Le rapide qui se présentait devant nous s’appelait un Malpas. Il n’était pas nécessaire d’avoir fait de longues études de patois corrézien pour comprendre que dans Malpas, il y a « mal » et il y a « pas ». En langage clair, une mauvaise passe, en langage de spasmophile, un mauvais moment à passer. Marc avait une théorie imparable sur les Malpas : J’avais traversé d’autres Malpas dans ma vie, d’autres crises de panique, d’autres angoisses, d’autres cauchemars. Et je n’étais encore jamais morte, non ? Il y avait donc de bonnes raisons de croire que ce ne serait pas non plus pour cette fois. Que voulez vous rétorquer à un argument de ce genre ? Que mon angoisse était irrationnelle, comme une croyance, et que le raisonnement le plus sensé du monde ne pourrait rien changer à cet état de fait…
Le problème du jour n’était pas métaphysique. Deux cents mètres devant nous, je voyais les petits canoës jaunes qui jouaient à saute-mouton les uns derrière les autres.
- Vers la gauche, Isabelle, rame ! Brailla le capitaine de vaisseau derrière moi.
Je ramais. A tous les sens du terme. Je ramais dans ma tête également. Je ne pouvais pas ramer plus. J’avais retenu la leçon de la veille. Il faut ramer plus vite que le courant si l’on veut contrôler la direction du bateau. Plus facile à dire qu’à faire... Et crevant, en plus, j’imaginais pas... Je m’essoufflais comme si j’étais en train de cavaler sur un tour de piste. De gros rochers divisaient la rivière en deux bras. Un passage pas trop agité à gauche, dans lequel la plupart des bateaux disciplinés s’engageaient, et un véritable torrent sur la droite, où les mutins roses de sa glorieuse majesté britannique s’en allaient rechercher des sensations fortes, au ras des rochers, et au mépris des consignes de sécurité. Ils avaient l’air de beaucoup s’amuser les Anglais... Et vas-y que je te fasse des grands signes pour nous inviter à les suivre ! C’est ça mes cocos, passez devant, on vous couvre... Moi j’avais d’autres soucis : Ne pas quitter des yeux le bateau de Karine et Julien, quelques mètres devant nous, et ne pas trop s’éloigner de la rive, au cas où, comme à la piscine, toujours pouvoir se raccrocher au bord. Mais comment faire pour aller plus vite que ce courant ? Il était beaucoup plus puissant que nos pagaies ridicules. On était pris dedans, le canoë voulait absolument se mettre en travers... J’ai commencé à claquer des dents et à lorgner tristement vers le rivage. Il y avait un terrain de camping sur la droite. A quoi ça rime tout ça ? Rien ne m’obligeait à m’embarquer dans cette galère... La route longeait la rivière, c’était bien en voiture…
Le flot s’accélérait maintenant. La Dordogne semblait dérangée par notre présence, et elle nous faisait part de sa mauvaise humeur. Des ondulations en dos d’âne me soulevaient l’estomac. A la première grosse vague, le canoë fut soulevé comme un fétu de paille. Il resta une seconde comme suspendu dans les airs, puis retomba lourdement en me projetant une gerbe d’eau glacée au visage. J’ai lâché la rame et j’ai poussé un cri. Je voyais tout flou. Je me suis agrippée à l’armature de la coque, et je me suis retournée pour m’assurer que Marc était toujours là. Il y était. Avec sa rame, ses cheveux détrempés, et son sourire niais. Les vagues du rapide se succédaient, ça n’en finissait plus comme dans un shaker, et à chaque fois, mon cœur faisait des bonds dans ma poitrine... Je pouvais ouvrir la bouche, mais je ne pouvais pas parler. J’ai pointé mon index vers la rive, pour essayer de me faire comprendre, mais cela ne servait à rien. Des gilets de sauvetage orange et des visages nordiques apparaissaient et disparaissaient autour de moi. Puis ce fut le visage mal rasé de Léon Chastagnol, le maître gabarier, le patron, celui que j’avais vu dans ce livre racontant l’histoire de la navigation sur la Dordogne. Léon Chastagnol, dit Castagnou, fils de Joseph Chastagnol, petit-fils d’Antoine Chastagnol, tous gabariers de génération en génération depuis l’aube du seizième siècle. Il était comme un géant au-dessus de moi, avec son costume noir et son chapeau de feutre, le mégot jauni sous la moustache, le gouvernail de son Couajadour immense entre les mains et ce regard terrible, plein de colère et de mépris. Il s’empara d’une planche de chêne et la brandit au-dessus de sa tête en hurlant :
- Veïchi, veï ! Miladïou ! Isabèleu !
