Patrick Micheletti


partir... Je voulais juste montrer l’ambiance du cloître la nuit à ces jeunes filles... Sans vous déranger



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- Tout va bien, mon père, on allait partir... Je voulais juste montrer l’ambiance du cloître la nuit à ces jeunes filles... Sans vous déranger...

Le curé braqua le faisceau sur nous. J’étais en apnée.

- Ah bravo ! De mieux en mieux ! Dans un lieu sacré qui plus est... Si je m’attendais...

- Vous me taquinez, mon père... Ce n’est pas du tout ce que vous croyez... Ce sont des patientes...

Il braqua de nouveau la torche sur nous, la promenant de notre tête aux pieds.

- Ah oui, bien sûr ! Elles ont l’air très malades...

- C’est à l’intérieur de leur tête que ça ne va pas bien. Des peurs irrationnelles. Il faut leur expliquer comment les affronter, les accompagner, les éclairer, pour leur permettre de les surmonter. Cette petite visite fait aussi partie du traitement...

- Dieu pourrait les aider à retrouver la sérénité, aussi bien que vous, sinon mieux !

- C’est possible. C’est bien pour ça que les hommes ont créé les dieux, non ? Pour diminuer leur angoisse...

Le curé agita sa lampe vers le ciel.

- C’est ça, blasphémez donc dans sa maison ! Il vous écoute ! Il note tout ! Il saura bien s’occuper de vous le moment venu. En tout cas, je serais curieux d’entendre ces deux jeunes filles en confession, pour le salut de leur âme...

- Je suis sincèrement désolé, mon père... J’aurais dû vous demander la permission...

- La permission ! L’absolution, oui ! Vous finirez au purgatoire, et encore, avec un peu de chance... Comptez pas sur moi pour vous obtenir un sursis... Vous êtes passés par-dessus le mur, comme la dernière fois, hein ?

Ah bon ? C’était un récidiviste ?

- Non, non, la porte était restée ouverte, assura Marc, avec une mauvaise foi passible de la foudre divine. Ah le faux-jeton ! On lui donnerait le bon Dieu sans confession... C’est pas le purgatoire qui l’attend, c’est le troisième cercle, le septième sceau, la neuvième porte...

- Oui, ouverte, bien sûr... Ricana le curé en nous montrant le trousseau de clés. Maintenant, elle est ouverte. Alors je vous en prie, messieurs-dames, allons-y...

Une fois sortis, le prêtre referma soigneusement la porte du cloître et vérifia le petit mécanisme à jetons que devaient utiliser les gens normaux…

- Non mais sans rire, fit-il, vous donnez le mauvais exemple. C’est quand même pas difficile de demander... Je vous aurais donné des jetons - Il nous jeta un œil soupçonneux - Enfin... Peut-être...

- C’est promis, mon père, fit Julien, mais vous devriez quand même retourner vérifier à l’intérieur... Il y a des moines qui se promènent sous les arcades...

- Des moines ? Bien sûr qu’il y a des moines ! Et alors ? Ils sont chez eux, non ? Ca fait au moins huit siècles qu’ils déambulent dans ce cloître, vous savez... On commence à s’habituer... Pourquoi croyez-vous que l’on place de lourdes dalles de pierre sur les caveaux, que l’on scelle les urnes, ou que l’on cloue les cercueils ? Pour les empêcher de revenir, évidemment ! Au Queensland, on remplit l’estomac des morts de cailloux, pour qu’ils restent tranquilles. Deux précautions valent mieux qu’une...

Il nous raccompagna jusqu’au taxi, sur le petit parking qui domine la Dordogne.

- Mais au fait, s’inquiéta-t-il, qu’est ce que vous bricolez par ici, à part traîner la nuit dans les cloîtres en galante compagnie.

- Nous faisons la descente de la Dordogne en canoë. Nous couchons à Gluges ce soir.

- Je suppose que cette descente fait aussi partie du traitement ?

- Oui, cela en fait partie.

Le prêtre se gratta le menton, puis rangea la lampe dans la poche de sa veste :

- Pas simple de soigner les âmes, hein docteur ? Vous en savez si peu sur les âmes, hein ? Ca vous dépasse, forcément...

- Je ne sais pas si nous parlons de la même chose... Bonne nuit, mon père ! A bientôt...

