- Christiane a raison, confirma Karine, c’est pas du tout ton style...
- Ca tombe bien, j’ai envie de changer de style en ce moment. En plus lui aussi il revient de Limoges.
Bel ensemble :
- Comment ça de Limoges ?
Je fis un large sourire, pour bien exposer mes dents de devant. Elles pouffèrent en choeur d’une manière sonore, ce qui attira sur nous l’attention d’une partie de la salle, mais aussi de l’Hidalgo décharné, qui fronça les sourcils tout en plongeant le nez dans son Bloody Mary.
- Je suis sûre que son sexe est gradué, souffla Karine.
- Pourquoi ?…
- Pour mesurer la profondeur des cruches…
Et de re-pouffer…
L’hidalgo ne devait pas trop savoir si c’était du lard ou du cochon, mais si jamais, dans un éclair de lucidité, il réalisait que l’on se foutait de sa gueule, ça risquait de déraper dans l’épidermique, voire même dans le malentendu.
Je fais quoi s’il rapplique pour me tirer les oreilles ?
C’est Karine qui va me défendre ? Juste avant de tomber dans les pommes ? J’ai repris une bolée de cidre et puis le fil de notre conversation :
- Bon alors, qu’est-ce qu’on disait ?
Christiane ôta ses lunettes, s’essuya les yeux avec une serviette en papier, et embraya :
- Où allez-vous exactement ?
- A Juviac.
- Juviac ?
- C’est un petit hameau de Haute-Corrèze Il y a juste quatre fermes, dont une avec des chambres d’hôtes. C’est très très calme.
- Je me doute...
- C’est la ferme de son jules, caqueta Karine, ce qui eût pour effet de réveiller en sursaut la curiosité de Christiane :
- Comment ça « son jules » ?
Karine nous roulait des yeux ronds avec un air totalement nunuche.
- Je ne peux rien dire... Isabelle ne veut pas... Je ne peux rien dire... Hou là là...
Mais c’est pas possible, elle est demeurée par moments l’alchimiste ? C’est le cidre doux qui lui monte à la tête ou alors les vapeurs de ses cornues, le plomb fondu, elle nous fait sa crise de Saturnisme...
- Tu as rencontré quelqu’un là-bas ? Susurra Christiane très intéressée.
Inutile de tergiverser, elle ne lâcherait plus le morceau.
- Ah, c’est ridicule, fis-je, un peu agacée, on ne s’est vus que pendant une journée. Je ne le connais pas plus que le type du bar...
- C’est du propre ! Et pourtant, vous allez retourner là-bas le mois prochain, pendant quinze jours... On dirait qu’il y a urgence...
- Ecoute, Christiane : S’il se passe quoi que ce soit de croustillant, je te promets, tu seras la première informée...
- Il y a bien un petit quelque chose ?...
Karine hochait sa tête à claques en écarquillant les mirettes de telle manière qu’hormis la couleur des cheveux, on aurait pu la confondre avec Amélie Poulain, dans les gros plans où Jeunet lui demande d’en rajouter. Elle est ridicule quand elle fait ça. Ca m’agace…
- Je te raconterai tout, promis.
On a quitté la crêperie en adressant de larges sourires hypocrites à toute la petite troupe assemblée.
Des regards noirs pesaient sur nous.
chapitre 17
Quinze jours plus tard, précisément le huit août, nous sommes arrivées en fin d’après-midi à la ferme de Julien, après quelques relais au volant, quelques chamailleries parce que Karine trouvait que je roulais trop vite, quelques pauses pas café, et quelques errances dans la forêt verte, à la recherche du bon chemin.
Karine semblait fatiguée, et moi, j’étais un peu inquiète. Cette nouvelle coupe de cheveux, est-ce que c’était vraiment une bonne idée ?… J’avais aussi une petite appréhension à l’idée de rencontrer les parents de Julien. Quelle impression allais-je faire sur eux ? N’étais-je pas une extra-terrestre en ce pays ? Quelle impression allaient-ils faire sur moi ? Le peu que j’en savais ne me rassurait pas.
En tout cas, nous étions attendues...
Drôles de retrouvailles en vérité, à se regarder en souriant sans savoir quoi se dire. Je ressentais l’intensité de ce moment comme la somme de tous les moments où j’avais espéré le revoir. Mon Dieu faites que je ne sois pas à côté de la plaque une fois de plus…
Il a regardé ce qui restait de mes cheveux pendant une éternité de secondes… J’avais ce que je voulais, mais lui ?