Mon Dieu ayez pitié de moi, priais-je, j’ai paniqué, je suis une paniqueuse, je n’ai pas fait mon travail de matelot, voilà ce que ça donne que d’embarquer une femme à bord d’une gabarre… Je vais causer la perte de la cargaison, je vais mettre en danger la vie de mes camarades... Il va me châtier !
Le morceau de bois projeté avec force me frôla le visage. Je repris ma pagaïe, mon aviron, je ne sais plus, et je me mis à souquer ferme pour tenter d’échapper au sceptre menaçant, mais il hurlait toujours sa colère, la main levée, grande ouverte :
- Cura l’aygua, Isabèl ! Cura l’aygua dïn courba !
La barque prend l’eau… écoper… Il faut que j’écope… Bon sang… Qu’est-ce que j’ai encore fait de l’ispoujadour ?…
Il y eût un choc sourd. La grande gabare avait heurté notre canoë, ou peut-être un rocher ? J’entendis la voix plus familière de Marc derrière moi :
- C’est bien Isabelle, allez courage, on est presque sortis !
Le menteur ! L’hypocrite ! Les portes de l’enfer s’ouvraient toutes grandes devant nous, oui ! La gabare de Charon nous poussait sur le Styx ! J’entendis du Berlioz ! A moi l’enfer ! Miladiou ! La rivière donnait des ruades comme un cheval voulant se débarrasser de son cavalier. Tout mon latin me revenait en vrac : Miserere mei Domine, secundum magnum misericordiam tuam ! Repentez-vous, C’est la course à l’abîme !
Et puis tout s’apaisa.
La colère de la Dordogne avait cessé comme elle avait commencé. Soupe au lait la Dordogne ? Autour de nous, il n’y avait que des canoës jaunes et des visages souriants. En jetant un coup d’œil vers l’arrière, je vis le Malpas bouillonnant qui s’éloignait. Plus aucune trace de Léon Chastagnol et de son terrifiant Couajadour, juste un piquet de bois qui flottait en surface, près de notre bateau...
Karine et Pierre nous attendirent.
- Ca va ? Demanda Karine. T’en fais une tête ! On dirait que tu viens de voir un fantôme...
Je fis à nouveau un signe du doigt pitoyable pour indiquer la berge.
- On peut s’arrêter, Marc ? Juste cinq minutes, s’il te plaît...
- Il ne faut pas Isabelle, tu as fait le plus difficile... si tu descends, tu ne pourras plus repartir, et nous allons perdre le groupe...
- Je jure sur tout ce que j’ai de plus sacré que je repartirai. Juste cinq minutes, pour récupérer.
Il avait le doute, mais il céda. Nous avons accosté la rive gauche, sur une plage de galets proche du confluent de la Maronne. Ces galets magnifiques, polis par le temps, qui allaient nous accompagner tout le reste de notre voyage. Marc a fait signe que tout allait bien et a demandé à Karine et Jean-Pierre de continuer leur route. Le filou savait bien que le désir de les rejoindre serait un argument supplémentaire pour me convaincre de remonter dans le bateau.
Je me suis allongée sur les galets et j’ai fermé les yeux. Une sorte de crampe m’étirait la joue gauche. Il faisait chaud, y compris à l’intérieur de ma tête. Ce n’était pas confortable, mais je me sentais étrangement bien. J’écoutais le chant des oiseaux et le murmure de la rivière. J’avais affronté la colère de Chastagnol, j’avais réussi la première épreuve. Je sentais la chaleur de la pierre dans mon dos. Je sentais également le regard de Marc qui s’attardait sur moi. Je sais qu’un homme normalement constitué ne peut pas s’empêcher de me reluquer un brin quand je suis allongée de la sorte, les yeux fermés.