Le taxi démarra.

- Une dernière chose, fit le curé en s’appuyant sur la portière. Cessez donc de m’appeler mon père, et n’entraînez pas ces jeunes filles sur les chemins du purgatoire.

Il se signa.

- Jeunes filles, jeunes filles, faut rien exagérer...

Ah le cochon ! Ca nous a ramenées sur terre !


On a quand même bien rigolé sur le chemin du retour avec les histoires de moines et de moinillons... Les oreilles du curé ont dû lui siffler je vous dis pas... Quand même, j’étais encore bien ballonnée, moi. Peut-être à cause de cette histoire de cailloux dans le ventre...

Le taxi qui nous ramenait s’est arrêté quelques minutes au belvédère qui domine le cirque de Montvalent.

De l’autre côté, au-delà de la rivière et des falaises, la vue s’étendait très loin jusqu’à l’horizon et le ciel était d’une pureté extraordinaire. Il paraissait immense, très noir, et constellé d’étoiles. J’ai cherché un autre mot pour le décrire, je vous jure, mais je n’en ai pas trouvé. Il était constellé, un point c’est tout. Je n’avais jamais vu autant d’étoiles à la fois.

On a plein de spectacles à Paris, mais jamais celui-ci, à cause de la pollution lumineuse, et de l’absence de curiosité sidérale. On a fini par oublier qu’il y avait un univers autour de Paris. Ca rassure finalement.

- Je suis la reine de la nuit, récita Karine, la déesse de la Lune drapée dans son manteau étoilé !

Marc nous expliqua que le causse de Gramat, à quelques kilomètres d’ici, était l’endroit le plus sombre de France, le moins touché par la pollution lumineuse. Il n’y avait pas le moindre éclairage sur des kilomètres à la ronde. Un trou noir. Un oubli ? Faut pas le répéter, ils vont y coller des réverbères… Pour le moment en tout cas, cette noirceur préservait la pureté originelle du ciel nocturne, rendant l’endroit unique, comme isolé du monde.

Vers l’horizon, il y avait une étoile qui brillait d’un éclat particulier, plus intense que les autres, un peu rougeâtre. J’ai fait la remarque :

- C’est curieux cette étoile, on dirait qu’elle est rouge...

- Ce n’est pas une étoile, à répondu Marc, c’est une planète, c’est Mars.

- Ah bon ?

- Hé oui... C’est une planète qui a toujours intrigué les humains. Un problème de couleur certainement. Ce rouge sanglant, et ces petits hommes verts... Tiens, nous sommes le 12 août, c’est un anniversaire... figurez-vous que c’est le 12 août 1877 qu’un astronome nommé Asaph Hall a découvert le premier des deux satellites de Mars. En fait, il les cherchait depuis un bon moment, sans succès, l’œil rivé toutes les nuits à sa lunette dernier modèle. Le 11 août, découragé, il décida d’abandonner. C’est sa femme Angelina qui insista pour qu’il continue encore une nuit. Juste une. Une intuition certainement, puisque c’est cette nuit là qu’il découvrit le premier satellite. Six jours après, il découvrit le second et entra de fait dans l’histoire de l’astronomie. Merci Angelina.

- Des petites lunes ? Demanda Karine.

- Pas vraiment. Beaucoup plus petites en tout cas. A peine dix kilomètres de diamètre. Et beaucoup moins avenantes. Ce sont des blocs de roche et de glace déchiquetés par les cratères d’impact. On ne sait pas trop comment ils sont venus s’égarer dans l’orbite de Mars. Des tas d’histoires fumeuses courent à leur sujet...

- Ils ont tout de même un nom, je suppose ?

- Bien sûr. Les astronomes ont la manie de baptiser tout ce qu’ils découvrent dans le ciel. Comme Asaph Hall leur trouvait un aspect étrange et plutôt hostile, il les nomma Phobos et Deimos, en Grec : Terreur et Panique. Puis, avec un peu de malice, il donna le nom de jeune fille d’Angelina au plus gros cratère de Phobos : Stickney.
Phobos et Deimos.. C’est bien trouvé non ? Phobos, cela vous dit quelque chose ?

Oui, ça nous disait quelque chose...