- C’est une bonne idée, cette nouvelle coupe, fit-il à la fin. ça te va bien… Ca…
Il a failli dire ça te rajeunit, j’en suis certaine…
- Ca s’est bien passé le voyage ? Demanda-t-il fort à propos.
- Oh oui, répondit Karine, mais Isabelle roule beaucoup trop vite ! Je ne sais pas ce qu ‘elle avait... Une urgence...
Elle n’a pas dit « le feu aux fesses », heureusement pour elle, mais je suis sûre qu’elle y a pensé...
- Je... je n’aime pas trop les longs voyages, fis-je, alors je me dépêche pour avoir plus vite fini.
- Vous avez tort, mademoiselle, intervint le père de Julien, si vous vous dépêchez trop de vivre, vous arriverez plus vite à la fin...
N’avais-je pas déjà entendu ça quelque part ? Plus on nage vite, plus l’étang est court ? J’avais tort, c’est un fait, à propos de la vitesse, mais aussi à propos des parents de Julien. Ils n’étaient pas du tout comme je les avais imaginés. En fait, ils étaient presque aussi intimidés que moi et Karine réunies.
- Il est tard, fit Julien, ce qui signifiait qu’ici, 20 heures, c’était tard, le dîner est prêt. Je vais vous aider à porter vos valises dans la chambre, et nous pourrons passer à table.
Super. Je crevais de faim...
Le père et la mère de Julien semblaient très différents l’un de l’autre, mais en quelque sorte, complémentaires. Sa mère, Adrienne, était une petite bonne femme à la chevelure poivre et sel, au teint buriné, au muscles noueux. Elle semblait avoir cessé de vieillir, ayant atteint le point optimal de patine, comme ces vieux meubles de chêne, qui vieillissent pendant quelques décennies, et puis s’immobilisent dans leur état, pour le reste du temps. Les yeux bleus du fiston, c’était elle. En me disant bonjour, elle avait écrasé par surprise ma pauvre mimine de poupée dans sa poigne calleuse desséchée par la terre et les travaux des champs. Pas de doute possible, elle avait été taillée dans un arbre centenaire, avec l’écorce, les nœuds du bois, les veines, les branches , les strates, les racines, non pas les racines. C’était pas le genre à prendre racine... Plutôt le genre Zébulon, très énergique, sans cesse en mouvement, même les yeux, allant d’une pièce à l’autre à un rythme effréné. J’essayais de ne pas trop la regarder, parce qu’elle me donnait le vertige...
Elle portait ce que Julien me décrivit plus tard comme « la tenue de combat de la ménagère Corrézienne en action » : Blouse de nylon gris-bleu à pois blancs, tablier à motifs de marguerites, et solides tatanes cousues. La blouse servait à protéger les vêtements, et le tablier servait à protéger la blouse. On n’avait rien prévu pour protéger le tablier, parce qu’il y avait bien un moment où il fallait que ça s’arrête... Elle apportait les plats, changeait les assiettes, remplissait les verres, proposait du vin, de l’eau, du sel, du beurre à la motte, des radis, du vrai pain, de la moutarde, du saucisson, du jambon...
- Assieds-toi un peu, maman, fit Julien, ça va très bien, je t’assure...
- J’arrive, j’arrive...
Le père de Julien, André, illustrait l’adage : « La Corrèze, pays de contrastes... » Il parlait peu, bougeait encore moins, reprenait trois fois de la soupe, coupait d’énormes tranches de pain avec un Opinel bien aiguisé, nous les tendait, et nous examinait avec un petit œil malicieux et ironique, qui en disait long à propos de son opinion sur ces gamines aux mains blanches, ces jeunes filles de la ville...
- Il paraît que vous allez faire la descente de la Dordogne en canoë ? Demanda-t-il avec un accent rocailleux.
- Oui, je... je pense que oui, répondis-je, en prenant Julien à témoin.
- Et ce sera la première fois, hein ?...
- Oui.
Il commenta ma réponse par un sobre « ha ha ... », doublé d’un haussement de sourcil dubitatif qui me fit passer un frisson dans le dos.
