Patrick Micheletti



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- C’est bien, encourageait Adrienne, Maintenant, on va rajouter le lait. Doucement… Je vais vous aider…

- Il faut combien de lait ?

- Oh, il n’y a pas de quantité précise… c’est selon la consistance de la pâte… Au toucher, il faut qu’elle ne soit ni dure ni molle.

Ah d’accord. Ca m’aide bien…

- Vous le sentirez, avec un peu de pratique…

Certes oui…

- Euh… Pourriez vous noter pour moi, demandai-je, en montrant mes mains pleines de pâte.

- Ne vous inquiétez pas, on récapitulera à la fin si vous voulez. Vous pouvez vous laver les mains maintenant. On va rajouter quelques dés de lard et de gras de jambon à la pâte, pas beaucoup, juste pour qu’elle ne soit pas trop sèche. Tenez, prenez ce grand couteau, là, et hachez le persil et les feuilles de blettes. Grossièrement. Attention à vos doigts…

Tchac tchac tchac tchac… Ah ! Ca c’était marrant…

- On mélange bien les herbes avec la pâte, voilà, c’est prêt. Maintenant que cette opération de conjonction des deux éléments est réalisée, nous allons pouvoir passer à la phase suivante. Il faut toujours un troisième élément pour lier les deux autres.

- Un troisième élément ?

- L’eau, Isabelle, en l’occurrence, l’eau, pour la cuisson…

Parfait. Jusque là, je suivais. Nous avions l’eau, le feu, l’air rempli de vapeurs délicieuses, et les produits de la terre. Les quatre éléments nécessaires à la transmutation de la pâte grossière en délices pour les gourmets.

- La cuisson n’est pas très compliquée, précisa Adrienne, mais il y a… comment dire… un tour de main à prendre…

Aïe misère…

- Je vais vous montrer. On détache une des feuilles du chou, celle du dessus, voyez, ça forme comme un petit récipient. On tient la feuille de chou dans la main gauche, si on est droitier, et avec la main droite, on prend une bonne louche de pâte et on la verse dans la feuille de chou. Voilà. Maintenant, dans la marmite !

D’un geste rapide et précis, elle fit glisser la feuille de chou dans le bouillon. A ma grande surprise, l’étrange esquif surréaliste ne coula pas. La feuille de chou et son équipage pâteux naviguaient entre les bulles à la surface du liquide brûlant. Le feu du monde inférieur réchauffait l’océan primitif, et des vapeurs enchanteresses s’élevaient jusqu’à la voûte des cieux. Une sorte de cristallisation apparaissait à la surface de la pâte, dessinant comme des feuilles de fougères. Ca me fascinait.

- Il faut qu’elle flotte, voyez, on dirait une petite barque…



  • Comme une gabarre, fis-je.

  • Ah oui… si vous voulez… Mais la Dordogne est nettement plus fraîche, heureusement…

  • Il faut que ça cuise combien de temps ? Demandai-je.

  • On ne peut pas dire exactement…

Aïe.

- Cela se voit à l’œil, ou en testant avec la pointe d’un couteau. On peut aussi sortir une galette de l’eau et la toucher du bout des doigts, pour vérifier sa consistance. Ces sensations passent bien à travers les mains. Bon. Je dirais une demi-heure environ. Il faut attendre que les parfums et les couleurs se précisent. A votre tour, maintenant.

Je pris la feuille de chou dans la main gauche, comme je l’avais vu faire, une louche de pâte bien dosée. Tout allait bien.

Très concentrée, je transportai le tout au-dessus du lac de lave en fusion. Woaw ! Il faisait nettement plus chaud que prévu ici ! J’avais pas les mimines tannées, moi ! Vite vite je refis le petit geste latéral de la main, comme observé. Oups ! J’ai du confondre la vitesse et la précipitation… La feuille de chou partit vivre sa vie d’un côté de l’océan céleste, et la pâte de l’autre côté, où elle coula à pic…

La feuille de chou abandonnée sautillait tristement entre les bulles comme une feuille de chou abandonnée. La pâte était perdue corps et biens…

Avais-je l’air cruche ?



  • Ce n’est pas votre faute, consola Adrienne avec le sourire, C’est à cause de la nouvelle lune… Nous sommes dans le monde sous la lune, vous savez…

  • Ah bon ?