Chapitre 21

A voir comme ça sur la carte, notre deuxième étape me paraissait un peu longue… Trente-cinq kilomètres de méandres entre Gluges et le village de Saint-Julien -Lampon, c’était peut-être un peu beaucoup, je ne me rendais pas bien compte…

Nous devions partir de bonne heure et nous laisser descendre tranquillement, en prenant notre temps, avec une pause-déjeuner à Lacave.

Le paysage devint très différent.

Sitôt franchie la frontière entre les départements de la Corrèze et du Lot, la rivière entre dans le causse de Martel. Le vert Corrézien disparaît, les collines s’estompent, les vaches et les veaux se font rares, hélas…

On navigue dans un silence de cathédrale, sur des kilomètres, entre des falaises abruptes où vivent des colonies d’oiseaux.

Après avoir parcouru les méandres au-dessous du village de Montvalent, nous fîmes halte à Lacave, le temps d’un pique-nique juste sous l’éperon rocheux où se dresse le superbe château de Belcastel, le temps aussi de se dégourdir les jambes en se promenant jusqu’à l’entrée des grottes.

Des grottes fameuses, paraît-il, mondialement connues, on vient de partout, il ne fallait pas manquer ça, pas aujourd’hui, bien sûr, mais une autre fois, à l’occasion...

C’est cela, oui, à l’occasion, on en reparle...

Une chance pour nous, on n’avait pas le temps. Trop à faire. De toutes façons, il n’était pas envisageable de faire entrer Karine là-dedans. Elle fit même un écart en passant devant la caverne, pour la maintenir à distance de sécurité. On s’est juste arrêtés pour prendre le dépliant publicitaire.

Il y était question d’un ascenseur à l’intérieur de la grotte… Quand j’ai dit ça à Karine, j’ai vu sa pupille se dilater sous le poids des mots… Imaginez un peu… Se retrouver enfermée dans un ascenseur qui tomberait en panne à l’intérieur d’une grotte… Le fin du fin… L’enfer du claustrophobe, plus fort que Jérôme Bosch et Dante Alighieri réunis…

Il était aussi question d’un petit train qui s’enfonçait sous la terre pour vous faire entrer dans la salle du chaos, par le couloir des neiges… Ca ne me disait rien qui vaille... Plus loin, disait la brochure, dans les entrailles du calcaire, un dragon susceptible veille jalousement sur la salle de la Tarasque, trois Parques jouent de l’orgue bien à l’abri sous un dôme de soixante mètres, je ne sais plus, je crois que je confonds… Encore plus bas, on se rapproche d’étendues vertes, de puits sans fond. Il y a des colonnes dorées où s’accrochent des araignées de cristal, des mirages, des gours, de grands lacs transparents où gisent des villes englouties. Plus loin, encore, et plus profond, sous les dentelles aériennes, des salles immenses où la lumière devient noire… L’enfer est proche, c’est évident… Et d’autres salles encore, plus secrètes, plus sombres, des salles interdites, où des anges de pierre veillent en silence sur des trésors phosphorescents.

Ouf ! C’est bien décrit, hein ? On s’y croirait pour un peu… Mais pas cette fois, non, c’est bien assez pour aujourd’hui, une autre fois, peut-être, si le temps le permet, oui, bien sûr, on en reparlera, promis...

Il paraît que c’est l’eau qui a creusé cette merveille. En quelques millions d’années tout de même… Je ne sais pas si l’eau a de la mémoire, mais en tout cas, elle a de la patience…

Nous ne nous attardâmes pas trop, vu qu’il restait encore

Plus de vingt kilomètres à parcourir à la force du poignet…

A la sortie du village de Lacave, à l’endroit où la petite rivière l’Ouysse rejoint la Dordogne, un des canoës hollandais s’était fait prendre dans une sorte de tourbillon, et tournait en rond sur lui-même, sans pouvoir en sortir, malgré les efforts à la pagaie de ses deux occupants. Il paraît que ça s’appelle « faire la boussole ». Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus… Si ça se trouve, ils tournent encore en rond là-bas à l’heure où je vous parle…

Après le passage sous le château de La Treyne, la rivière s’accélérait nettement au niveau de Terregaye, mais il fallait tout de même pagayer ferme pour se tenir à l’écart de ces inquiétants drossages encombrés de branches mortes.

