Patrick Micheletti



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J’eus un mouvement de repli. Je pensais que la consultation était terminée…

- Je ne suis pas très réceptive à ce genre de choses, fis-je, et j’ai peur de n’avoir pas beaucoup d’affection pour les hypnotiseurs…

- Inutile de recourir aux services d’un hypnotiseur. On peut s’hypnotiser soi-même très facilement. C’est moins banal et c’est plus sûr. Il n’y a rien de magique ou de sorcier là dedans. Pour vous le décrire, c’est un peu similaire à ce que l’on ressent lorsque l’on entre dans cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil. Quand on pique du nez, quand on ne peut plus tenir les yeux ouverts. Tout le monde connaît ça… Cela arrive souvent le soir, devant la télévision, ou l’après-midi, en pleine réunion de travail. En voiture aussi, malheureusement, lorsque l’on commet l’erreur de prendre le volant alors que l’on est en manque de sommeil. C’est aussi criminel que de le faire lorsqu’on est ivre, sauf qu’on ne peut pas le mesurer en soufflant dans un ballon. On ne dort pas encore, mais on est déjà déconnecté de la réalité. Certains parlent d’état second, mais cela n’a rien à voir avec du music-hall. C’est un état qui optimise les exercices de relaxation. Nous pouvons essayer ensemble une première fois, si vous voulez, ensuite vous le ferez seule, ce sera un jeu d’enfant.

Je n’étais pas très chaude pour me lancer dans ce genre d’expérience, et la perspective de perdre le contrôle de moi-même ne me disait rien de bon. Ca devait se voir à ma tête…

- Je ne pense pas y arriver, fis-je, je ne crois pas à ce genre de choses, et je n’ai jamais su me relaxer vraiment…

- Qui parle de croyance ? Sommes-nous en train de parler de petits hommes verts ou de divinités dans le ciel ? Est-ce que j’ai un turban sur la tête ? Est-ce que vous me voyez en train de rouler des yeux globuleux pour vous faire tomber à la renverse sur le parquet ?

- On peut essayer, si vous voulez, admis-je, j’ai confiance en vous… pour l’instant…

- Lorsque l’on veut faire une bonne relaxation, il ne faut surtout pas se forcer à se relaxer. C’est comme pour s’endormir, plus vous allez faire d’efforts pour chercher le sommeil, moins vous le trouverez. Restez assise à cette table, dans une position confortable, et prenez votre temps.

Il s’assit en face de moi, avec un petit air amusé, et répéta :

- Prenez votre temps, respirez lentement. Vous vous sentez bien ? Vous pouvez bailler si ça peut vous aider...

- Bailler sur commande ?...

- C’est très facile, je vais vous donner un petit truc qui marche à tous les coups : concentrez-vous sur votre menton. Relâchez bien le bas de votre visage. Parfait. Laissez votre bouche s’entrouvrir, puis inspirez par la bouche lentement, profondément...

Ca marchait... Je baillais autant que je voulais, et je sentais la belle patine de la table de chêne sous mes mains. C’était une sensation agréable. Le contact avec le bois me faisait du bien.

- Fermez les yeux, maintenant, respirez lentement, avec votre ventre, jusqu’à ce que la tension diminue. Relâchez les muscles de votre visage, puis ceux de vos mains, de vos bras, et de vos épaules. Ne pensez plus aux tensions que vous ressentez dans votre corps. Concentrez-vous sur votre respiration, et sur les parties de votre corps qui sont totalement détendues. Laissez vos mains posées sur la table.

Maintenant, vous allez visualiser un endroit agréable. Un endroit où vous aimez vous rendre, pour vous promener ou vous détendre. Est-ce qu’il y en a un que vous aimez particulièrement ?

- Oui, il y en avait un… C’était une petite île, au milieu d’une rivière.

- C’est parfait. Vous pouvez visualiser l’endroit ? Comme si vous y étiez ?

- Oui. Il y a un pont pour y aller.

- Continuez. Il fait beau. Imaginez une longue et tiède après-midi de dimanche, l’air est doux, la lumière baigne le paysage. Vous traversez le pont pour vous rendre dans l’île. Respirez lentement. L’air est léger, prenez le temps de reconnaître les parfums, ceux de la forêt, de la rivière, des fleurs, de l’herbe coupée. Le vent caresse votre visage. Vous allez continuer seule la promenade. Marchez lentement, rien ne presse. Je ne serai pas loin derrière vous. Soyez attentive aux bruits et aux images. Vous avez franchi le pont, vous êtes seule, maintenant, continuez.