La la la la lère...
Sa voix me ramena à la réalité :
- Garde les yeux fermés Isabelle.
Hé là... du calme... c’est pas une raison pour en profiter, hein…
- C’est aussi une bonne manière de se relaxer, continuait Marc, la manière de Schultz. Pas celui des Peanuts, un autre Schultz. Quoique l’image de Snoopy allongé en méditation sur le toit de sa niche puisse convenir...
Je n’entendais plus que le bruit de la rivière, ma respiration était calme, mon cœur battait très lentement, Je sentais le poids de mon corps sur les galets, je m’endormais...
Je suis remontée dans le canoë avec le sourire, et nous avons repris la descente, seuls cette fois, entre les belles collines boisées qui marquent les derniers contreforts du Massif Central. La rivière devenait rapide par endroits, mais les calmes étaient un véritable plaisir. Dans cette vallée étroite, les pêcheurs nous jetaient des regards assassins, mais les vaches nous souriaient, goguenardes. Sur les petites plaines alluviales formées par les méandres, les vergers succédaient aux prairies, les champs de noyers aux cultures maraîchères, tout autour de petites fermes paisibles, nichées dans la verdure. C’est dingue tant de noyers ! C’est beau ! Le mot « noyer » m’indispose légèrement, mais c’est juste un problème de vocabulaire… Tout de même, toutes ces noix, toute cette huile ! et puis ils finiront en buffet de salle à manger, en armoire, ou en chambre à coucher. Ils ont une vie bien remplie les noyers…
Et cette incroyable verdure. Plein les mirettes. Toutes les nuances possibles et imaginables de vert, en cascades et en dégradés, du sommet des collines au berges de la rivière. Du vert des prairies, piqué de fleurs jaunes, intense et lumineux, au vert sombre des forêts et des rives, au vert mousseux des toits de Lauzes, au reflets verts dans les ombres bleues, et au milieu de cette orgie de vert, la perle de culture, le rêve du banlieusard écolo, le saint Graal de la palette divine, celui que Véronèse approcha mille fois sur sa toile, sans jamais l’atteindre : Le vert Corrézien.
Un vert que la végétation de ce lieu dispense avec générosité, mais qui n’existe nulle part ailleurs sur la planète. Un vert dont on a la fierté, mais qui se mérite, et qui ne se dévoilera qu’aux yeux de ceux qui sauront apprécier ce don unique que la nature leur fait.
Comme toutes les grandes rivières, la Dordogne anime les terres qu’elle traverse. Elle les anime au sens noble du terme. Elle leur donne la vie. Cette force vitale que l’on ressent d’une manière intense quand on plonge ses mains dans le courant, dans cette eau si précieuse, si rare, infiniment plus rare que l’or à l’échelle de l’univers. La vie pullule même dans ses bras soi-disant morts, qui sont en réalité de fertiles viviers. Cette vallée est un trésor que les habitants de ce pays ont su chérir et préserver malgré les routes et les barrages, malgré les gravières et les flots de touristes...
Grâces leurs soient rendues pour cet ouvrage, et pourvu que ça dure...
Que les Elfes qui dansent au-dessus des prairies préservent la beauté toute simple de cet endroit jusqu’à la consommation des temps.
Julien et Karine nous attendaient sous le pont de Brivezac, juste avant le rapide. Peut-être un peu inquiets, mais il n’y avait pas de quoi. Nous échangeâmes quelques impressions, puis nous reprîmes ensemble la descente en direction de Beaulieu.
Il fallut pagayer ferme dans le grand calme plat qui précède la digue du Battut. Pendant quelques secondes, un serpent nous suivit, ondulant souplement à la surface de la rivière, tout près du canoë. C’était magnifique et terrifiant à la fois. Marc m’expliqua que c’était une couleuvre d’eau, très commune dans la rivière, peu farouche, et totalement inoffensive. Pour leur malheur, ces pauvres animaux ressemblaient vaguement de loin à des vipères, ce qui leur valait moult coups de pagaie aussi inutiles qu’assassins…
Les vipères, les vraies, détestent l’eau.
Ah bon… Les vipères aussi ? Autant que les trolls ? Où était-il passé celui-là ?