  • Non, je vous taquine… C’est ma grand-mère qui disait cela, mais je crois qu’elle se moquait un peu de moi …

D’accord…

Sept autres feuilles remplies de pâte furent expédiées avec talent dans le fait-tout. Ma quatrième tentative fut couronnée de succès. J’étais ravie. Tout ce petit monde vert mijotait allègrement. Ca sentait déjà bon ! C’était sublime ! L’œuvre s’accomplissait. L’eau et le feu transmutaient effectivement la farine et les herbes en délices pour les gourmets.

Quelque chose me tracassait :

- C’est curieux, fis-je, je n’ai pas vu de feuille de chou tout-à-l’heure, quand nous avons mangé les galettes…

- Elles ne servent qu’à la cuisson. On les jette ensuite. Elles donnent un peu de goût aux galettes, c’est suffisant.

Ah bon. J’étais rassurée. Ne restait plus qu’à patienter environ une demi-heure. Nous retournâmes dans la salle à manger.

Le père de Julien s’était endormi dans son fauteuil, bercé par les vagues qui battaient les falaises du Nord de l’Ecosse sur le petit écran. Karine faisait de louables efforts pour garder les yeux ouverts. Chloroformée par le clafoutis la belle rouquine… Elle fait pitié la pauvre enfant… Julien semblait très intéressé par cette histoire de gardien de phare écossais qui cherchait quelqu’un pour prendre sa suite...


  • Ca t’as plu la cuisine locale ? Demanda-t-il.

  • J’ai tout noté.

  • Tu es une bonne cuisinière ?

  • Ca dépend pour qui…

Pourquoi tu me regardes comme ça Julien ? Tu te découvres une vocation d’explorateur ? Tu penses que mes seins peuvent avoir une influence sur la qualité de ma cuisine ?…

Il se faisait tard.



  • Je crois que vous devriez aller vous coucher maintenant, conseilla Antoinette. Je vais m’occuper des poulsèzes. J’ai l’habitude…

On a fait la bise à tout le monde.

J’ai relu mes notes avant de m’endormir. Tout de même, j’aurais bien voulu voir la tête des galettes à la fin de la cuisson. Goûter un peu...

Il fallait donc trois jours et un peu de pratique pour réaliser cette recette toute simple, mais le challenge valait la peine d’être relevé.

Le lendemain matin, j’avais un rendez-vous avec le médecin de Julien, pour une consultation.




  • Tu te rends compte, Karine, fis-je en éteignant la lumière, je suis dépositaire de la tradition orale…

  • Oui Isabelle, oui… Dors maintenant…

  • J’ai pas sommeil…

Soupir.

Je me suis endormie sans m’en rendre compte.

J’ai rêvé vert. Des choux, des bébés… Des bébés dans des choux…

chapitre 18

Le coq nous a réveillées à six heures.

Ah le salaud. J’avais pensé à tout sauf à ça… Pour un fois que je dormais comme une souche…

Personne lui avait donc expliqué qu’il y avait des invitées de la ville…

J’ai ouvert la fenêtre. Il faisait presque jour. Le troll était dans le poulailler. Il avait plaqué une poule au sol et tentait vainement de lui faire subir les derniers outrages. Karine pointa son nez à la fenêtre d’à côté.

- Tu as vu, fis-je en montrant du doigt.

- Quoi ?


- Là , dans le poulailler !

- Saleté de coq !

- Oui, d’accord, mais tu as vu ? La poule !

- Ah oui… Il y a une poule qui a l’air mal en point… Faudrait peut-être prévenir Julien…

- Non, pas la poule ! Tu as vu ce…..

J’allais dire : « Tu as vu ce qu’il fait avec la poule ? » Et puis j’ai réalisé qu’elle ne le voyait pas. Elle ne voyait pas le troll. Quelque chose ne collait pas…


Nous sommes arrivées en avance au rendez-vous avec le médecin. Il habitait à l’entrée d’un village, à quinze kilomètres, une maison massive à deux étages, au fond d’un grand jardin en désordre. Le toit surtout était impressionnant. Colossal. Semblable à ceux que l’on apercevait du haut du pont d’Argentat. Il fallait bien des murs et une charpente solide pour soutenir le poids de ces énormes tuiles de lauzes.