Je suis arrivée dans l’île, et j’ai traversé le petit bois qui mène au bord de la rivière. Il y avait beaucoup de monde à cet endroit, comme chaque dimanche d’été. On cherchait l’ombre, l’ombre bleutée, piquée de violet. Tout me semblait si lent, si chaud, si calme. Les dames se protégeaient sous des ombrelles, ou de grands chapeaux colorés. Certaines lisaient, d’autres faisaient des bouquets de fleurs, ou de la broderie. Il y en avait même une debout au bord de l’eau, avec une canne à pêche. Deux soldats bavardaient, raides comme des soldats de plomb. Une petite fille sautait à la corde. Des barques et des avirons glissaient sur la rivière, je les voyais, au loin, entre les arbres.

Je me suis assise dans l’herbe, à bonne distance d’un barbu à casquette qui fumait sa pipe en somnolant. Deux petits chiens jouaient près de moi. Je commençais à somnoler moi aussi. Ma respiration était très lente, régulière, j’avais envie de m’allonger et de fermer les yeux, mais il y avait trop de monde. Mon cœur cogne dans moi poitrine, je le sens, mais cela n’a aucune importance. Je préfère sentir la caresse de ce vent tiède sur mon visage.

Le temps et l’espace sont comme figés dans cette lumière d’été irréelle. Ici, rien ne peut m’atteindre. Je sens mon ventre qui se soulève au rythme de ma respiration. Une petite fille et sa mère s’approchent de moi. Une petite fille très jolie, avec son chapeau blanc à larges bords, et sa robe blanche ornée d’une large ceinture rose clair. Un papillon rouge vole autour d’elle, mais elle ne le voit pas. Elle s’avance vers moi en me regardant fixement. Je lui souris et j’entends sa voix qui demande :

Qui es-tu ?

Je sens des larmes qui coulent sur mon visage. Elles tombent sur mes mains. Je ne suis pas en train de rêver. Je ne dors pas. Il ne faut pas que je pleure. La petite fille se rapproche. Elle tire sur la main de sa mère. Je vois ses yeux rougis par les larmes. Elle tourne le dos aux barques, elle ne veut pas faire la promenade sur la rivière, elle veut rentrer à la maison... Les gens me regardent. Il faut que je me concentre sur ma respiration. Quelqu’un s’approche derrière moi. Une femme vêtue de noir, immense, avec son ombrelle. Elle tient un petit singe en laisse… L’ombre gagne du terrain… L’ombre s’allonge…

- Isabelle ?

- Oui.

- Isabelle , il est temps de rentrer, maintenant. Vous allez regagner le pont. Je suis resté pour vous attendre. Marchez lentement, respirez. Tout va bien, Isabelle, profitez de ces derniers instants.



- Il va faire nuit ?

- Pas encore, Isabelle. Vous avez tout le temps. Vous allez traverser le pont en regardant les bateaux sur la rivière, et vous allez me rejoindre.

Juste avant d’entrer dans le bois, je me suis retournée. La petite fille me regardait toujours. Je lui fis un petit signe d’adieu, mais elle ne me répondit pas. Alors je me suis dirigée vers le pont.

- Vous me voyez maintenant Isabelle ?

- Oui, je vous vois.

- Traversez le pont. Marchez lentement. Vous allez me rejoindre et vous vous réveillerez. Vous serez calme et apaisée.

J’ai traversé le pont et j’ai ouvert les yeux. Mes mains étaient trempées, mes joues aussi. J’ai pris le Kleenex qu’on me tendait, et j’ai commencé par essuyer la table.

- Je n’aurais pas dû pleurer, fis-je, je suis désolée pour la table.

- La table a survécu à six générations de paysans corréziens, elle survivra à vos larmes… C’est de ma faute, je n’aurais pas dû prolonger l’exercice aussi longtemps, surtout pour une première fois.

- Ca a duré combien de temps ?

- Environ une demi-heure.

- C’est incroyable, j’ai eu l’impression que ça durait cinq minutes…

- Comment vous sentez-vous ?

- Bien. Je dirais, paisible. Peut-être un peu mélancolique. Un mélange de plaisir et de tristesse.