Nous passâmes par une veine d’eau franche sur la gauche, pour éviter les pieux menaçants qui maintenaient la digue. Puis juste avant Beaulieu, nous franchîmes la première glissière à canoës. Un peu trop vite pour moi. Le canoë heurta violemment le mur droit de la glissière, atteignit le bas du couloir en travers et fonça directement dans les bouillons sur les rochers de la rive gauche.
- A droite, Isabelle ! à droite ! brailla Marc.
Le temps que je réfléchisse pour me souvenir de ce qu’il fallait faire avec une pagaie pour que le bateau tourne à droite, nous étions déjà plantés depuis longtemps dans les rochers, pour la plus grande joie des gamins qui se régalaient du spectacle juste au-dessus…
Nous atteignîmes en milieu d’après-midi le camping du pont de Beaulieu, terme de notre première étape. Cela nous laissait le temps de nous restaurer et de faire une petite promenade dans les jolies ruelles de la vieille ville. Je ne crois ni à Dieu ni au Diable, mais je crains la colère des Anges. A la chapelle des pénitents, je fis une petite prière pour tous ces gabariers disparus dans les flots de la Dordogne. Ca ne garantit rien, mais ça ne peut pas faire de mal.
Qu’ils nous accordent leur indulgence.
Qu’ils nous guident sur les méandres.
Chapitre 20
En fin d’après midi, le minibus des organisateurs nous conduisit jusqu’à un petit bijou de village carte postale niché au creux d’une falaise typique, et qui s’appelle Gluges.
La route suivait les berges de la Dordogne, mais on ne voyait presque jamais la rivière. Julien m’expliqua que tout au long de son cours dans cette région, la Dordogne chemine à l’abri de la vue, entre les deux hautes rangées d’arbres qui poussent sur ses berges. C’est la ripisylve, la forêt de bordure. On ne fait qu’apercevoir la rivière, comme des bribes, dans les rares trouées du feuillage ou passage d’un pont. Rien à faire, si on veut la connaître, il faut la pratiquer.
De temps à autres, lorsque la route s’écartait dans les collines, les branches des arbres se rejoignaient au-dessus de nos têtes, construisant une sorte de tunnel végétal. Nous cheminions bien à l’ombre, dans les entrailles de la forêt… Ces passages obscurs produisaient un effet immédiat sur Karine. A chaque fois, elle rentrait la tête dans les épaules…
Après avoir déposé nos maigres bagages dans une ferme où Marc avait réservé des chambres d’hôtes, nous nous rendîmes à pied jusqu’à l’auberge pour savourer un repas bien mérité. Il y avait un Livre d’Or dans l’entrée, avec des petits mots dans toutes les langues. L’un d’eux attira mon attention. Quelqu’un avait écrit :
« Il y a encore dans mon pays une vallée étroite comme un berceau où le soir venu, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide. Si tu restes trop tard penchée vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit, tes songes seront fous. »
Brrrr… C’était signé à peine lisible, quelque chose comme Sidone Gabrielle Colette. J’ai juste écrit « Même pas peur » en dessous, et j’ai signé Isabelle, avec la date. J’avais très faim.
J’ai trop mangé. Gonflée comme un ballon. La faute du cuisinier, aussi, c’était trop bon, et j’avais fait trop d’exercice. J’ai pas réussi à me freiner... Marc avait recommandé le petit menu léger, parce qu’il fallait garder la forme pour la journée du lendemain.
Je ne sais pas ce qu’ils appellent léger par ici, mais j’avais l’estomac bien calé, pas de problèmes. La soupe de légumes avec les tranches de pain bis et le morceau de lard dedans, c’était bon... L’épaule de veau farcie aussi, évidemment.... J’aurais pas dû prendre le foie gras en entier, ni le verre de Monbazillac par-dessus... Le foie gras avec la graisse qui exsude, ça va de soi, il faut bien que la graisse exsude...
Julien proposa une petite promenade digestive, ce qui me parut être une excellente idée. Il voulait nous emmener jusqu’au village médiéval de Carennac, pour visiter le cloître de l’église romane, unique au monde, affirmait-il, incontournable !
