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La diversité en discours et en pratiques



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La diversité en discours et en pratiques

À propos de : Ellen Berrey, The Enigma of Diversity : The Language of Race and the Limits of Racial Justice, Chicago

par Laure Bereni , le 22 janvier Mots-clés Télécharger l'article

Quels sont les effets de la promotion de la diversité ? En l’appréhendant comme un mot-clé plus que comme une doctrine cohérente, en s’intéressant à ses usages dans des contextes variés, la sociologue Ellen Berrey montre qu’elle est un discours d’élite qui déstabilise certains rapports sociaux plus qu’il ne change les règles du jeu.

Recensé : Ellen Berrey, The Enigma of Diversity : The Language of Race and the Limits of Racial Justice, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2015.

Si le discours de la diversité s’est diffusé dans de nombreux pays au cours des vingt dernières années, c’est aux États-Unis qu’il a connu les développements les plus précoces et sophistiqués ; au-delà de sa portée descriptive (« a range of different things » selon l’Oxford English Dictionary), il s’est imposé dans la société américaine contemporaine, plus qu’ailleurs, comme un principe normatif fortement valorisé, notamment auprès de ses élites. Comme l’écrit de manière imagée Peter Schuck, un essayiste américain cité par Ellen Berrey, « dans le panthéon des biens non questionnés, la diversité se situe juste à côté du progrès, de la maternité et de la tarte aux pommes » [1].

Ce terme, qui sature les discours contemporains dans des sphères sociales variées, ne renvoie pas, contrairement à l’affirmative action ou à la colorblindness, à une doctrine philosophique ou juridique cohérente. La diversité, rappelle Ellen Berrey, est un « mot-clé » (keyword) : un terme influent, qui charrie des associations largement reconnues, mais dont le sens fluctue selon la position sociale du locuteur, ses objectifs et son auditoire. Cette capacité à receler une variété de significations est d’ailleurs sans doute l’une des clés de son succès.



Ethnographier le discours de la diversité

Professeure de sociologie à l’université de Denver, Ellen Berrey explore dans cet ouvrage les manières dont le discours de la diversité a été produit et mobilisé au cours des dernières décennies dans la société étatsunienne, en menant une enquête ethnographique et longitudinale sur trois cas : une université publique sélective (l’université du Michigan), un quartier du nord de Chicago exceptionnellement mixte d’un point de vue ethno-racial et socio-économique (le quartier Rogers Park), et une entreprise multinationale vendant des biens de consommation (baptisée Starr Corporation).

Cette perspective ethnographique multi-située constitue l’un des apports décisifs de ce livre. Rompant avec des approches normatives (la diversité est-elle une ruse ou un dévoiement de l’égalité ?) évaluatives (la diversité est-elle efficace ?), et parfois réifiantes (quels sont les attributs du concept de diversité ?), E. Berrey analyse les usages du discours de la diversité dans des contextes variés, et en relation avec des pratiques. S’identifiant comme « cultural sociologist » dans le champ de la sociologie étatsunienne, elle s’intéresse à la manière dont les acteurs – ici principalement des élites sociales – catégorisent le monde, tracent des frontières entre les choses, et dont ces constructions discursives légitiment ou délégitiment des hiérarchies, des pratiques, et contribuent ainsi à reproduire ou déplacer l’ordre social : « quels sont les intérêts servis, les points de vue représentés, et les stratégies d’action validées ? » (p. 5).

La confrontation des trois cas met en évidence des convergences saisissantes : dans le monde de l’enseignement supérieur, dans celui des politiques urbaines comme dans celui des affaires, la diversité est un discours mobilisé par les élites, majoritairement blanches ; dans ces différents contextes, ce discours contribue à véhiculer une vision « pacifiée et productive de l’ordre racial », euphémisant les inégalités structurelles et déstigmatisant les groupes dominants ; partout, le discours de la diversité sert d’appui à une « inclusion sélective », privilégiant les individus de l’élite, qui incarnent les valeurs de l’ordre néolibéral ; partout, la diversité semble être devenu un cadre discursif indépassable, presque impossible à contester.



