- C’est radical…
- C’est du Cioran… Le côté mauvais coucheur du personnage… Il faut en prendre et en laisser. C’est vrai que nous sommes tous atteints par l’anxiété à un moment ou à un autre, mais nous y réagissons de manière différente. L’anxiété n’est pas toujours maléfique. Jusqu’à un certain point, c’est une forme de dopant indispensable à l’équilibre du système nerveux. Certains sportifs, par exemple, sont beaucoup plus performants en situation de stress ou de pression. Ce n’est que lorsque le seuil de tolérance est atteint que les problèmes surviennent. Palpitations, trac, rougeurs, sueurs froides, insomnies, vertiges, et dégringolade… On entre dans un cercle vicieux où l’anxiété se nourrit des troubles qu’elle provoque. La trouille génère des palpitations qui génèrent une trouille aggravée et ainsi de suite… Vous vous souvenez certainement de ce match, France-Brésil, la finale de la coupe du monde de football 1998. Impossible d’y échapper, hein ? Et un, et deux, et trois zéro !… Quelques jours avant le match, Ronaldo, le meilleur joueur brésilien, fut pris de sensations de vertiges, de palpitations, de crises d’anxiété, d’accès de fatigue... Toute la panoplie... Des tas de médecins se sont précipités à son chevet, on lui a pratiqué tous les examens possibles et imaginables, sans rien trouver, tant mieux pour lui, il est en super-forme aujourd’hui... A l’époque, personne n’a réussi à le soigner, et personne n’a jamais élucidé le mystère... Cela a complètement déstabilisé son équipe.
Il est probable que la crise de spasmophilie de Ronaldo a été pour une bonne part dans la victoire de l’équipe de France en 1998...
Presque tous les changements dans la vie quotidienne, petits ou grands, sont générateurs d’anxiété : La compétition, la pression, La mort, la maladie, le couple, la religion, l’argent, le travail, le sexe, les enfants, et même les loisirs, les vacances, la télévision, les fêtes familiales… Les situations génératrices d’inquiétude ou de comportements d’évitement sont innombrables. Mais il faudrait aussi parler de la différence entre peur et angoisse... La peur est toujours associée à un objet, pas l’angoisse. C’est ce qui la rend insaisissable. On sait toujours de quoi on a peur, on sait rarement pourquoi on est angoissé. Les causes sont multiples. Génétiques, physiologiques, psychologiques, familiales, sociales… Un vrai sac de nœuds je vous dis…Une toile d’araignée inextricable qui se tisse à la fois autour de nous et au plus profond de notre cerveau. Savez vous que le cerveau humain contient plus d’un million de milliard de connexions ? Si l’on parvenait à les compter à raison de mille par seconde, il faudrait 30 000 ans pour en venir à bout. Difficile de comprendre comment et pourquoi tout cela fonctionne, ou ne fonctionne pas…
- Il existe des médicaments pourtant ?
- En effet. Très nombreux, très demandés, et très efficaces, du moins jusqu’à un certain point, comme celui que vous gardez tout le temps dans votre poche, au cas où...
- C’est quoi au juste, les anxiolytiques ?
- Ce sont des benzodiazépines, pour la plupart. BZD pour les branchés : Rivotril, Hypnovel, Narcozep, Témesta, Lysanxia, Séresta, Tranxène, Vératran, Mogadon, Noctamide, Halcion, Urbanyl, Xanax, Victan, Lexomil, la liste est longue, très longue.... Les petits enfants du Fameux couple Librium-Valium des années soixante, en quelque sorte... A l’époque, on appelait ça des tranquillisants.
- Et ils agissent comment ?
- Oh, c’est tout bête : Les agonistes à effet allostérique modulent la sensibilité du récepteur GABAA de la cellule nerveuse. Pour être plus clair, ils augment la fréquence d’ouverture des canaux chlorure GABA-dépendants, ce qui, bien entendu, favorise l’effet du GABA...
- Oui… C’est passionnant… Mais encore...
- Quand j’ai raconté ça la première fois à votre copain Julien, il a cru que je parlais des Gabarres... En fait, c’est de l’ acide gamma amino butyrique qu’il est question. L’ «hormone du sommeil » Il suffit d’augmenter la quantité de chlore à l’intérieur des cellules nerveuses pour renforcer les effets inhibiteurs du GABA.
- Et le résultat de tout ça ?