Les tentacules noueuses d’une glycine beaucoup plus vieille que nous deux réunies couraient le long de la façade. Le jardin était vraiment un peu fouillis, avec une jolie vigne sur une arcade de fer, et d’énormes massifs d’hortensias, mais vraiment énormes, des tons pastel, j’avais jamais vu ça…

- Il y a des hortensias partout dans cette région, remarquai-je.

- Oui, expliqua Karine, c’est une sorte de tradition locale, comme les bananiers…

Il y avait une cloche à la grille du jardin. Purement décorative, comme les bananiers, mais je n’ai pas pu m’empêcher de la faire sonner… Je ne sais pas pourquoi, mais dès que j’aperçois une cloche, il me prend une envie irrésistible de la faire tinter.

« Ding ! Dong ! » comme on dit au magasin entre initiées quand un supérieur hiérarchique se risque à nous faire une réflexion désagréable. On peut accompagner l’onomatopée du geste, mais ce n’est pas conseillé. Ca basculerait dans le vulgaire, dans l’indécent. Pas de ça chez nous…

Il y avait une plaque aussi. Docteur Marc Bayet, médecine générale, ancien interne des hôpitaux de Paris. Ah bon.

Pas moyen d’ouvrir le portail… Sa dernière remise en état devait remonter à environ 1860… C’est le médecin qui est venu nous ouvrir, en expliquant qu’il n’était pas bricoleur, mais qu’il allait falloir se décider à faire quelque chose…

- Je vais vous laisser, je t’attendrai là-bas, fit Karine en indiquant une prairie en contrebas.

- A tout-à-l’heure…

La maison était sombre et fraîche, pleine de jolis meubles rustiques, des vrais, de ceux qui ont cessé de vieillir. Ca sentait bon le bois et la cire d’abeille. Il me guida vers une vaste pièce qui semblait faire office à la fois de bureau, de bibliothèque, et de salle de consultation, parce qu’il y avait un micro-ordinateur et une table d’auscultation. Plein de beau livres, de belles reliures. Un tableau extraordinaire dans le fond, une vache monumentale, genre Botero. Il me prit la tension en me demandant pourquoi cela me faisait sourire, mais je n’avais pas envie de faire la maline…

- Ca me chatouille, répondis-je stupidement.

J’ai fixé la grosse vache sans autre commentaire. Elle avait l’air vivante… J’ai évité de la ramener également quand il a fièrement annoncé un score de hand-ball : « 13-7, mais c’est parfait ! »

Tout en continuant son examen, mine de rien, il commença à me poser des questions. Non. En fait, il ne me posait pas de questions, il me « faisait raconter » Il fallait expliquer, décrire, confier. Le genre de méthode que l’on utilise lorsque l’on souhaite laisser son interlocuteur s’exprimer plutôt que de lui suggérer des réponses. C’était facile pour moi. J’avais quatre ans de péripéties médicales et paramédicales en réserve. Je connaissais mon texte par cœur.

« A nous deux, cher docteur ! Qu’attendez-vous de moi ? Par où commencerais-je ? »

La première crise de panique, oui. C’est le meilleur début. C’est ce qui les interpelle le plus quelque part… Et puis les cauchemars, la phobie de l’eau, les errances de généralistes en spécialistes, les errances d’allopathes en homéopathes, de psychologues hors de prix en pas psychologues pour deux sous, d’échographies en électroencéphalographies, de cardiogrammes en myogrammes, de calcium en magnésium, de tisanes en pilules, de granules en ampoules, de maigres espérances en amères déceptions, de sursauts d’énergie en gros coups de déprime…

J’ai résumé, vous pensez bien… C’était d’autant plus facile à raconter que j’avais l’impression d’être en face de quelqu’un qui m’écoutait, qui n’avait pas l’air de me prendre pour une chieuse ou pour une névrosée. Il notait peu, interrompait ma litanie de temps en temps pour me demander de préciser tel ou tel point, sans plus, ce que je faisais volontiers. A un moment j’ai senti que j’allais me répéter, radoter peut-être… J’ai dit : « Voilà, je crois que j’en ai fait le tour… » Il m’a répondu avec un petit air amusé :

- Je vous le souhaite, mademoiselle. Sincèrement, je vous le souhaite…

C’était la première fois qu’une réflexion m’amusait après ce genre de complainte. Dans la seconde j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose. J’avais au moins une certitude. Cela suffisait. Ma décision était prise, je venais de raconter cette errance pour la dernière fois, je ne la raconterais plus jamais.
Ceci incurgité, il se leva pour la cérémonie traditionnelle, s’approcha de moi, et me tapota la joue droite du bout de son index en murmurant : « Ah oui… oui, effectivement… »

Sourire.