L’irrésistible ascension de la diversité

Dans un premier chapitre très riche, E. Berrey met en évidence l’enchevêtrement des facteurs qui permettent de comprendre le « tournant de la diversité » (the turn to diversity). Il prend d’abord racine dans les réformes des civil rights et de l’affirmative action qui, dès les années 1960, consacrent l’objectif de représentation des Afro-Américains et d’autres groupes désavantagés parmi les élites. Mais c’est en 1978, dans le célèbre arrêt Bakke de la Cour suprême [2], que l’argument de la diversité trouve sa première formulation juridique : selon l’opinion déterminante du juge Powell, les mesures d’affirmative action peuvent être légales dès lors qu’elles ne sont plus justifiées en termes de justice corrective (remedial justice) au bénéfice des minorités, mais qu’elles le sont au nom des bénéfices institutionnels attendus d’un corps étudiant « divers » – l’appartenance ethno-raciale ne constituant qu’un élément, parmi d’autres, de cette diversité. Cette rhétorique utilitariste prend son essor, rappelle E. Berrey, dans un contexte de contestations de plus en plus frontales des programmes d’affirmative action, de la part d’un mouvement conservateur revigoré et agissant désormais sous la bannière de l’égalité de traitement et de « l’aveuglement à la couleur » (colorblindness) plutôt qu’au nom de la « suprématie blanche » (white supremacy).

Le discours de la diversité puise aussi dans des courants intellectuels qui gagnent une popularité croissante dans les années 1970 puis 1980, tels que le pluralisme culturel (cultural pluralism), qui entend valoriser la contribution culturelle de différents groupes ethniques pour le bien de tous, et le multiculturalisme, qui associe à la valorisation des cultures une analyse critique des rapports de pouvoir entre groupes. Enfin, le discours de la diversité se nourrit des transformations récentes du capitalisme, marquées par la montée en puissance de la finance et la globalisation des marchés. Dans ce mouvement d’intensification de la compétition, les identités ethno-raciales ont été investies de manière croissante par une diversité d’acteurs pour accroitre la valeur marchande d’une université, d’un quartier ou encore d’une marque de café.

« Michigan. Distinguished. Diverse. Dynamic »

« Distinguished. Diverse. Dynamic » : c’est le slogan affiché sur la page d’enregistrement des candidatures à l’université du Michigan (cité p. 55). Le premier cas étudié (chapitres 2 et 3) est celui de cette université, l’une des plus prestigieuses universités publiques américaines. Ici comme dans d’autres grandes universités sélectives, la préoccupation de la représentation des Afro-Américains puis d’autres minorités apparaît dès les années 1960, et se concrétise par des programmes d’affirmative action. Mais ce n’est que dans les années 1980, dans le sillage de l’arrêt Bakke, que s’élabore progressivement le discours de la diversité, qui lie de manière de plus en plus explicite diversification du corps étudiant (et enseignant) et excellence académique : la diversité est désormais présentée comme l’un des attributs d’une éducation d’élite. Au cours des années 1990, la diversité est projetée au cœur des discours institutionnels, requalifiant les programmes d’affirmative action passés et suscitant de nouvelles initiatives pédagogiques (telles que des « multicultural awareness trainings »). Mais à l’université du Michigan comme ailleurs, les politiques d’affirmative action sont la cible de contestations juridiques [3], et à la fin des années 1990 l’université fait l’objet de deux plaintes qui concernent ses modalités d’« affirmative admission ». Entre le dépôt de ces plaintes en 1997 et les arrêts Gratz et Grutter de la Cour suprême en 2003, l’université consacre une portion importante de ses ressources à la bataille juridique et à une intense entreprise de communication publique, visant à défendre sa politique. Dans ce contexte de menace, l’argument de la diversité (the diversity rationale) ébauché par l’arrêt Bakke s’affine et se systématise.