- Ne vous inquiétez pas pour les larmes. Elles viennent facilement chez les personnes hypersensibles. Cela permet d’évacuer certaines tensions, mais ce n’est pas le but de l’exercice. Il vaut mieux les éviter. Vous apprendrez à le faire lorsque vous parviendrez à mieux contrôler vos émotions. Ce n’est pas toujours aisé de démonter le mécanisme du souvenir. C’est un peu comme traverser les pelures d’un oignon. Ca pique les yeux...

- Vous m’avez hypnotisée ?

- Pas du tout. Vous y êtes arrivée toute seule. J’ai juste donné un petit coup de pouce au début, et à la fin…

J’ai pris un autre Kleenex , et puis un peu de temps aussi, pour faire du rangement à l’intérieur de ma tête. Le médecin fit un aller-retour à la cuisine, et revint avec une bouteille d’eau et un verre. L’eau fraîche était vraiment délicieuse. Elle n’avait pas du tout le même goût qu’à Paris. Qu’est-ce que ça peut être bon la vraie eau !

Quelque chose m’inquiétait dans cette histoire :

- Si vous n’aviez pas été là, comment aurais-je fait pour me réveiller ?

- C’est vous qui choisissez le moment pour entrer ou sortir de cet état, disons, de profonde relaxation. Un bruit un peu fort, ou une perturbation extérieure vous en fera aussi sortir. Un seul conseil, ne faites jamais ce genre d’exercice si vous devez ensuite prendre votre voiture pour un long trajet. Vous serez trop vaseuse…

- J’aurais pu faire cesser la promenade dans l’île à tout moment ?

- Oui, mais vous ne le souhaitiez pas visiblement. C’est pour cela qu’elle s’est un peu prolongée… Parce que vous vous sentiez bien je suppose. Parce que c’était un moment agréable.

- C’est vrai, mais sauf à la fin…

- A la fin, votre anxiété a repris le dessus, simplement parce que vous n’avez pas l’habitude. Mais vous avez parlé de mélancolie. Dites-moi en un peu plus sur cette mélancolie.

- Je ne sais pas. C’est difficile à définir. J’ai eu l’impression de faire un voyage dans le passé. Les gens étaient différents, leurs vêtements, leurs attitudes, le paysage, même. J’avais des sensations agréables, et d’autres qui se superposaient, plus étranges, plus inquiétantes.

- C’est bien. Vous avez encore du pain sur la planche, mais bientôt vous ne prendrez que du plaisir à ces petits exercices. Ce n’est pas une panacée, mais ils deviendront de plus en plus bénéfiques avec le temps. Il faut que ça fasse son chemin là-dedans – il se frappa la tempe avec l’index – et j’ai l’impression que vous apprenez vite…

Je me suis levée et j’ai avalé une dernière gorgée d’eau.

- Je me sens mieux maintenant, j’abuse de votre temps, je crois que je vais rentrer. Merci pour tout.

- Venez, allons rejoindre votre amie Karine.

Je fis une petite remarque en traversant le jardin :

- Je m’excuse, mais votre jardin, il est un peu en désordre, non ?

- Ce n’est qu’une apparence. C’est une sorte de désordre ordonné. Disons que je préfère les jardins anglais aux jardins français. Ca tombe bien, ma femme est anglaise.

- C’est quoi cette plante grimpante avec ces fleurs magnifiques ?

- C’est une Passiflore. Excellent pour ce que vous avez. Ca améliore bien le sommeil. Il y a plein d’autres bonnes herbes pour vous ici ! Regardez : Ces petites baies là-bas, c’est de la Mélisse, excellent aussi la mélisse. On utilise la feuille, et même la tige... Et ce petit arbuste, là avec les fleurs roses, vous connaissez au moins ?

- Non...


- Vous devriez. C’est de l’Aubépine. Remarquable sur les palpitations... Là-bas, au bord du petit étang, c’est de la Valériane. Tout dans les racines la Valériane. Ca calme bien. Venez voir...

Il me guida vers un petit muret effondré ou poussaient des arbustes avec des fleurs roses et des feuilles velues.

- Sentez-moi ça...

- Ca pue ! C’est infect...