- Alors mangez, mangez, conseilla-t-il, il vous faut prendre des forces... C’est la bonne saison pour les débutants… Y a quasiment pas d’eau. Des malpas endormis. Une promenade de santé… De toutes façons, vous ne risquez rien. Par ici, on ne risque rien tant qu’on n’a pas entendu le Krouji.
- Le Krouji ? M’inquiétai-je…
- C’est une sorte de hibou, continua le père de Julien, enfin, c’est des on-dit, parce que personne ne l’a jamais vu…
- André, intervint Adrienne, arrête avec ces histoires a dormir debout… Tu ennuies nos invitées…
- Mais non, pas du tout, fit Karine. Pourquoi est-ce qu’on ne risque rien tant qu’on ne l’a pas entendu ?
- Ah, tu vois bien, Adrienne… Mais Julien vous expliquera ça mieux que moi… Je ne sais pas bien raconter…
Nous nous tournâmes vers Julien.
- C’est une des multiples légendes de cette région, expliqua Julien. Il y est question d’un grand rapace nocturne, de la famille des Grands-Ducs. De tous temps, les hommes ont considéré ces oiseaux de nuit comme maléfiques. Ils les ont craints, ils les ont respectés, puis ils les ont détruits systématiquement, parfois en les clouant sur les portes de granges, par superstition, par ignorance, ou tout bêtement, par cruauté. Ils les ont détruits jusqu’au dernier dans la vallée. Enfin presque, parce qu’il en est resté un. Un seul. Le krouji.
- Cela ne répond pas à ma question, insista Karine.
- Ce n’est pas facile d’y répondre, continua julien. Personne n’a jamais vu le Krouji. Certains racontent qu’il peut tuer un cheval d’un seul coup de bec, que son envergure atteint jusqu’à trois mètres, qu’il vit à flanc de falaise, au fond d’une grotte inaccessible, où son œil jaune brille dans la nuit d’un éclat terrifiant.
- Mais encore…
- Lorsque le Krouji pousse son cri, personne ne l’entend. Personne, saut celui qui va mourir la nuit suivante.
- Cela ressemble à la légende des Banshees, en Irlande, fit remarquer Karine.
- C’est exact, mais c’est une vieille histoire… N’y pensez plus… Les Grands-Ducs sont une espèce protégée maintenant. Ils sont revenus dans la vallée, et on les laisse vivre en paix leur vie de noctambules. Le Krouji ne quitte plus le fond de sa grotte dans la falaise, mais qu’on ne s’y trompe pas : il veille. Je plains sincèrement celui qui portera de nouveau la main sur un de ces nobles rapaces. Il entendra le cri de douleur du Krouji.
D’accord…
Sur quoi le père de Julien s’empara de la bouteille de rouge et, à ma grande surprise, en versa une rasade dans son assiette de soupe. Il nous tendit la bouteille, comme pour nous inviter à faire de même, mais nous refusâmes poliment. Julien se pencha vers moi et me chuchota à l’oreille :
- C’est une coutume locale... Une sorte de cérémonial d’accueil des étrangers... Je ne crois pas que vous puissiez refuser, le chef de la tribu risquerait de se vexer...
- Qu’est-ce que tu dis, Julien ? s’inquiéta son père.
- Rien papa, rien... Je disais que ça s’appelait faire Chabrol...
- Un vrai Corrézien ne descend pas la Dordogne sans faire Chabrol, tu le sais, ça, Julien ?… Ca porterait la poisse…
Bigre…
- Je sais, papa, je sais…
Julien s’empara à son tour de la bouteille et versa une petite lichette de vin dans chacune de nos assiettes. Le goût était inédit, un peu âpre, mais pas désagréable. Le père de Julien attendit que nous ayons terminé, et nous gratifia d’un large sourire débonnaire. Nous avions accompli le rituel, nous étions adoptées. Le repas pouvait se poursuivre.
- Julien m’a dit que vous n’étiez pas de gros appétits, fit sa mère, enfin assise. J’ai juste fait un plat unique, une petite spécialité corrézienne.. J’espère que ça vous plaira, sinon, ne vous gênez pas, hein, il y a aussi des pommes de terre et du jambon, je peux vous faire une purée...
- Ca ira, maman, pas de soucis, ça ira très bien...