L’arrêt Grutter est présenté par l’université comme une victoire : il consacre le système d’affirmative admission de la Law School, qui tient compte de la race non pas par le biais d’une politique de quota ou par l’attribution automatique d’un bonus aux minorités, mais en tant qu’attribut individuel des candidats, valorisable parmi d’autres. Au début des années 2000, le discours de la diversité est devenu hégémonique : ses critiques, qu’il s’agisse de groupes radicaux défendant l’affirmative action au nom d’une lutte contre les inégalités raciales structurelles, ou les mouvements conservateurs militant pour le démantèlement de ces programmes, ne peuvent guère le contester frontalement. Même après l’interdiction par la loi de toute prise en compte de la race dans les procédures d’admission à l’université dans l’Etat du Michigan en 2006, qui est suivie d’un déclin substantiel de la représentation des minorités (le pourcentage d’étudiants afro-américains sous-gradués diminue de moitié entre 1997 et 2013, passant de 9 à 4,6%), l’université maintient cette rhétorique au cœur de son identité. Au final, la centralité de l’objectif de diversité n’est guère parvenue à enrayer les effets du mouvement de marchandisation de l’enseignement supérieur (concurrence exacerbée entre universités, augmentation des frais d’inscription…), qui favorise les étudiants des classes moyennes et supérieures, très majoritairement blancs.

« Le quartier le plus diversifié de Chicago »

Le deuxième cas (chapitres 4 et 5) est celui d’un quartier du nord de Chicago, exceptionnellement mixte d’un point de vue ethno-racial et socio-économique. A Rogers Park, les Blancs, les Afro-Américains et les Hispaniques forment chacun environ un tiers des résidents au milieu des années 2000. Rogers Park n’a pas toujours été « le quartier le plus diversifié de Chicago  », comme plusieurs acteurs du quartier, des associations civiques aux élites politiques en passant par les commerçant, se plaisent à le décrire. Dans les années 1960, il s’agissait d’un quartier presqu’entièrement habité par des classes moyennes blanches, qui est devenu « divers » non pas en raison d’une politique volontariste mais du fait de transformations démographiques et économiques structurelles. C’est dans les années 1980, que des résidents et représentants politiques soucieux d’endiguer le déclin économique du quartier commencent à construire son identité comme fondamentalement diverse. E. Berrey montre à quel point cette célébration de la diversité est subordonnée à un objectif d’accroissement de la richesse du quartier (« pro-growth  »), qui, pour ses défenseurs, passe par une réduction des logements locatifs subventionnés et par la préservation de la propriété privée. La diversité désirable s’incarne dans les figures de personnes de couleur offrant des produits « ethniques » consommables par les résidents blancs (alimentation, bien culturels…). En termes de politique immobilière, c’est le « mixed-income housing Policy », confié à des investisseurs privés, et permettant une présence limitée de ménages issus de minorités, qui est présenté comme la réalisation de la norme de diversité. Les Afro-Américains qui peuplent les logements sociaux ou privés subventionnés sont exclus de cette définition de la diversité. Lorsque certains locataires dépendant des subventions publiques, principalement issus de minorités, se mobilisent contre les politiques immobilières qui les menacent, ils n’ont d’ailleurs guère recours à cette rhétorique de la diversité, préférant mobiliser le vocabulaire des droits (« nous devons nous battre pour nos droits ! »). Au final, convergeant avec les analyses de Sylvie Tissot sur un quartier de Boston [4], Ellen Berrey montre à quel point le discours de la diversité, façonné par des résidents des classes moyennes et supérieures principalement blancs, reste très largement symbolique, et ne remet guère en cause des transformations structurelles qui défavorisent les ménages pauvres ou de classes populaires, où les minorités ethno-raciales sont surreprésentées.