A cette heure-çi ? Oui ? Bon…
Il fallut tout de même appeler un taxi pour parcourir les quelques kilomètres qui nous séparaient du dit village médiéval.
On ne pouvait pas rater l’église, même la nuit, on ne voyait qu’elle.
Sur le porche de pierre sculptée, au-dessus du portail, il y avait un christ en majesté encadré de deux anges. Une scène du jugement dernier…
La main droite du christ était levée comme pour signifier que nous devions passer notre chemin, ou alors, que nous avions sa bénédiction pour entrer. Difficile à dire... Chacun peut interpréter à sa guise les messages divins. C’est ce qui fait leur charme, et leur danger aussi...
La porte était fermée à cette heure, évidemment, je l’avais bien dit, mais Julien connaissait un passage par le presbytère. Il fallait escalader un mur, mais cela ne semblait pas le gêner. Moi si. C’est pas des trucs à faire… Et si tout cela était vrai ? S’il y avait là-haut un vieux barbu sadique en train de nous observer et de tout noter dans son petit calepin ? C’était une sorte de profanation, non ? Un coup à se prendre 250 ans de purgatoire, peut-être plus, je connais pas bien les tarifs, mais je sais que ça doit être chiant le purgatoire, tout le monde le dit, il y a « purge » là-dedans, c’est pas bon signe...
Finalement, la curiosité l’emporta, et une série de courtes-échelles nous permit de franchir le muret. C’était comme franchir une frontière, un de ces passages secrets vers un univers parallèle, un autre monde, un autre espace-temps. Un espace sombre et clos où il n’y avait plus que la pierre, la nuit, et le silence. J’avais déjà visité d’autres cloîtres, mais pas la nuit. Ca n’avait rien à voir. Avec la faible clarté de la lune, l’ombre sous les arcades semblait ne pas avoir de limites. On voyait le ciel noir au-dessus, piqueté de lucioles, c’était cosmique. Julien nous fit signe de nous asseoir sur la margelle de pierre, puis posa son index sur sa bouche. Tout le monde avait compris. Si l’on voulait vraiment s’imprégner de l’ambiance du lieu, il ne fallait faire aucun bruit. Ne plus parler, ne plus bouger, respirer doucement.
Le silence s’installa.
Où que l’on puisse se trouver, même au milieu du désert, il y a toujours un petit bruit dans le fond, quelque part. Un insecte, un animal, un souffle de vent, une vibration de l’air. Ici, rien. Rien de rien. Juste cet hortensia immobile au milieu du carré de verdure.
Complètement isolé du monde par d’épaisses murailles de calcaire, le cloître s’enfonçait dans le silence et dans la nuit. Un silence de pierre. Un silence propice à la méditation, c’est certain, mais aussi à l’angoisse. La vraie. Celle avec un grand A.
J’ai jeté un coup d’œil à Karine, qui m’a répondu par un haussement de sourcils et un sourire crispé qui voulait dire qu’elle pensait comme moi. Je n’osais pas bouger parce que malgré tout, je savais bien que le moment était unique et qu’il ne fallait pas rompre le charme. Il se passa encore quelques secondes pendant lesquelles je parvins à faire le vide dans mon esprit et à ne plus penser à rien. C’était parfait comme ça.
C’est Marc qui rompit le silence, c’est le cas de le dire, en posant une question à voix basse :
- Regardez, vous les voyez ?
Je ressentis ce petit soubresaut désagréable dans ma poitrine.
- Voir qui, quoi ? Chevrota Karine.
- Les moines, murmura Marc, les fantômes des moines qui passent dans le promenoir.
J’ai essayé d’avaler ma salive, mais je ne pouvais pas déglutir.
- Regardez, continuait Marc, regardez bien, on les distingue à peine, mais ils sont là, dans l’ombre, sous les arcades.