Le plat en question se composait de galettes très fines, accompagnées de jambon cuit et de petit salé. Les petites galettes vert-chou étaient extraordinaires. A la fois croquantes et moelleuses, toutes farcies d’herbes hachées. Elles avaient un aspect pâteux, mais l’aspect seulement, parce que ça descendait comme une lettre à la poste... Chaque fois que j’en reprenais, je découvrais une saveur insolite. Le mariage avec le jambon cuit et le petit salé était diabolique. Un piège terrible. Impossible de s’arrêter une fois que l’on avait mis le doigt dans l’engrenage délicieux. Je me disais stop, mais je ne me contrôlais plus. Karine pareil. Je n’avais pas mangé grand’chose de la journée, j’y avais droit... En plus, je n’avais rien mangé d’aussi bon depuis longtemps... C’était donc ça le vrai goût de la viande de cochon ? Les portes du paradis d’Allah se fermaient définitivement devant moi... Plus aucune chance...
La mère de Julien posait sur nous un regard attendri, ravie de constater que les pâlotes savaient se tenir à table et apprécier les bonnes choses. Elle expliqua que ça s’appelait des Poulsèzes.
- Méfiez-vous les filles, conseilla Julien, ce ne sont pas des crêpes... c’est quand même assez consistant comme nourriture...
- Heu... oui, je crois que nous devrions en rester là, fit Karine à regret, mais c’est tellement bon...
- C’est... c’est prodigieux, ajoutai-je.
- Le cochon, il est de la ferme, s’exclama le père, c’est moi-même qui l’ai égorgé, avec ce couteau !
Il brandit l’énorme Opinel à bout de bras, ce qui nous fit effectuer un mouvement de repli.
- Arrête tes bêtises, André, intervint la mère, tu ennuies nos invitées je te dis... Tu vas leur faire faire des cauchemars...
Des cauchemars ? Nous ?
- Ah... Je plaisante, mesdemoiselles, je plaisante... Il n’y a que des vaches, ici, mais les cochons, on sait où les trouver, hein, pas vrai Adrienne ?...
- Ah ça oui, et il y a pas besoin de chercher bien loin des fois...
Le repas s’acheva sur la dégustation d’un Cantal de Salers à la croûte vénérable, suivi d’une part de clafoutis aux cerises, une petite part, faute de place, un clafoutis pour lequel on aurait pu avoir la tentation de vendre son âme à Méphistophélès oh oui, de signer le bas du parchemin, de son plein gré...
L’espace d’un repas, j’aurais ainsi perdu le paradis d’Allah et la Jérusalem Céleste réunis.
J’ai récité un début de sourate, puis le Confiteor in petto, par précaution.
La conversation passa de la Dordogne aux travaux des champs, des grands barrages aux résurgences, de la chèvre au chou, de la ville à la campagne, de l’eau au feu, de la terre aux arbres, de la mémoire à l’oubli, au temps qui passe...
Le père de julien s’installa dans ce qui semblait être « son » fauteuil, une position stratégique, parfaitement dans l’axe de l’écran de télévision. Julien et Karine s’affalèrent dans le canapé, et tout ce petit monde se plongea dans la contemplation somnolente de Thalassa, sur la troisième...
J’aidai Antoinette à débarrasser, malgré ses protestations, reposez-vous, ma pauvre petite, ce long voyage... Je ne me sentais pas fatiguée.
- Je ne suis pas très télévision, dis-je.
- Moi non plus, confirma Antoinette, et puis, je dois encore préparer quelques poulsèzes. Elles seront au menu de nos pensionnaires hollandais demain. Ils en ont déjà eu il y a deux jours, mais ils en redemandent.
- Je les comprends...
- Si vous voulez, vous pouvez m’aider à les préparer, comme ça, vous connaîtrez la recette...
- Je n’osais pas vous le demander...
- Ca me fait plaisir. Vous savez, Julien ne s’intéresse pas trop à la cuisine. Il préfère la lecture... Il lit des livres dont je ne comprends même pas le titre... Beaucoup de vieilles recettes se perdent, comme ça, avec tout le reste, parce que les enfants s’en vont...