« La diversité est bonne pour les affaires »

Le troisième cas d’étude (chapitre 6 et 7) est celui d’une grande entreprise multinationale dans le secteur des biens de consommation, baptisée Starr. Ici comme ailleurs, les discours institutionnels de l’entreprise présentent la diversité comme « une force » au cœur de son identité. Comme à l’université du Michigan, la diversité est venue requalifier, au tout début des années 1990, des initiatives visant à accroître la représentation des minorités et des femmes, mises en place à la fin des années 1960 sous la pression des législations des droits civiques de l’affirmative action. Dans le sillage des travaux de Frank Dobbin, Lauren Edelman et leurs collègues [5], E. Berrey montre que ces politiques ont eu pour effet « d’étendre symboliquement les frontières de la classe des affaires » (p. 197), mais n’ont débouché que sur des percées limitées des femmes et des minorités dans les lieux de pouvoir. La petite équipe de personnes chargée d’animer la politique diversité ne dispose pas de leviers d’influence sur les décisions managériales, et ses actions restent principalement du domaine de la communication. La marginalité de cette politique est particulièrement visible dans le contexte de restructuration organisationnelle que traverse Starr au milieu des années 2000, qui se traduit par la réaffirmation de l’objectif du profit immédiat dans la gestion du personnel.

L’enquête montre à quel point le discours et les dispositifs de la diversité épousent les normes dominantes de l’entreprise. Les indicateurs statistiques de représentation des femmes et des minorités, sur lesquels les dirigeants ont les yeux rivés – parce qu’ils constituent l’étalon de mesure du « succès » des politiques diversité dans les classements publics annuels –, ne concernent que le tiers supérieur des salariés de Starr, et se focalisent le plus souvent sur les positions les plus élevées. Ainsi, dans le monde des affaires encore plus nettement qu’ailleurs, c’est une inclusion sélective que visent les politiques de la diversité : excluant du périmètre de la diversité celles et ceux qui composent largement les rangs des positions subalternes, valorisant les salarié-e-s minoritaires qui incarnent le mieux les normes néolibérales du mérite et du succès, ces politiques contribuent à réifier les hiérarchies de classes et à glorifier l’autorité managériale, en même temps qu’elles ébranlent les frontières de race et de genre.

L’ouvrage d’Ellen Berrey n’offre pas une réponse univoque à la question des effets du discours de la diversité sur l’objectif de « progrès racial » aux États-Unis. Même si elle montre à quel point ce discours suit les contours de l’ordre néolibéral, elle critique vivement l’idée, notamment véhiculée par l’essayiste Walter Benn Michaels, que les politiques visant à améliorer la position des femmes, des minorités ethno-raciales ou sexuelles, auraient détourné la gauche des « vrais enjeux », les hiérarchies de classe – on sait que cette vulgate, minoritaire aux États-Unis, reçoit un écho certain en France [6]. L’ouvrage montre au contraire la complexité du discours de la diversité, qui apparaît tantôt comme la requalification d’effectives politiques d’égalité, tantôt comme un moyen de légitimer des politiques symboliques. En somme, il apporte une solide réponse sociologique, complexe, contextualisée et documentée, à la question des enjeux sociaux du discours de la diversité à l’ère post-civil rights.



Pour citer cet article :

Laure Bereni, « La diversité en discours et en pratiques », La Vie des idées , 22 janvier 2016. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/La-diversite-en-discours-et-en-pratiques.html



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Contre le terrorisme, la législation d’exception ?

Entretien avec François Saint-Bonnet

par Florent Guénard , le 23 novembre 2015 Mots-clés Télécharger l'article 

L’état d’exception a en France une longue histoire. Destiné à faire face aux crises de toutes sortes, il est aujourd’hui invoqué pour répondre au terrorisme. Mais rien ne dit, selon l’historien du droit F. Saint-Bonnet, que c’est là la bonne solution au terrorisme qui frappe aujourd’hui.

La Vie des idées : Pourquoi avoir recours à une législation d’exception ?

