence à la norme assez massive en catégorie 1, nous découvrons ici qu'il lui arrive aussi de percevoir la norme du beau parier comme un idéal socialement désirable:

« Avec les gens qui sont plus élevés, on essaie de parler rnieux pour pa­

raïtre ... pour être à sa hauteur, quoi. » (cat. 1).

En catégorie 3, la motivation sociale est énergiquement niée et cette occultation s'accompagne d'une surestimation du motif esthétique. Celui-ci est en outre rattaché à une thématique morale: parlent bien ceux qui ont

« le sens de l'effort », « le goût du travail », qui « s'en donnent la peine », etc. Pour cette catégorie, valeurs linguistiques et valeurs morales se rejoi­gnent.



La catégorie moyenne présente ici encore un comportement original: partageant avec la classe supérieure une attitude agressive/défensive contre tout ce qui peut menacer la pureté de la langue, et avec la classe inférieure une certaine insécurité devant ses propres performances, elle se distingue nettement par le caractère vivace et dynamique de son conformisme lin­guistique. Ce dernier est assumé sans hésitation ni remords, nos enquêtés de catégorie 2 ne se demandant pas s"ils ont tort ou raison de refuser l'évolution, les accents régionaux et les empnuits, ils sont sûrs d'eux­mêmes en la matière et cela se manifeste bien dans leurs attitudes à l'égard de l'institution scolaire. En effet, ils manifestent envers elle une grande confiance, en tant qu'instrument d'ascension sociale; lorsqu'ils estiment qu'elle ne remplit pas sa mission, leur déception est à la mesure de leur attente, ce qui explique la fréquence et la virulence chez eux d'attitudes critiques à l'égard des enseignants et des innovations pédagogiques qui leur semblent menacer les valeurs attachées à leur idéologie de la langue.

LA NORME LINGUISTIQUE



3°) Le sentiment de sécuritéjd'insécurité linguistique

Le sentiment de sécurité linguistique à Tours

Massif du point de vue régional, il est diversifié par catégorie sociale si on l'examine d'un point de vue plus général. La même ouvrière qui déclare « n'avoir pas d'accent » et « parler normalement » puisqu'elle a été

« élevée à Tours, du côté des Halles », ajoute dans une autre partie de l'entretien qu'elle « ne parle pas bien parce qu' (elle) n'a pas bien marché à l'école. » Mais d'une façon générale, c'est l'affirmation de la supériorité qui l'emporte: attitudes apitoyées ou méprisantes vis-à-vis des accents régionaux et défense du « pur tourangeau » sont les attitudes les plus répandues.



Même le « parler parisien », dont on attendait qu'il bénéficie d'un certain prestige, est déprécié. L'ouvrière citée plus haut parle de la « vulgarité » du parisien et s'apitoie sur le cas de M. Giscard d'F-staing, président de la République à l'époque de notre enquête; quels efforts n'a-t-il pas dû faire pour arriver à perdre son accent (sic)! Peut-on donner une explication à un sentiment de sécurité linguistique aussi vivanf et traditionnel à la fois? On en trouve déjà des traces chez Rabelais, comme le rappelle J. Chaurand (1972): à Pantagruel qui lui demande s'il sait bien parier français, Panurge répond:

« Si faictz très bien, Seigneur [ ... ] Dieu mercy. C'est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et ay été

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