Nous retrouvâmes quelques minutes la civilisation et les voitures en traversant Souillac, puis de nouveau les arbres, les champs, les drossages et les affleurements rocheux.

J’avais appris à reconnaître l’approche des rapides à l’oreille, parce qu’on les entend venir bien avant de les voir.

D’abord, c’est comme le bruit de la pluie. Une petite pluie qui tombe sur un pavé humide. Une pluie fine, une pluie dense, et puis cela devient plus fort, plus insistant, de grosses gouttes, comme une averse. Lorsque l’on est tout près, cela devient une pluie d’orage, puis un déluge… Parfois, quand le rapide est très puissant, cela ressemble au bruit d’un train sur les rails, au passage d’un TGV…

Et puis on est dedans, et on arrête de gamberger. On arrête d’écouter. On arrête même de s’écouter. On agit. On fait ce qu’il y a à faire, parce que sinon, c’est le bain forcé, et croyez moi sur parole, l’eau n’est pas tiède…

J’en avais plein les bras et je laissais Julien faire le gros du travail. Marc et Karine ouvraient la route devant nous. J’ai commencé à regarder la carte de plus en plus souvent, à poser des questions, puis à compter les kilomètres qui restaient… Douze… Onze… Dix… Un village… Huit… Un château… puis Saint-Julien enfin, béni soit-il entre tous les saints !

Merci Julien.

Je ne ramais plus du tout. J’avais des courbatures partout. Plus envie de rien, juste d’un lit douillet, d’un peu d’amour…
En fait de lit douillet, nous héritâmes d’une couchette dans un des bungalows du camping municipal. J’ai dormi deux bonnes heures. Trop peut-être…

Le soir venu, nous nous sommes installés pour pique-niquer sur un des grandes tables de bois, en compagnie de quatre Belges joviaux, qui appréciaient manifestement le rituel du « Chabrol » Ils ont renouvelé le rite à plusieurs reprises, avec le soutien d’une bonne bouteille de Madiran, avant de nous demander si nous étions de la région, et si nous connaissions l’origine de cette coutume fort agréable.

- Je crois que Julien est le plus compétent sur le sujet, fit Marc.

- Ok, Ok, soupira Julien, le maître va éclairer votre lanterne sur les cérémonies secrètes de la Corrèze profonde. Non mademoiselle, ce n’est pas un pléonasme, un peu de respect je vous prie...

Il versa quelques gouttes de soupe puis une rasade de Madiran dans chacune de nos assiettes, nous invita d’un geste à la dégustation, puis savoura lui-même sa soupe pourpre avec lenteur, dévotement, en faisant des grands slurps, en faisant des grands slurps...

Il s’essuya la bouche d’un revers de manche et commença son récit :

- Pour mieux comprendre cette région, cette rivière, il faut devenir réceptif. Il faut faire le ménage dans sa tête, ouvrir ses yeux, son cœur, son âme. Il faut oublier un moment les vacances, les canoës, les caravanes, et les voitures...

Je vous propose de commencer par la sensation. Oubliez ce qui vous entoure.

Il fait un peu frais ce soir, la tiédeur du liquide vous réchauffe, l’alcool vous réconforte, il apaise votre fatigue, vous vous sentez légèrement euphoriques. Le goût est un peu âpre, pas vraiment raffiné. Ce n’est pas une boisson pour palais délicats, le chabrol.

Cette sensation que vous avez à présent dans la bouche, ce bouillon âpre et chaud, où se mêlent les plantes, les légumes, le lard, le raisin, le sel, la terre, les paysans de ce pays, les éleveurs, les bûcherons, les pêcheurs et les gabariers l’ont eu dans la bouche bien avant vous, pendant des siècles, de génération en génération. En partageant cette sensation avec eux, vous entrouvrez une porte. Une de ces portes de la perception dont vous avez peut-être entendu parler. La porte du « Chabrol », ou du « Chabro », comme disait mon grand-père.