- Le résultat : c’est l’effet GABA. Une légère euphorie, une diminution du stress et de ses conséquences, comme le trac, ou les palpitations, un meilleur sommeil, moins de cauchemars. En clair : « Je vais bien, tout va bien !... »
- Une sorte de pilule du bonheur ?
- En apparence seulement. Pour être plus sérieux, ces BZD ont des tas de propriétés intéressantes, mais surtout, ce sont des anxiolytiques très efficaces. Et très appréciés, donc très rentables... Les Français sont les plus gros consommateurs mondiaux de ces jolies molécules. Pire que le vin rouge et le camembert au lait cru réunis...
- Pourquoi dites-vous « En apparence seulement » ?
- Il y a toujours un prix à payer, et celui-ci n’est pas remboursé par la sécurité sociale... L’effet GABA précède l’effet gueule de bois, si vous voulez. Il y a des effets secondaires, tertiaires, et même carrément indésirables... En gros, des problèmes de mémoire, de concentration, de somnolence, mais le pire, c’est l’accoutumance. Plus on en prend, plus on a besoin d’en prendre, d’où cette consommation frénétique dans certaines populations ou dans certains pays, comme le nôtre. Si l’on stoppe les BZD, le sevrage s’avère pénible, avec une augmentation brutale de l’anxiété, de l’insomnie, et des cauchemars... Un état de manque, quoi...
- Faire moins de cauchemars, c’est plutôt une bonne chose, non ?
- Chère mademoiselle, à l’heure où nous nous parlons, personne sur cette terre n’est en mesure d’expliquer pourquoi le cerveau humain a besoin de rêver. Ni pourquoi ni comment, d’ailleurs. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il s’agit d’un besoin vital. Les rêves, comme les cauchemars, se produisent durant un des cycles principaux du sommeil, que l’on appelle le sommeil paradoxal.
- Ca, je connais !
- En cherchant bien, des spécialistes du sommeil se sont rendu compte récemment que certaines doses de benzodiazépines pouvaient supprimer la quasi-totalité du sommeil paradoxal. Plus de paradoxal, plus de rêves. Plus de rêves, plus de cauchemars. CQFD. Maintenant, quelles peuvent être les conséquences à terme de cette suppression sur le cerveau humain, je n’en ai pas la moindre idée. Ni moi, ni personne...
- Il y a une chose qui m’échappe dans votre raisonnement : Vous dites ne pas connaître la nature de l’anxiété, et pourtant, vous connaissez des médicaments pour la supprimer ?
- A votre avis, la lumière, c’est une onde ou un flot de particules ?
- Je n’en sais rien et je ne vois pas le rapport...
- Vous ne connaissez donc pas la nature de la lumière, et pourtant... Si vous appuyez sur cet interrupteur, là, vous allez voir, elle va s’éteindre... Etonnant, non ?
Il joignit le geste à la parole, et nous plongea dans la pénombre. Il souriait béatement, très satisfait, semble-t-il, de sa petite démonstration.
- Et je fais quoi, moi, avec ça, m’enquis-je, en sortant la petite boîte d’anxiolytiques que je gardais en permanence dans ma poche.
- Gardez la pour l’instant, et prenez en encore si vous en ressentez vraiment le besoin. De toutes façons, le seul fait d’avoir cette boîte dans votre poche, cela diminue déjà votre anxiété, sans même en consommer. C’est toujours ça de gagné, mais il est bon de savoir que ces petites pilules agissent comme des drogues, en provoquant des phénomènes d’accoutumance et de sevrage. On coupe la tête de l’Hydre avec autre chose qu’une serpe d’or, et elle repousse inlassablement... Il en repousse même souvent plusieurs, plus résistantes et plus hideuses que la première, comme dans la légende...
- Le remède serait donc pire que le mal ?
- Ce n’est pas ce que je dis. Les anxiolytiques sont d’excellents médicaments lorsqu’ils sont prescrits à bon escient, de manière ponctuelle, et dans le cadre d’un traitement adapté. Ils sont nuisibles lorsqu’ils sont prescrits à l’aveugle et de manière systématique.
- Vous voulez dire que certains médecins se débarrassent ainsi des malades entre guillemets « pénibles » ?