La cuisine était magnifique. Aussi impressionnante que l’antre d’un alchimiste, avec un dallage de grès blond patiné, irrégulier, des meubles de chêne massif, des casseroles en cuivre pendues au mur, des fleurs des champs, et une gigantesque cuisinière en fonte qui occupait une bonne partie de l’espace dans le fond. Une vraie merveille. Comme une locomotive à vapeur. Un œuvre d’art indestructible, qui semblait avoir traversé le vingtième siècle sans la moindre éraflure... Deux grosses marmites bouillonnaient doucement. Je crois que l’on appelle ça des « fait-tout », mais je ne suis pas sûre.
Adrienne écarta les marmites, s’empara de quelques bûches posées dans un coin, souleva les plaques du dessus de la cuisinière avec un instrument de fer et précipita les bûches sur un lit de braises ardentes. Un nuage de petites particules incandescentes s’élança jusqu’au plafond, telles les lucioles aborigènes dans l’ « étoffe des héros » et clac ! les plaques se refermèrent impitoyablement sur les damnés…
- Les poulsèzes, ça se prépare la veille, précisa Adrienne, c’est meilleur réchauffé, vous savez…
Ah bon… Ca pouvait donc être encore meilleur ?…
- Je pense qu’il vaudrait peut-être mieux que je note la recette…
- Ah oui… Tenez, il y a un bloc de papier à lettres et un stylo sur le buffet.
J’écrivis « poulsèzes », mais un doute m’assaillit…
- Euh… Ca s’écrit comment « poulsèzes » ?
Adrienne se gratta le menton :
- Franchement, je ne sais pas, mademoiselle… Vous pouvez l’écrire comme vous voulez, allez… Je ne suis pas sûre que quelqu’un l’ait déjà écrit… La recette n’est écrite nulle part, cela fait partie de toutes ces choses qui se transmettent de mère en fille, comme ça, sans y penser… Le problème, c’est que je n’ai pas de fille, et que Julien n’est pas vraiment un passionné de cuisine…
- Ni d’agriculture, on dirait, ajoutai-je.
- C’est vrai, hélas, mais nous nous sommes fait une raison… Je vais vous faire une confidence : Nous avons longuement discuté avec le médecin de notre fils. Je crois que nous avons fait une erreur en voulant l’obliger à prendre la succession à la ferme. Ce n’est pas sa vocation. C’est dommage, mais on ne peut pas se forcer à devenir paysan. On l’est ou on ne l’est pas. Pour nous, la question ne s’est même pas posée. Nous l’étions, et nous le sommes toujours.
- Et… et ses petits malaises ?… Ca va mieux ?…
- Il vous en a parlé ?
- Euh… oui…
- C’est curieux, il n’en a jamais parlé à personne…
- Oh, très peu vous savez, comme ça, à cause du canoë…
- C’est difficile de savoir vraiment avec lui, mais je crois que c’est du passé. Ca remontait à plus loin… Sa grand-mère avait toujours peur qu’il se fasse mal en jouant. Elle l’empêchait de courir ou de faire du vélo…
- Que va devenir la ferme ? Vous semblez y être très attachés…
- Vous savez, c’est difficile à expliquer… Cette ferme, c’est beaucoup plus que des bâtiments, des cultures, ou des animaux. C’est le travail de plusieurs générations, nos parents, nos grands-parents, d’autres avant eux, toute notre histoire. C’est une partie vivante de nous-mêmes, tellement de travail… Passé un certain âge, c’est impossible de continuer. Voir toutes ces petites exploitations qui disparaissent, c’est une angoisse pour nous. Je voudrais juste que cette ferme continue de vivre encore un peu…
- Et vous ne trouvez personne pour prendre la suite ?
- Vous avez vu mes mains ? Regardez. Vous connaissez beaucoup de femmes qui accepteraient d’avoir des mains comme ça aujourd’hui… Je vous parle pas des courbatures… Je ne me plains pas. Nous sommes heureux ici, parce que nous sommes chez nous, et nous savons nous contenter de peu. Pour Julien, ce n’est pas la même chose… Le bonheur, comment dire, il faut qu’il aille à sa rencontre…
- Julien va donc partir ?…
- Il partira. Je crois que nous avons peut-être trouvé quelqu’un pour la ferme. Un couple de Hollandais. Nous les connaissons bien, ils sont venus plusieurs fois en vacances. Ils nous ont fait une proposition d’achat. Je crois que ce serait la meilleure solution. Le pire serait que Julien reste ici uniquement pour nous faire plaisir, uniquement parce qu’il n’aurait pas su nous dire « non »
- Est-ce que… Est-ce qu’il vous a parlé de ses projets ?…
- Pas vraiment… Je crois… je crois que ça ne dépend pas seulement de lui… Au travail, Isabelle, sinon, nous allons nous mettre en retard… Pour préparer la pâte, j’ai prévu un kilo de farine, mais vous pourrez varier les proportions en fonction du nombre de vos convives, et de leur appétit…
- On commence par faire la pâte ? m’enquis-je, en m’emparant du saladier rempli de farine.