- Vous avez apporté vos examens ? Demanda-t-il en jetant un coup d’œil à mon sac à dos.

- Oui, fis-je, en sortant les papiers. J’avais amené le minimum, pas les archives, ni les radios. Que des originaux, du tamponné, de l’incontestable.

- Ah ! C’est parfait, commenta-t-il, ça va nous faire gagner du temps.

électromyogramme qui m’avait causé tant de tracas fut expédié en moins de cinq secondes, à peine un peu plus pour le cardio. Il s’attarda sur l’analyse de sang, mais surtout sur le long compte rendu du neurologue que j’avais consulté l’année dernière en ponctuant sa lecture de quelques « Bien… bien… bien bien bien…» un rien ironiques. Il prit quelques notes. J’essayai de lire ce qu’il écrivait, mais je n’y parvins pas. Il leva les yeux :

- J’écris que vous êtes en bonne santé, ou presque. Vous n’avez rien de grave, c’est évident, mais cela, on a dû déjà vous le dire à plusieurs reprises… Je sais que ce n’est pas votre problème…

- Et c’est quoi mon problème ?… Le ton de la réplique lui provoqua un haussement de sourcils :

- Je crois le savoir…

- Croyez-vous ? …

Il empila la liasse d’analyses et me la tendit un peu brusquement. Mon cœur sauta un battement.

- Rangez cela dans vos archives, dit-il, et laissez-moi vous expliquer ce que je crois. J’ai pris le temps de vous écouter, maintenant c’est à votre tour. D’accord ?

J’ai fait oui de la tête.

- Compte tenu des symptômes que vous décrivez, de votre état de fatigue, et de l’itinéraire qui a été le vôtre ces quatre dernières années, je me doute que vous devez parfois avoir les nerfs un peu à vif et ressentir une certaine frustration, ou même une certaine défiance vis à vis du corps médical… Je sais que c’est un peu agaçant de s’entendre dire et répéter que tout va bien, alors qu’on se sent franchement mal et que l’on ne parvient pas à se soigner. Je sais que vous en souffrez réellement, puisque vous exprimez une plainte, mais je ne vous conseillerais pas, comme l’ont fait certains, d’essayer de « prendre sur vous ». Votre seul effort de volonté ne pourra pas vous rendre moins anxieuse. Vous pouvez seulement espérer le devenir, mais cela n’améliorera pas votre état. Si vous le voulez, vous pourrez faire les exercices que je vais vous montrer. Vous pourrez aussi apprendre à respirer calmement et à vous relaxer. Vous pourrez pratiquer des activités physiques adaptées, surveiller votre alimentation, tenir à distance les causes de stress ou apprendre à les dominer, éviter le café, le tabac ou l’alcool, ça c’est possible, et puis trouver votre propre chemin, partir à la recherche du bonheur… Votre terrain spasmophile est ce qu’il est. Vous ne pouvez pas le changer. C’est votre état d’esprit qu’il faut changer. Si vous passez votre vie à attendre de n’être plus spasmophile, c’est comme si vous attendiez de ne plus être blonde. Un bon conseil n’attendez plus, commencez tout de suite autre chose.

- Je m’excuse, mais c’est facile à dire…

- N’aviez vous pas les cheveux longs la dernière fois que je vous aie vue ?

Bien observé…

- Donc, vous avez déjà commencé…

- Ai-je fait le plus difficile ?

- Je ne crois pas avoir dit que ce serait facile. Vous n’y parviendrez pas toute seule. Il vous faudra du temps, et vous aurez besoin de mon aide. De l’aide d’autres personnes aussi…

Lesquelles ?

- Je ne sais pas. Cela dépendra de vous. Ce sera à vous d’être attentive, quand le moment sera venu.