- N’exagérons rien... On continue à nous faire prêter le serment d’Hippocrate, par précaution, mais il y a quand même beaucoup d’excellents médecins. Il leur manque parfois du temps, de la patience, ou de la motivation pour traiter des patients fatigués, et irritables qui réclament de la disponibilité, de l’écoute, et du suivi. C’est pas toujours simple, et c’est trop facile de leur jeter la pierre, même si certains refusent d’avouer leur ignorance, ou tentent de la masquer derrière un jargon prétentieux. Ce n’est pas toujours simple d’appréhender ce type de syndrome insaisissable, presque invisible. J’ai mes propres difficultés. Je comprends ce que certains patients me disent, je vois de quoi ils veulent parler, mais je suis incapable de savoir ce qu’ils ressentent vraiment. C’est difficile de communiquer son mal-être... La douleur est un langage très subjectif vous savez... J’ai choisi une autre manière d’exercer ce métier, mais c’est un luxe que tous les praticiens ne peuvent pas ou ne veulent pas se payer. Certains patients sont très revendicatifs, et il faut parfois faire des concessions, si l’on veut conserver sa clientèle.
- Faites-vous parfois ce genre de concessions ?
- Si c’est pour éviter qu’un de mes malades tombe entre les pattes d’un charlatan, oui. Je traite au cas par cas, et je décide en fonction des circonstances et de l’état psychologique du patient. Lorsque je supprime ou refuse un anxiolytique ou un tranquillisant, j’explique pourquoi, et j’explique par quoi je vais tenter de le remplacer. La relation médecin-malade qui succède à la phase d’écoute est un élément essentiel dans ce type de traitement. Bien souvent, on fait appel au médecin, mais on s’en méfie... S’il ne s’établit pas une relation de confiance et de respect mutuel, il y a peu de chance d’aboutir à un résultat favorable, peu de chances de convaincre le malade d’apprendre à se prendre en charge. Si le malade désorienté sent que le médecin est lui même désorienté, il va douter, aller voir un autre médecin pour se faire confirmer le diagnostic, puis un troisième, pour faire confirmer le diagnostic du second, puis quelques spécialistes, pour être bien sûr, un par organe, de préférence, mais ça ne suffira pas... Quand il aura épuisé son stock de médecins indécis, le malade va avoir besoin de se rassurer. Il va chercher quelqu’un qui sait, ou du moins qui donne l’impression de savoir, cela suffit, quelqu’un de sûr de lui, qui parle haut, l’air pénétré, quelqu’un qui va lui donner du clinquant, de l’inspiré, du cérémonial, du regard halluciné, de l’extraterrsestre, de l’abracadabrantesque ! Il commencera à aller voir des gens qui ne sont pas forcément de mauvaise foi, mais qui ne sont pas médecins, qui vont le manipuler à tous les sens du terme, lui donner des conseils, parfois bons, où même le soigner, avec un peu de chance, mais ils sont en général incapables d’établir un diagnostic, et c’est là que ça peut devenir dangereux pour le patient qui couve réellement quelque chose… Certains glisseront vers d’autres catégories de charlatans qui leur expliqueront que tout leur mal vient de la position des astres le jour de leur naissance, mais que pour éradiquer le mal, il faut donner le numéro de sa carte bleue... Dans la région, certaines personnes croient dur comme fer que leurs crampes ou leurs rhumatismes sont causés par des fées ou des sorcières contrariées et qu’ils doivent s’exorciser en trempant leurs mains chaque soir dans de l’eau à quarante degrés pendant une demi-heure...
- C’est pratique pour bouquiner...
- Le problème, c’est le sentiment d’insécurité croissant qui va ainsi s’installer chez le patient, associé à un désir irrationnel de ne pas mourir. Le sentiment d’insécurité est l’instinct le plus fondamental de l’être humain, avec la tendance à la domination, et la recherche de l’ordre. Ce sont des archétypes. Ce sont également ces instincts qui sont apparus en premier dans le monde animal. Les prêtres et les gourous savent cela parfaitement, et savent l’utiliser à leur profit. La technique de recrutement des sectes est toujours la même : On convainc les futurs adeptes, via des questionnaires soigneusement orientés, qu’ils ne sont pas en sécurité, qu’ils n’ont pas de repères, qu’ils sont malades et qu’ils doivent se faire soigner. Bien entendu, le remède proposé est la soumission aux préceptes de la secte. La soumission au Gourou, l’obéissance aveugle. Tout cela passe par un lavage de cerveau systématiquement associé à une pseudo-purification du corps. Toutes les religions sans exception imposent des tabous visant à purifier l’âme et le corps. Une dame est venue me voir le mois dernier avec des brûlures d’estomac épouvantables. Une guérisseuse lui avait donné à boire de la Myrrhe broyée avec du vin, de l’encens blanc, et de la poudre d’Agathe, pour purifier sa vésicule biliaire...