Ce goût rustique qui se dissipe dans votre bouche, il se dissipait dans la bouche de gabariers quand ils s’élançaient sur la Dordogne, lestés de leur énorme chargement de bois coupé. Il se dissipait dans la bouche des bûcherons, lorsqu’ils avaient repris des forces, dans la bouche des mineurs, des ouvriers de gravières, des paysans, des vignerons. Il se mêlait aux senteurs de l’herbe fraîchement coupée, au parfum des genêts, des sapins, des lavandes et des sous-bois. Il rejoignait à table le fumet du rôti de veau en cocotte, les effluves du chou farci, le petit salé, la fricassée de truites ou de saumons. Il s’effaçait les jours de fête pour laisser la place au vin vieux, au foie gras, aux magrets, aux cèpes à tête noire, aux girolles et aux clafoutis.

- Arrêtez, par pitié jeune homme, fit un des Belges en montrant son sandwich à la mimolette, vous nous mettez à la torture une fois...

- Nous avons sacrifié au rituel, continuait Julien, ils sont autour de nous maintenant, nous sommes ensemble depuis le début, parce que nous ne sommes encore jamais morts, et parce que nous nous sentons heureux au même endroit.

Poussez la porte, encore une rasade ! Faire Chabrol, c’est communier avec la terre de la Xaintrie. Vous êtes les bienvenus, maintenant. Ils vous accueillent au son de leurs cabrettes, ils vous toisent derrière leurs sourcils broussailleux, vous font tourner en bourrique, vous offrent quelques noix, une tranche de pain bis, un verre de Ratafia ! Ainsi-soit-il. Amen.

Hou-là… Il joignait peut-être un peu trop le geste à la parole, notre conteur… Quelques curieux s’étaient approchés de la table.

- Bravo, jeune homme, fit un grand blond avec un fort accent nordique, mais qui étaient donc ces famous gabariers dont tout le monde nous parler ici ?

- Continuons notre voyage. Pour mieux les comprendre, il nous faut retourner en arrière, loin en arrière, dans la haute vallée, bien avant la construction des barrages. Je suis de ce pays, je peux vous y conduire. Je dois vous entraîner à une époque où les hommes se battaient encore avec des haches, des épées, des arcs et de flèches. Quand la rivière était comme un torrent dans les collines. A une époque où il y avait tellement de saumons dans cette rivière, que c’était devenu l’ordinaire du pauvre, et que les ouvriers agricoles devaient supplier leurs employeurs de ne pas leur en imposer aux repas plus de trois fois par semaine… Vous avez vu cette vieille cité de Beaulieu, hier ? Le Prince Noir en a fait le siège pendant la guerre de cent ans. Oui, messieurs les Anglais, oui, c’est ici que commence mon histoire. L’histoire de ces hommes à qui la Dordogne offrait une chance de bien gagner leur vie, de bien la vivre, au risque de la perdre. De solides gaillards malcommodes, miladïou, qui maîtrisèrent la navigation sur le fleuve de l’aube du seizième siècle jusqu’au début du vingtième.

La chance des gabariers, la fortune de la Dordogne, c’était les vignobles immenses qui recouvraient les coteaux du Bordelais et du Bergeracois. Les viticulteurs avaient un besoin vital de bois. De tonnes de bois. Du bois de bonne qualité, pour soutenir les pieds de vigne, pour fabriquer les cuves et les barriques.

Ce bois tant convoité, il y en avait à profusion sur les collines et les plateaux qui dominaient la haute vallée de la Dordogne. Il suffisait de le transporter. Le meilleur moyen de le faire était la voie fluviale. Les viticulteurs et les négociants étaient prêts à payer le prix pour l’obtenir, les bûcherons, les pêcheurs et les paysans des collines de Xaintrie et d’ailleurs le savaient.

Restait à trouver des hommes du pays, ayant le cœur et le reste bien accroché, pour affronter le dragon turbulent qui mugissait au fond de gorges inaccessibles.

- A quelle époque sont apparus les premiers Gabariers ? demanda quelqu’un.

- On ne sait pas exactement. Probablement au milieu du quinzième siècle, suivant l’essor du commerce viticole en Gironde et en Bergeracois. La plupart des gabariers étaient d’abord bûcherons ou pêcheurs, et le plus gros de la charge qu’ils transportaient leur appartenait. Ils travaillaient souvent pour leur propre compte. On envoyait le bois coupé par flottage, jusqu’aux ports d’attache des gabares, en aval, là où se trouvaient les chantiers de construction des barques, qui se succédaient sur les quatre-vingt kilomètres de rapides depuis Bort les Orgues, jusqu’à Argentat : Vernéjoux, Mirande, Spontour, Le Chambon, Roumegoux, et tant d’autres... Il y a soixante ans, la construction des barrages noya les gorges et mit fin à la navigation dans la haute-vallée.