François Saint-Bonnet : On a longtemps eu recours au concept d’évidente nécessité pour échapper aux limitations des pouvoirs des gouvernants lorsqu’on devait faire face à un péril grave pour la communauté politique. Salus populi suprema lex est (le salut du peuple est la loi suprême) ou necessitas legem non habet (nécessité n’a point de loi) sont des formules qui ont permis de justifier la transformation d’un état normal de limitation du pouvoir en un état d’exception illimité. À partir de la Révolution, on a considéré que les lois limitatives du pouvoirs — c’est-à-dire souvent celles qui protégeaient des libertés — ne devaient être suspendues sous aucun prétexte. Mais cela a duré peu de temps car la mise entre parenthèses des lois et même de la constitution a été fréquente, notamment sous la Terreur mais aussi pendant le premier XIXe siècle. Les autorités plaçaient en état de siège des territoires dans lesquels des monarchistes s’agitaient sous la République, des républicains complotaient sous la Restauration ou des bonapartistes fomentaient sous la Monarchie de Juillet. Ces suspensions des libertés se faisaient de manière brutale et servaient à faire basculer des adversaires politiques dans la catégorie d’ennemis du régime, qui parce qu’ils sont en guerre contre lui, ne sauraient prétendre à la même protection juridique que des concitoyens.

C’est la raison pour laquelle la Constituante de 1848 a souhaité qu’un cadre juridique fût donné à l’état de siège. Il s’agissait d’un moyen terme entre la légalité « normale » et le règne de l’arbitraire, une légalité d’exception certes mais une légalité tout de même. Cette logique est à l’origine de la loi du 9 août 1849, toujours en vigueur à travers l’article 36 de la constitution. Elle peut être mise en application dans deux cas opposés : l’un de consensus national (un « péril imminent résultant d’une guerre étrangère »), l’autre de dissensus (une « insurrection armée » d’une partie de la population). Et elle consiste à transférer l’essentiel des pouvoirs des autorités civiles aux militaires dans les zones déclarées en état de siège.

Cette loi a été appliquée dans une vingtaine de départements pendant la guerre de 1870, pendant les quatre années de la première guerre mondiale sur la totalité du territoire, et à partir de septembre 1939 (les limites constitutionnelles du pouvoir seront elles-mêmes annulées à partir du 10 juillet 1940 et le régime de Vichy).

L’ état de siège n’a pas été décrété pendant la guerre d’Algérie. Il fallait absolument que les membres du FLN n’apparaissent, en leur opposant la force militaire, ni comme des combattants ni comme des insurgés, il fallait qu’ils soient perçus comme de simples délinquants (assassins, auteurs d’attentats) dont le comportement ne pouvait être justifié par aucune cause politique dans un contexte de décolonisation. C’est pourquoi a été adoptée la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui met un soin particulier, contre l’évidence, à éviter tout rapprochement avec une guerre d’indépendance : on évoque de manière assez évasive un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Et pour détourner davantage le regard loin des considérations politiques, l’état d’urgence peut aussi être décrété en cas de « calamité publique », comme une catastrophe naturelle. Il est vrai qu’un tremblement de terre avait été suivi de calamiteuses scènes de pillage quelques mois auparavant, en septembre 1954. Cette loi prévoit que les pouvoirs civils soient renforcés : il n’est pas question de les transférer aux militaires.

Reste le cas de l’article 16 de la Constitution de 1958 dont la caractéristique reste, y compris après sa réforme en 2008, d’être un pouvoir absolument discrétionnaire du président de la République. Il est applicable lorsque « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » est interrompu, en clair, lorsque les institutions politiques de l’État ne peuvent plus accomplir normalement leurs missions à cause d’un péril gravissime. Il n’a été mis en application qu’une fois, le 23 avril 1961, lors du putsch des généraux d’Alger. Le général de Gaulle le maintient en vigueur près de six mois.

IL NE SAURAIT ÊTRE QUESTION D’APPLIQUER UNE LÉGISLATION D’EXCEPTION PENDANT DE LONGUES ANNÉES Trois législations d’exception (état de siège, état d’urgence, article 16) marquées par des histoires singulières mais qui ont en commun de chercher à faciliter la résolution des crises intenses mais brèves (insurrection) ou un peu moins brèves mais génératrices d’unanimité nationale (guerre comportant une invasion du territoire). Tel n’est pas le cas du terrorisme djihadiste que nous connaissons depuis une quinzaine d’années au moins et qui n’est pas près de s’éteindre. Il ne saurait être question d’appliquer une législation d’exception pendant de longues années : la réponse est ailleurs.