- Mais ils obtiennent parfois des résultats ?
- Par expérience, ils utilisent parfois la bonne méthode, mais un proverbe chinois dit que si l’homme de travers utilise le moyen juste, le moyen juste opère de travers...
- Ca peut durer longtemps...
- Très longtemps... Jusqu’à la lassitude. Jusqu’au moment où le patient se rend compte qu’il en a fait le tour et qu’il est revenu à son point de départ, toujours en portant le fardeau de ce désir irrationnel de ne pas mourir...
- Un peu comme dans un labyrinthe...
- Tout à fait Isabelle.
- Je comprends. Je connais même certaines personnes qui vont d’un médecin à l’autre jusqu’à ce qu’ils en trouvent un qui accepte de faire une ordonnance sous la dictée...
- Rassurez-vous, j’en connais aussi...
- Il faut que je vous avoue quelque chose… Avec Karine, nous avons consulté récemment un psy qui nous a affirmé que la spasmophilie n’existait pas, que c’était du folklore, une spécialité purement Franchouillarde, comme le camembert ou la crise de foie, que cela n’existe dans aucun autre pays au monde, que ce qui existe, c’est la panique, que nous sommes des paniqueuses...
- Il n’a pas tout à fait tort, dans un sens, au moins de son point de vue, mais son analyse est affaiblie par un autre syndrome, commun à bon nombre de spécialistes : Le syndrome des oeillères. La conviction de détenir la vérité. En fait, il fait une confusion entre la Bête et le nombre de la Bête. 666 n’a jamais été un monstre apocalyptique. C’est juste un nombre. Dire que la crise de foie n’existe pas en Chine, ça n’empêchera pas les Chinois d’avoir la jaunisse. On peut choisir un autre nom pour la spasmophilie, cela n’améliorera pas l’état du patient. Prenez l’exemple du pinard : Pas plus Français que ça, non ? On boit du vin partout pourtant. Mais c’est pas du pinard. C’est du wine, du vino, du vinho, bref : tout ce que l’on veut sauf du pinard. Mais si l’on dépasse la dose, d’un bout à l’autre de la planète, on se retrouve avec exactement la même gueule de bois carabinée. Et là , on se fout bien du nom par lequel on désigne la cause du mal, on a juste besoin d’un peu d’Alka-Seltzer...
Chaque pays, chaque civilisation a donné un nom différent au syndrome anxieux qui nous occupe. Cela confirme simplement que ce syndrome est extrêmement difficile à cataloguer. Il est protéiforme. Chaque patient possède le sien propre, différent de celui du voisin. Les Anglais et les Américains appellent cela « Panic attack », comme à Hollywood ; Dans les pays Hispaniques c’est plutôt « Ataques de nervios » ; Les Italiens lui donnent un autre nom, dérivé de « E pericoloso sporgersi ! » ; Les Belges et les Marocains en ont changé plusieurs fois ; Les Africains soupçonnent les ancêtres contrariés et les mauvais esprits ; Les Japonais invoquent le « Shinkeishitsu », oui madame, typiquement Japonais le Shinkeishitsu ! Les Papous de Nouvelle-Guinée parleront de « Huka-huka » ; Et même les esquimaux souffrent parfois, un peu comme vous, du « Vertige du kayak »
- C’est une boutade ?…
- Absolument pas. Il ne faut pas s’attarder sur l’étiquette collée au mal. D’ailleurs, « spasmophobie » aurait été plus adéquat. En général les spasmophiles détestent les spasmes qui les perturbent, et font tout leur possible pour s’en débarrasser. C’est ce qui les différencie principalement des dépressifs. Non, ce qui importe, c’est la manière d’aborder ce type de plainte, parce que si le syndrome est connu sous des noms différents, les troubles décrits par les patients sont les mêmes partout. Ils sont universels. Je ne sais pas s’il existe d’autres planètes habitées dans l’univers, mais si c’est le cas, il est probable que les extraterrestres doivent aussi souffrir de troubles liées à l’hyperémotivité, à l’anxiété, ou à la perception d’un environnement hostile. C’est d’ailleurs très bien décrit dans E.T., le film de Spielberg. Souvenez-vous : Le fameux « E.T. téléphone maison… » Pathétique…
Il est aussi probable que les extraterrestres n’ont jamais entendu parler de spasmophilie...