- Bien observé, mademoiselle. C’est pour cela qu’on l’a appelée Ballote Fétide. Elle porte bien son nom, mais c’est pourtant une plante précieuse, un remarquable sédatif. Regardez les champs tout autour, c’est plein de coquelicots ! Un opiacé, mine de rien, avec son petit bulbe innocent. Le premier qui ait eu l’idée d’utiliser médicalement les coquelicots, ce fut Dioscoride, médecin des armées de César. A cette époque, les légionnaires étaient soumis à rude épreuve. C’était des êtres humains comme vous et moi, ou comme E.T., ils souffraient eux aussi de fatigue, de stress, d’éloignement et d’insomnie. Les préparations à base de coquelicots leur permettaient de trouver un meilleur sommeil.

- Vous utilisez aussi des plantes dans vos prescriptions ? Vous n’êtes pas Phytothérapeute, pourtant ?

- Non, mais je ne suis pas sectaire non plus. Je ne prive pas d’utiliser de bons médicaments , je ne vois pas pourquoi je me priverais d’utiliser de bonnes plantes...

- Je ne crois pas que les tisanes soient efficaces... J’ai essayé...

- C’est plus compliqué que ça... Ce n’est qu’une partie du traitement. Les infusions sont loin d’être suffisantes. La plupart des principes actifs contenus dans les plantes ne sont solubles que dans l’alcool. Ca complique. Il faut savoir maîtriser l’extraction. On peut aussi les décanter ou les faire macérer... C’est pas si simple...

- Julien m’a dit que vous aviez travaillé longtemps dans un grand hôpital parisien ?...

- C’est exact. L’hôpital Laënnec. Avant sa fusion avec d’autres et son transfert à Pompidou. C’est à ce moment là que je suis parti.

- Un changement radical... Pourquoi êtes vous venu vous installer précisément ici ?

- Ma femme adore cette région. Quant à moi, j’avais toujours travaillé en équipe, et j’avais envie de passer à autre chose, de me rapprocher de la terre et des gens, d’exercer la médecine différemment, en prenant le temps nécessaire. Ma femme était partante, on n’a pas hésité longtemps.
Karine nous attendait assise sous un vieux chêne, près d’un ruisseau, au centre d’une étendue d’herbe qui semblait plus verte qu’ailleurs, plus dense, et qui formait comme un cercle autour d’elle. L’air était chargé de parfums fleuris. Elle se laissait caresser par le vent, comme si elle prenait un bain d’air.

Elle se tourna vers nous et nous adressa un petit signe de la main. Je ne sais pas pourquoi, mais ça faisait une drôle d’impression. Le médecin s’arrêta brusquement, comme s’il avait oublié quelque chose.

- Je... je vais vous laisser... un coup de fil à passer...

- Mais... attendez... venez dire au revoir à Karine...

Il sembla hésiter, regarda de nouveau Karine, puis se contenta d’un signe de la main et reprit la direction du village. Qu’est-ce qui lui prenait ? il y a cinq minutes, il semblait avoir tout son temps...

- Au fait, Isabelle, lança-t-il, ne touchez pas aux champignons qui poussent ici, ce sont des mycètes, ils sont vénéneux.

Ah bon...

J’ai rejoint Karine près du ruisseau. Le vert de l’herbe jouait avec les reflets rouges de ses cheveux. Cette petite robe de lin blanc lui allait Hamiltonement bien. Elle découvrait ses épaules couvertes de taches de rousseur. Elle s’allongea dans l’herbe et demanda :

- Il est parti ?

- Oui... On dirait que tu lui as fait peur...

- Arrête...

- Je sens quand les gens ont peur. Je suis certaine que quelque chose le perturbait... Peut-être que tu l’intimides...

- N’importe quoi...

- Tu es très belle, tu sais... beaucoup plus que tu ne le croies... tu es...

- Attention à ce que tu vas dire…

- Galatée ? Flore ? Pénélope ?…

- Viens, Isabelle, rentrons maintenant.

On a repris la voiture pour descendre vers Argentat.

Les ombres s’allongeaient.

Chapitre 19

Le lendemain matin, nous étions au pied du mur.

Au pied du pont, devrais-je dire, à préparer nos canoës sur le quai d’Argentat.

J’embarquerai avec Marc, Karine avec Julien. Il y avait beaucoup de candidats au voyage, c’était tant mieux. Beaucoup de monde aussi sur le quai, des promeneurs en famille, et des gens qui prenaient un verre aux terrasses. Il faisait beau., l’ambiance me plaisait bien.