- Je ne comprends pas ce qui se passe dans ma tête, dans mes muscles, dans mes organes… Cette agitation incessante, cette impression de perdre le contrôle de moi-même… Personne n’a jamais su m’expliquer…

- Ne pas comprendre les troubles que l’on ressent est anxiogène. Tomber dans l’excès inverse l’est aussi. Je vais essayer de trouver le juste milieu pour éclairer votre lanterne... Vous savez ce que c’est qu’un champ de mines ? Oui ? Imaginez une grande plaine caillouteuse en plein soleil, déserte et paisible, comme si de rien n’était. Puis un gugusse déboule avec son 4X4 flambant neuf et boum ! Feu d’artifice ! Eh bien votre cœur de spasmophile, entre autres organes à soucis, c’est comme un champ de mines. Faut pas trop les taquiner vos mines... On les appelle bêta, mais elles sont pas stupides, juste un peu susceptibles, soupe au lait, je dirais... Le véhicule tout terrain qui déboule, dans notre jargon, on appelle ça une catécholamine. Les hormones du stress. Adrénaline et compagnie. Rapides et puissantes comme des 4X4 de luxe. Elles sont efficaces en cas de besoin, pour réagir rapidement dans les situations de danger, par exemple, mais elles ne font pas dans le détail. Elles font parfois des ravages dans la campagne, et puis, il faut savoir encaisser les secousses…

- Il n’y a pas de démineur ? ...

- Si, le démineur, s’appelle bêta-bloquant.

- Au début, j’ai eu peur d’avoir une maladie rare...

- Les maladies rares sont rares par définition. Elles existent, mais touchent un nombre très réduit de personne. C’est aussi difficile d’en attraper une que de gagner au Loto...

- Je suis peut-être névrosée...

- Cela m’étonnerait. Les névrosés subissent leur état, ils ont tendance à s’y enfoncer, alors que les spasmophiles le refusent et font tout ce qu’ils peuvent pour en sortir. La névrose est une maladie, vous, Ce n’est pas une maladie que vous avez, c’est un syndrome. Que cela vous rende malade, c’est un autre problème, mais ce n’est pas une maladie.

- Qu’est-ce que vous entendez par syndrome ?

- C’est un ensemble de symptômes, comme ceux que vous décrivez. Le SIDA, par exemple, est un syndrome. Le syndrome immunodéficitaire acquis.

- Je sais que c’est beaucoup moins grave, je le sais, mais quand même, j’aimerais bien savoir comment ça se soigne...

- Il faut un peu de patience, un peu d’expérience, et puis il faut s’inspirer du combat d’Héraclès contre l’Hydre de Lerne.

- Oui... Mais encore ? ...

- Vous connaissez la mythologie grecque ? Les travaux d’Hercule ?

- Pas vraiment, non. Ah, si, les écuries d’Augias, quand il doit faire le ménage à fond en dix minutes, ça, je sais faire...

- Je veux parler du deuxième travail d’Hercule, commandé par Eurysthée. Tuer le serpent d’eau géant tapi dans les marais de Lerne, qui dévorait les voyageurs imprudents.

Le monstre avait été conçu par Typhon et Echidna, puis élevé par la déesse Héra, l’ennemie jurée d’Héraclès. La bête possédait de multiples têtes, qui repoussaient chaque fois qu’on les coupait. L’une de ces têtes était immortelle, et ne pouvait être tranchée qu’avec une serpe d’or. La région de Lerne était un lieu étrange, à la fois paradisiaque et maléfique, entre la mer et la ville d’Argos, au pied du mont Pontinos. On célébrait des rites nocturnes dans un bois de platanes sacrés, au bord du fleuve Amymoné. C’est ici que suivant les traces d’Hadès et de Perséphone, Dionysos ouvrit un passage vers les enfers qui lui permit de retrouver Sémélé.

L’Hydre errait inlassablement dans les marais sans fond de Lerne, s’aventurant parfois jusque dans les eaux du lac Alcyonien. La vision de son corps de chien et de ses multiples têtes de serpent terrorisait les voyageurs. Réputé invincible et cruel, il attaquait avec une férocité incroyable, ses têtes tranchées ou écrasées repoussant aussitôt pour inoculer à ses proies un venin mortel. Il aurait fallu les brûler, les têtes, mais c’était pas simple... Il paraît même que l’infecte créature tuait par le simple effet de son odeur ou par le souffle de son haleine fétide...