- On leur demandera quand ils viendront...
- Je crois que c’est ce qu’il y a de mieux à faire...
Je me suis dirigée vers la bibliothèque pour pouvoir toucher les belles reliures de cuir. Il me rejoignit.
- Il y a ici quelques livres qui pourraient vous intéresser, mademoiselle. Voyons… Ceux qui ont peur de l’eau, ceux qui n’en ont pas peur… Le radeau de la Méduse… Dur…Alain Colas… Manureva… Victor Hugo, Oceano Nox…Peut-être…
- Pourquoi peut-être ?
- Vous aimez Hugo ?
- J’aime son humour involontaire. Si typique des gens qui se prennent trop au sérieux... Il a dit, entre autres :
« Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
Aux rochers scrofuleux. »
- Scrofuleux ?
- Parfaitement, scrofuleux !
On en apprend tous les jours… Voyons par içi… Nicolas Hulot… Tiens, savez vous que l’eau polluée tue vingt mille personnes par jour dans le monde… Hé oui. Quatre fois le World Trade Center, tous les jours ! Voyons un peu… L’Atlantide, l’Atalante, Le rapport d’enquête officiel suite à l’accident du Koursk. Non. Trop dur. La Finlande, pays des mille lacs… La bataille de l’Atlantique… Lautréamont : « Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan !» Ca reste vrai… Trenet, la mer… C’est mal rangé ici… Les tsunamis, El nino, La pêche à la truite en Amérique, une curiosité… La Lyonnaise des Eaux, Vivendi, histoire d’un naufrage… Les crues du Brahmapoutre au Bangladesh… L’or du Rhin ? Mais qui a encore touché à mes disques ?… Le monstre du Loch Ness… Fitzcarraldo… Le Nil : Une rive pour les morts, une rive pour les vivants, un fleuve pour les touristes… La sirène du Mississipi… La Genèse… Devenez plombier en dix leçons… La mousson sur la côte de Malabar… Valéry, le cimetière marin « O puissance salée ! Courons à l’onde en rejaillir vivant ! » Tiens, François Villon « Je meurs de soif auprès de la fontaine… » Ca vous fait rire mademoiselle Fontaine ?
- On me l’a déjà faite celle là… et quelques autres… Mais dites-moi, on dirait qu’il y a de la poésie là-dedans !
- Oui, il y en a aussi. Tenez, voyez : Lamartine, Le lac. Marbeuf : « Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage… » Il était maître des Eaux et Forêts, Marbeuf… Ceci, aussi : « Je cherche une goutte de pluie qui vient de tomber dans la mer… » Supervielle. Ah ! Keats ! Magnifique… Sur sa tombe, il a fait graver : « Ici repose celui dont le nom était écrit avec de l’eau… » Il a aussi écrit un très joli poème, à propos d’une certaine Isabelle, qui arrose un petit pot de basilic avec ses larmes : « Claire Isabelle, pauvre et naïve Isabelle… » Mais qu’est-ce que ces disques font ici ? Encore ma fille qui a tout dérangé… Cabrel… Balavoine…
- Vous aimez Cabrel ? demandai-je.
- Oh, oui, comme tout le monde, je crois… Mais pourquoi ?…
- Non, comme ça… Il y a encore de la poésie sur l’eau ?
- Justement, Balavoine s’y est essayé lui aussi. Attendez… Ca va me revenir… Ah ! : « Pris dans leurs vaisseaux de verre, les messagent luttent, mais les vagues les ramènent… » Je ne me souviens plus… C’est sûrement moins Lautréamonesque... Le pauvre est mort bien jeune, en plein désert… Comme quoi on peut avoir de gros problèmes, même quand il n’y a pas d’eau à l’horizon… Ah ! Célèbrissime celui-ci, on ne s’en lasse pas : Apollinaire. « L’amour s’en va comme cette eau courante, l’amour s’en va, comme la vie est lente, et comme l’espérance est violente… » Revenons à nos moutons. Voyons par ici… L’Elbe, le Danube, le Yangtsé… Que d’eau… Le lac Baïkal, le plus profond du monde… D’abbovile, la traversée de l’Atlantique à la rame… Ah, tiens, écoutez ça, c’est assez curieux… C’est de Théophile de Viau, un poète périgourdin du début du dix-septième : « Je n’ai repos ni nuit ni jour » Un spasmophile, certainement…
« Tout me nuit, personne ne m’aide,
Le mal m’ôte le jugement,
Et plus je cherche de remède,
Moins je trouve d’allègement.