Il y avait un petit panneau jaune au bord du quai, qui commençait par ces mots : « Il est dangereux de s’aventurer dans le lit de ce cours… »

Glups…

C’est à cause des barrages, paraît-il, quand ils lâchent de l’eau, mais pas en ce moment. Il lâchent rien. Joli texte en tout cas. Au moins le début… Il y a certainement des poètes méconnus à l’EDF…



Avant le départ, j’ai religieusement écouté comme tout le monde le rappel de consignes donné par les organisateurs. En Français et en Anglais. Il fallait savoir nager, ne pas embarquer des enfants ne sachant pas nager, ne pas attacher un enfant au bateau, mon Dieu quelle horreur, il y avait donc des gens qui attachaient les enfants dans les canoës ? Pour ne pas perdre le canoë, peut-être ? Eviter les étapes de plus de vingt kilomètres, se souvenir que l’eau était froide, et se méfier de l’hydrocution, mais on n’expliquait pas comment éviter de tomber dans l’eau si le canoë se renversait, mettre tout ce qui craignait l’eau dans des bidons étanches, donc moi-même en premier, puis les vêtements de rechange, certainement, ne pas s’approcher des branches, prendre l’intérieur des virages pour éviter les drossages, mais c’est quoi un drossage ? Ah, oui, je me souviens, c’est très dangereux, le courant peut vous plaquer dans les branchages à l’extérieur des virages, il faut garder ses distances, c’est tout, toujours anticiper sur le danger, quitte à descendre reconnaître le passage à pied en cas de doute, ne pas lâcher sa pagaie, ni le canoë, en cas de chavirage, facile à dire, respecter la réglementation et l’environnement...

Avec Marc, Julien et Karine, nous avons passé en revue l’équipement : Gilets de sauvetage, allumettes, lampe, chapeau, crème solaire, couteau, lunettes de soleil, corde, pourquoi corde ? Tee-shirt à manches longues, trousse à pharmacie, c’est bon : le doc avait tout prévu, vêtements de pluie, aspirine, efferalgan, plus quelques bricolos de pilules secrètes planquées dans un sachet plastique, juste pour moi en cas de besoin...

Mesdames messieurs, annonça un des gentils organisateurs, vous allez maintenant accomplir un des plus longs et des plus beaux parcours de randonnée nautique du monde. Vous allez refaire la route des gabariers, ces rudes gaillards qui convoyaient le bois et le charbon, depuis la haute vallée de la Dordogne jusqu’aux vignobles du Bergeracois et du Bordelais. N’oubliez pas que cette rivière est aussi une de plus propres de France, elle abrite de nombreuses espèces de poissons, en particulier des milliers de truites et de saumons. Respectez-les, respectez-la. Bonne route, et soyez prudents.

Le canoë s’éloigna lentement du quai, sans aucune secousse. Cette fois, l’eau noire et profonde était juste au-dessous de moi. Ca allait bien, parfaitement bien. J’aurais juste voulu voir le fond, mais il fallait que je me concentre sur ma pagaie, comme à la répétition.

- Tu peux respirer, maintenant, Isabelle, fit la voix de Marc derrière mon dos.

Respirer ?

Tout allait bien, j’avais juste oublié un détail. Sans m’en rendre compte, j’avais complètement bloqué ma respiration depuis que le bateau s’était éloigné du quai. Sans doute parce que je craignais que cela ne fasse bouger le bateau ? Je ne m’en étais pas rendu compte, mais ça n’avait pas échappé à l’œil du médecin. En tout cas, cela ne me gênait pas. L’essentiel étant que cette embarcation restât bien stable.

- Si tu réussis la descente en apnée jusqu’à Montceaux, on va pouvoir t’inscrire dans le livre des records…

Je n’étais pas encore assez à l’aise pour me retourner, mais j’imaginais facilement le petit sourire ironique derrière mon dos. C’est facile de se moquer d’une pauvre spasmophile. Je me suis contentée d’un haussement d’épaules, et j’ai pris une longue inspiration avec le ventre, comme un soupir de lassitude, puis une autre. Je sentais les tensions s’apaiser. Le canoë se rapprochait de la rive gauche, pas grâce à moi, mais je participais quand même. Je voyais les hautes maisons de pierre et les balcons de bois juste au-dessus, dans le soleil. De l’autre côté, très loin, des gens faisaient des signes - d’adieu ?- Je voyais des bateaux devant nous, et d’autres qui s’éloignaient du quai. C’était parfait. Il y avait des sauveteurs potentiels partout, j’avais un excellent gilet de sauvetage et un médecin dévoué avec moi. C’était parfait.