Ah oui, bien sûr. C’est très malin d’essayer de nous foutre la trouille... C’est pas difficile, non plus... J’ai plissé les yeux et j’ai regardé sous les arcades, quand même, pour lever le doute. C’était tellement sombre, qu’un fantôme y aurait perdu son chemin. Et puis ça me fit tout drôle dans le dos. Un frisson froid, la chair de poule…
Sous les arcades de pierre, dans cet espace clos, certes, mais sans limites, il y avait une forme qui avançait.
une silhouette légère, à peine visible, mais évidente. On distinguait parfaitement la robe de bure, et le capuchon qui recouvrait la tête. Le moine marchait très lentement, comme le font tous les moines, lorsqu’ils méditent en se promenant dans leur cloître. Une deuxième silhouette arriva, identique, qui suivait la première. Puis une autre, et une autre encore.
« Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie ! » « Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres... » Tout mon Lagarde et Michard du dix-neuvième y passait... J’ai attrapé le bras de Karine :
- Tu... Tu vois quelque chose, toi ?...
- Euh, oui, fit-elle avec une voix qui chevrotait un peu, des... des silhouettes sous les arcades... comme des moines...avec des capuches...
Puis son côté rationnel reprit le dessus :
- C’est une illusion d’optique... Un reflet de la lumière de la lune sur les pierres... de la persistance rétinienne… Je ne sais pas...
Ouf ! J’avais pas de visions...
- Vous les voyez, hein ? Insista Marc.
- Oui, fis-je, un peu agacée, c’est une illusion d’optique...
- Tu es sûre ?
- Oh, ça va, hein...
- Curieux comme phénomène, non ? Continua Marc. L’illusion d’optique y tient une part, certes, mais le déclencheur, c’est la suggestion. Il suffit de vous placer dans des conditions favorables, comme c’est le cas, et que l’on vous suggère de voir des moines pour que vous finissiez par être convaincues de les voir. Cela démontre la puissance de la suggestion, que l’on peut utiliser en médecine, mais qui est surtout la vache à lait de tous les voyants, astrologues, médiums, marabouts et autres charlatans depuis que le monde existe et je crains fort que cela dure jusqu’à la consommation des temps... Vous savez, la plupart des personnes qui viennent dans ce genre d’endroit la nuit, d’abord, ils ne voient rien de particulier, ou d’étrange, mais leur cerveau se met à faire des associations comme « château » et « hanté », ou « moine » et « cloître » par exemple. Au bout de quelques minutes, ils sont presque tous prêts à jurer qu’il y a des moines qui se promènent si on leur suggère de les voir se promener. Ils sont mûrs pour le « Mysterium Tremendum », l’effroi mystique. Il n’y a rien au-dessus… Ils sont aussi mûrs pour adhérer à n’importe quelle élucubration transcendantale et dûment tarifée… Soyez tranquilles, les moines ne déambulent plus par ici depuis longtemps. Quoique...
En fait, les moines et toute leur hiérarchie encapuchonnée craignaient que les rêves ne soient envoyés par le démon. Je ne vous parle même pas des rêves érotiques... Vous savez, la discipline des prières nocturnes et des levers très matinaux était surtout destinée à priver les moines de leurs rêves. C’est pour cela qu’ils déambulaient sans cesse, pour oublier leurs rêves... « Que loin de nous passent les songes et les fantasmes de la nuit, gardez nos corps de l’ennemi, afin qu’ils ne soient pas souillés... »
Les moines en question ne marchaient plus maintenant, mais on les distinguait toujours. Ils étaient immobiles. Est-ce qu’ils nous observaient ? Ils attendaient probablement notre départ, avec patience, ils avaient tout le temps, à l’évidence, ils attendaient que le cloître retrouve un calme propice à la méditation.
- Euh... souffla Karine, je suggère que nous y allions, maintenant...
- Excellente suggestion ! Approuva Marc. Notre présence a été tolérée jusqu’à maintenant, mais cela risque de ne pas durer... N’abusons pas de l’hospitalité de nos amis...
Juste à ce moment là, un grincement sinistre se fit entendre sur notre droite, et une porte s’ouvrit.
La trouille de ma vie...
J’ai senti la main de Karine m’écraser l’avant-bras. Un petit bonhomme est entré avec une lampe torche à la main. Ca y est ! Je le savais ! Les ennuis commencent... Il braqua le faisceau lumineux sur le visage de Marc :
- Docteur Bayet ? C’est vous ? Franchement, c’est pas sérieux ! Ca seraient des gamins, je comprendrais, mais vous...
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