Je suis désespéré, j’enrage,
Qui me veut consoler m’outrage,
Si je pense à ma guérison,
Je tremble de cette espérance,
Je me fâche de ma prison. »
- C’est incroyable… Il était spasmophile, vraiment ?
- Peut-être, mais attendez la suite :
« …Et ne crains que ma délivrance.
Orgueilleuse et belle qu’elle est,
Elle me tue, elle me plaît. »
- Ah, d’accord… Il y a encore des histoires d’eau ?
- Sûrement… Voyons… Voyage autour du monde par la frégate La Boudeuse, Louis-Antoine de Bougainville… Jean-Francois de La Pérouse… James Cook… Charcot… Moitessier… Cousteau… Tabarly… Magellan… Aucun client pour moi là-dedans. Que voulez-vous… il y a des gens comme ça qui ne se sentent bien que sur l’eau… Ah ! voilà ce que je voulais vous montrer : La vie quotidienne des Cap-Horniers au début du siècle. Edifiant ! Il y en a qui prétendent qu’en enfer il y a des flammes, pour eux, il y avait des vagues. Des vagues immenses, glaciales, et des gouffres béants. Regardez.
J’ai ouvert le gros livre illustré. On y voyait des photos de magnifiques voiliers, des trois mâts racés et élégants, beaux comme des maquettes de collection, sauf que c’était des vrais, avec des jeunes gens à peine sortis de l’adolescence, qui grimpaient dans des gréements vertigineux pour tenter de carguer des voiles immenses, rigides comme du bois. Ils montraient les gelures de leurs doigts, de leur nez, de leurs oreilles… Parfois, le pont du bateau disparaissait presque entièrement sous des lames gigantesques. Le bateau se couchait sur le flanc, puis se relevait. Je n’ose même pas penser à la profondeur de l’océan à cet endroit… Le seul refuge possible était les cabines, mais elles étaient souvent inondées. Il fallait rester assis sur sa couchette pour ne pas avoir les pieds dans l’eau. Lorsque les flots étaient vraiment déchaînés, il était impossible de franchir le cap. Il fallait descendre plus au sud, vers la banquise, là où il faisait encore plus froid.
- Non, ce n’était pas des surhommes. Ils avaient des angoisses, mais ils savaient pourquoi. Ils souffraient d’insomnie, eux aussi, et il n’y avait pas de médicaments adaptés à l’époque. Alors on utilisait largement le Schnaps. Le Schnaps ou le Rhum. Pour se réchauffer, pour avoir moins peur de la mort, pour trouver le sommeil. Le schnaps, c’était l’anxiolytique du Cap-Hornier… Peut-être avez vous été Cap-Hornière dans une autre vie… C’est votre Karma…
- Il n’y avait pas de femmes sur ces bateaux ?
- Si. Certaines accompagnaient leurs maris. Parfois, elles accouchaient au Chili, et franchissaient le Horn dans la tempête, au retour, avec leur bébé dans les bras.
- J’ai du mal à imaginer ce que ça pouvait être…
- Je ne sais pas si je dois le prendre comme un compliment ? Savez-vous que le premier et dernier roi de Patagonie, Antoine de Tounens, est enterré près d’ici, à Tourtoirac, en Dordogne. Curieux, non ?
- Vous ne ressemblez pas aux médecins que je connais... Qu’est ce que vous essayez de faire ?
- J’essaie de suivre la logique des êtres, de dédramatiser leurs problèmes, je recherche ce qui est enfoui, je leur demande de s’exprimer, de faire le chemin, je leur apprends à s’assumer, à se rendre moins dépendants de l’espoir et de la crainte, comme disait Spinoza. Parfois, mon attitude surprend les gens. Ils se mettent, comme vous, à réfléchir sur mon cas et ils en oublient un peu le leur. C’est déjà ça de gagné... Voilà. Maintenant que vous en savez un peu plus, je vais vous proposer, parallèlement au traitement, de réduire progressivement ces prises de benzodiazépines, et nous verrons bien dans quelques temps s’il est possible de les supprimer totalement. Il nous reste un peu de temps. Si vous le voulez bien, nous allons commencer aujourd’hui par un exercice de relaxation un peu particulier. Cela nécessite le placement dans un léger état d’hypnose…
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