Le pont se rapprochait maintenant, surtout la pile centrale, énorme, qui nous tendait les bras. Je vis le troll. Il était debout sur le parapet du pont et faisait pipi dans la rivière en ricanant.

- Il faut aller un peu sur la gauche, Isabelle, indiqua Marc, vas-y, je te laisse faire, entraînes-toi pendant que c’est calme.

Comment ça pendant que c’est calme ? Mais il y a déjà du courant ici ! Ca file de plus en plus vite ! En donnant un coup de rame à droite le bateau va aller vers la gauche ou l’inverse ? L’inverse. Ok. Un coup à droite un coup à gauche, logiquement, il devrait avoir tendance à aller tout droit ? Alors pourquoi il se met en travers ? Le temps que je comprenne ce qui se passait, la pile du pont s’éloignait déjà derrière nous.

- Parfait Isabelle, bien manœuvré ! Tu vois que tu peux le faire !

L’hypocrite... Je suis sûre que c’est lui qui avait redressé le bateau pour le maintenir dans la bonne ligne. Un pieux mensonge pour me mettre en confiance, une manière de ne pas tout compromettre en me déstabilisant bêtement dès le départ.

- Il y a plein d’algues devant, m’inquiétai-je, qu’est ce que je fais ?

- Ce ne sont pas des algues, rectifia-t-il, ce sont des herbes. L’été, elles veulent fleurir. Elles sortent la tête de l’eau pour chercher la lumière. C’est très joli, mais mieux vaut les éviter. Le passage est à droite, tu vois ? Là où il y a un peu plus de courant. Allez, vas-y, rame doucement, juste ce qu’il faut pour maintenir le bateau en ligne.

Le canoë entra dans une sorte de petit chenal où le courant s’accéléra encore. Nous naviguions dans un champ de fleurs blanches. Je n’étais pas franchement à l’aise, mais je pris le temps de jeter un coup d’œil aux jardins verdoyants et aux superbes maisons à tourelles qui se prélassaient sur la rive droite, dans une douce lumière argentée. L’horloge de l’église marquait 11 heures. Tout près de nous, quelques bateaux s’étaient égarés sur les bancs d’herbe, et de gros hollandais vexés piochaient dans la masse verte pour se dégager du traquenard. Peuh ! Des amateurs. De pauvres bougres englués dans ces herbes qui n’étaient pas des algues mais qui ondulaient souplement, juste sous la surface, comme dans les tableaux de Monet, ceux de la fin, quand il n’y voyait presque plus, et qu’il se rapprochait de l’abstraction, sans le savoir. Ou sans le vouloir, c’est difficile à dire... Je me déconcentre... Je dois rester dans le concret pour le moment…
Un peu au-delà du deuxième pont, nous passâmes devant l’embouchure d’une petite rivière que mon skipper d’occasion désigna comme la Souvigne. Le courant s’accélérait encore, il y avait carrément des vagues maintenant, et la Dordogne tournait franchement vers la gauche. Marc maintenait le bateau du même côté, tout près de gros amas de branchages, certainement pour éviter les rochers que l’on voyait affleurer vers la droite. Je commençais à me familiariser avec le maniement de la pagaie, sans faire de fantaisies. Il y avait de plus en plus de rochers sur la droite. A cause d’eux, la rivière se rétrécissait fortement, et ce qui arrivait en face prenait de plus en plus des allures de torrent. Juste devant nous, Karine se retourna et me fit un sourire avec le pouce levé. Je lui répondis de la même façon, avec mon pouce ridicule qui tremblait. Il y avait quelque chose d’agité là-bas, sur notre route… Marc avait pris la précaution de me l’expliquer longuement avant le départ, pour éviter un effet de surprise désastreux, ou l’impression d’avoir été attirée dans un guet-apens. Il est clair que sans cette précaution, la promenade se serait interrompue au moment précis où je vous parle. Il aurait fallu regagner la rive dare-dare pour éviter que je me donne en spectacle au milieu de toute la marine hollandaise réunie.


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