- Mais alors, interrompis-je, il y des tas d’Hydres de Lerne sur mon lieu de travail ! ... Il faut que j’en parle à la sécurité... Vous n’auriez pas le numéro de portable de ce monsieur, comment vous dites... Héraclès ? ...

Le médecin-conteur sourit, mais ne perdit pas le fil de son histoire.

- C’est amusant, mademoiselle, mais venons en au traitement, maintenant, où l’on voit comment le héros vient à bout du syndrome multicéphale. Où en étais-je ? Voyons...

- A l’haleine fétide...

- Exact. Héraclès était sûr de sa force, mais il n’était pas inconscient. Face à un tel monstre, mieux valait mettre toutes les chances de son côté... Il sollicita donc l’aide de son neveu Ioalos, mais aussi de sa protectrice, la déesse Athéna.

La déesse conduisit les deux hommes jusqu’au repaire de l’Hydre, sous un platane, près de la source du fleuve Amymoné. Blessé par les flèches enflammées d’Héraclès, l’Hydre furieux se précipita sur le héros et s’enroula autour de ses jambes. Une créature d’Héra, sous la forme d’un crabe géant, jaillit alors du marais, mais Héraclès s’en défit aisément.

Il écrasa alors les têtes du serpent avec sa massue, mais elles repoussaient aussitôt, rendant le combat inégal. Inspiré par Athéna, Ioalos cautérisa les plaies de l’Hydre avec une torche enflammée. Le sang ne coulant plus, les têtes cessèrent de repousser. Pour l’achever, Héraclès trancha la tête immortelle avec une serpe d’or, puis il trempa la pointe de ses flèches dans le sang de l’Hydre, afin de les enduire de venin. Malheureusement pour lui, Eurysthée annula l’épreuve, considérant qu’ Héraclès avait triché en se faisant aider par Ioalos...

- Tout ça pour rien, alors, finalement ?...

- Pire encore, puisque après le combat contre le centaure Nessos, Héraclès périra pour avoir revêtu la fameuse tunique imprégnée du venin de l’Hydre. Une sorte de vengeance posthume. Mais c’est une autre histoire...

- Triste fin, constatais-je, mais je ne vois pas très bien où vous voulez en venir...

- Ah, oui... Pardonnez-moi cette petite digression, mais je pense que cela vous permettra de mieux comprendre le traitement que je vous proposerai.

Il prit une feuille d’ordonnance et commença à dessiner une sorte de dragon très très moche.

- Voyez-vous, continua-t-il, chacun des symptômes que vous décrivez est comme une des têtes d’une Hydre malfaisante que j’appellerai le Syndrome. Si on veut terrasser la bête, il faut trancher toutes les têtes, et s’assurer qu’elles ne repousseront pas... Il faut vaincre l’insomnie, la fatigue, les vertiges, les tremblements, les palpitations, les angoisses, les douleurs, les malaises, les carences minérales, la mauvaise hygiène de vie, le stress, les phobies, j’en passe, et des meilleures...

- Un vrai travail d’Hercule... Mais que faites-vous pour la tête immortelle ?

- La tête immortelle, c’est l’anxiété. Pas facile d’en venir à bout, je le reconnais... Il faudrait retrouver cette serpe d’or oubliée dans les Marécages de Lerne... Le remède miracle qui guérirait le mal sans produire aucun effet secondaire désagréable.

- C’est quoi, l’anxiété ?

Un ange passa.

Bonne question. J’aurais besoin d’un certain temps pour y répondre, à supposer qu’il y ait une réponse… « Au fond de notre cœur l’inquiétude vient s’établir » disait Faust. C’est un état que l’on peut qualifier sans risque de « désagréable ». Un trop plein de sensibilité et d’imagination. Il y a certainement une définition différente pour chaque être humain, sans compter les animaux, qui en souffrent aussi, dans une moindre mesure. Certains pensent même, comme Cioran, que l’anxiété est consubstantielle du monde, et qu’il serait donc logique d’être anxieux à tout instant, vu que le temps lui-même n’est que de l’anxiété en pleine expansion, une anxiété dont on ne distingue ni le commencement ni la fin, une anxiété éternellement conquérante…


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