Depuis, dans cette partie haute de son cours, la Dordogne n’existe plus. Le paysage est resté magnifique, mais la rivière a disparu.

Dans « La rivière espérance », de Signol, on voit deux gabariers remonter le cours des gorges jusqu’à la source du fleuve, comme on ferait un pèlerinage. C’est beau. C’est beau comme du Signol. Mais c’est fini. C’est fini maintenant. Il n’y a plus rien à remonter. Plus rien que le silence. Il n’y a plus que des gabarres de pacotille, qui errent inlassablement, tels des vaisseaux fantômes, à la surface de sombres lacs où gisent des villages à jamais engloutis.

Le corps de la rivière a disparu, certes, mais pas son âme. L’âme de la rivière survit encore dans le souvenir de ceux et celles qui l’ont connue avant. Avant qu’elle soit domptée, quand elle était encore sauvage. Elle est vivante dans les récits des parents et des grands-parents, elle est vivante dans les esprits, elle trace son chemin dans la mémoire, et elle attend…

Tous les vingt ans, les techniciens d’EDF vidangent les lacs pour effectuer les travaux de surveillance et d’entretien des barrages. C’est une méthode simple et efficace pour créer un décor d’apocalypse à peu de frais. Il suffit d’ouvrir les vannes. Lorsque le lac est vide, une immense vallée jonchée de ruines et de poissons morts apparaît. Une vallée parcourue par un mince filet d’eau boueuse, l’ectoplasme de la Dordogne. Les villages engloutis reviennent à la lumière du jour.

Pour ceux qui ont vécu dans ces villages, c’est un moment étrange et émouvant. Ils y retournent alors, non pas comme en pèlerinage, mais plutôt comme on voyagerait dans le temps, à la recherche des images de son enfance.

Ils parcourent le chemin vers le passé et vers le bas, il faut descendre, parce que ce ne sont pas les ruines du village qui remontent à la surface, ce sont les habitants qui redescendent au fond du lac.

Ils y descendent par des chemins qu’ils reconnaissent, ils y retrouvent les vestiges de leur maison natale, la cour de l’école, le monument aux morts, l’église, le cimetière, un arbre, un parapet, quelques marches d’escalier, mais aussi des visages. Ceux des parents, des grands-parents, du maître ou de la maîtresse d’école, d’autres enfants, des rires, des jeux, des larmes, les premières émotions, les premières joies, les premières peines, les premières découvertes, les premières amourettes, les premières déceptions.

Cette manière de cheminer vers un passé enfoui dans la vase ne peut pas laisser insensible. Tout cela semble si mort et si proche à la fois. On sent bien qu’il faudrait peu de choses pour que la vie reprenne ses droits dans la vallée. Dès que le lac est asséché, l’herbe repousse très vite sur le sol limoneux. Elle recouvre tout en quelques jours, d’une manière exubérante, comme si elle se dépêchait de reprendre possession de son territoire. Comme si la vie se savait pressée par le temps. Il suffirait d’à peine quelques mois de soleil, quelques années…

Lorsqu’ils remontent la pente vers le présent, les pieds des voyageurs s’enfoncent dans la boue, comme quand on escalade une dune de sable. Alors ils évitent de regarder en arrière, pour ne pas prendre le risque d’apercevoir les signes d’adieu que leur feraient tous ces fantômes de leur enfance, tous ceux qui vont rester au fond du lac, lorsque le barrage se remplira de nouveau.

Dans la tête de ceux qui se souviennent, la Dordogne est devenue une rivière imaginaire, une rivière idéale, idéalisée, peut-être, on ne m’en voudra pas…

- Les gabariers ne transportaient que du bois ? Demandai-je, pour tenter de ramener Julien sur la terre…

- Surtout du bois, oui. Du Merrain pour les barriques, et de la Carassonne, du châtaignier, pour tuteurer la vigne, mais aussi du fromage, des châtaignes, du miel, des peaux de vache, oui monsieur, do you understand « peau de vache » ? Suede ? yes ? Et du charbon, du charbon des mines d’Argentat, qui ont été fermées en 1860.


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