- Non.
Mauvaise pioche…
- Non, continua celle qui savait beaucoup mieux que moi, on commence par faire les courses. Rassurez-vous, c’est déjà fait, mais en vérité, voyez-vous, ce qui sera le plus compliqué pour vous, à Paris, ce sera de trouver les bons produits. Pour la viande, un bon boucher. Demandez-lui du talon de jambon, et du petit salé, pas gras.
- C’est noté, fis-je, maintenant, on va pouvoir commencer la pâte ?
- Pas encore…
Ah bon…
- Il faut faire dessaler la viande la veille. Vous savez faire dessaler, hein ?…
- Euh, oui… mais… comment faites-vous ?…
- Vous mettez la viande dans un grand récipient rempli d’eau, la veille, hein, et vous changez l’eau deux ou trois fois. C’est comme pour la morue. Il faut que ce soit bien dessalé, sinon c’est immangeable… Pas la peine de noter ça, c’est facile de s’en souvenir…
- Je crois qu’il vaut mieux que je note tout… J’oublie plein de choses tout le temps…
- C’est parce que vous ne faites pas assez souvent le ménage dans votre tête… Il faut vider les tiroirs de temps en temps… Bien bien, continuons… Quatre œufs, du persil, du gros, une bonne quantité, avec de belles feuilles. Pas du persil d’élevage, hein… Quatre feuilles de blettes, un peu de gras de jambon ou de lard, sinon c’est trop sec, un chou bien pommé, choisissez le frisé, bien vert, avec de grandes feuilles, c’est ce qui va le mieux, du lait demi-écrémé, la pâte sera plus légère, voilà. Je crois que nous avons tout…
Zut ! Comment on écrit « blettes » ?
Je fis un petit récapitulatif en relisant mon papier. Voyons : Une journée, facile, pour trouver les bons commerçants et faire les achats, une journée pour faire dessaler la viande, déjà deux jours et on n’avait pas encore commencé la recette… Si j’avais bien tout suivi, il fallait aussi préparer la pâte la veille, parce que c’était meilleur réchauffé…
Bon…
Donc environ trois jours minimum pour une recette toute simple… ne me lançais-je pas dans une entreprise au-dessus de mes forces ? Cette recette était-elle bien adaptée au timing de la vie parisienne ? En tous les cas, il allait falloir que j’anticipe à mort si je voulais faire mon petit effet au prochain brunch d’après-piscine…
La pâte ?… J’osais plus demander…
- Maintenant, le bouillon.
Le bouillon ?
- Voyez, la viande est en train de cuire dans ce fait-tout depuis un bon moment, à feu doux, le temps qu’il faut, avec un bouquet garni, une carotte. Ne rajoutez surtout pas de sel, hein… La viande est cuite. Je la retire et je la mets de côté. C’est fini pour la viande. Le bouillon, nous allons le garder à feu doux, pour y cuire la pâte.
La pâte ??
- Maintenant, Isabelle, vous allez préparer la pâte.
Ah ! Je l’avais bien dit !
Mélangez bien la farine avec les œufs, voilà, n’ayez pas peur d’y mettre les mains, ça colle un peu au début, c’est normal..
Mon dieu, je regrette d’avoir négligé l’entraînement au pétrissage dans ma jeunesse… Cela se paye tôt ou tard par des crampes dans les doigts… Comme disait Raimu dans La femme du boulanger, « si je ne pétris pas pendant une journée, je m’en apercevrais. Si je ne pétris pas pendant deux jours, les autres boulangers s’en apercevront. Si je ne pétris pas pendant trois jours, les clients s’en apercevront… »
Non... Je confonds… C’est Arthur Rubinstein qui disait cela à propos du piano. Raimu, il disait « Je suis dans le pétrin !… Et je suis dans un pétrin qui ne pétrit plus… »
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