La Vie des idées : La mise en application de l’état d’urgence est-elle une menace pour nos principes démocratiques ?

François Saint-Bonnet : La notion de principes démocratiques comprend trois rubriques : les égards pour la volonté du peuple, le respect des droits et libertés fondamentaux et le souci de contrôler du pouvoir. Les législations d’exception ont tendance à rogner les trois.

Primo, lorsque sont appliquées ces dispositions, les processus électoraux sont souvent interrompus ou suspendus. Ce fut le cas pendant la première guerre mondiale : on pense en effet que la compétition électorale qui consiste à souligner les différences et les oppositions entre les offres politiques est de nature à nuire à la nécessaire unité nationale. L’unité supposerait l’unanimité. Il semble toutefois que nul n’ait songé à repousser les élections régionales prévues les 6 et 13 décembre. Après quelques heures d’unanimisme national, la discussion politique a repris ses droits, nonobstant l’état d’urgence. Mais la prorogation et la modification de la loi de 1955 n’ont quasiment pas donné lieu à un débat et le vote a été acquis à la quasi-unanimité les 19 et 20 novembre 2015.

Secundo, ces législations entraînent une atrophie des libertés et une dilatation de la puissance politique et administrative. S’agissant de l’état d’urgence, les libertés rognées peuvent concerner les individus, les espaces, les groupes de personnes et les flux. Des individus peuvent se voir privés du respect dû à leur vie privée : assignation à résidence (dont la faculté est facilitée par la modification du 21 novembre 2015), atteinte à la vie privée par des surveillances à leur insu, zones interdites, perquisitions ordonnées par l’administration (et non le juge) y compris la nuit. Des espaces peuvent être bouclés, ce qui se traduit par des restrictions de circulation ou des arrêtés de couvre-feux (limitations à la liberté d’aller et venir). Les groupes de personnes peuvent être empêchés par l’interdiction de réunion, de représentations théâtrales ou de projections cinématographiques (les actualités cinématographiques avaient un grand rôle pendant la guerre d’Algérie : ces dernières interdictions ont été abrogées en novembre 2015) ou, nouveauté de 2015, l’interdiction d’associations ou de groupements de fait, c’est-à-dire des personnes qui ont des liens réguliers et un minimum d’organisation mais qui n’ont rien déclaré aux autorités. Les flux qui peuvent être arrêtés concernent l’information et la communication : contrôle des journaux ou de radios (cette disposition est aussi sortie de la loi en novembre 2015), mais aussi, les communications orales ou écrites empêchées ou limitées par les mesures relatives aux individus.

Tertio, les législations d’exception réduisent les contre-pouvoirs. Il peut s’agir du contrôle politique : même s’il doit consulter, le président décide seul de mettre en application l’article 16. En revanche, l’état de siège ou l’état d’urgence ne peut être prorogé au-delà de douze jours que par les chambres, lesquelles peuvent, même si cela est improbable, renverser le gouvernement. Il peut s’agir également du contrôle juridique, c’est-à-dire que des garanties procédurales peuvent être réduites de deux manières : en transférant des compétences des autorités civiles aux militaires (comme dans le cas de l’état de siège) ou des autorités judiciaires aux autorisés préfectorales, comme des mesures « administratives » d’assignation à résidence. En principe, toute limitation à une liberté, comme l’interdiction de se déplacer au delà d’un certain périmètre, ne peut avoir de caractère préventif et ne peut être ordonnée que par le juge judiciaire, gardien des libertés individuelles.

L’état d’urgence décrété le soir même des attentats du 13 novembre restreint les libertés. Cependant l’approbation populaire semble réelle : le 18 novembre, 84% des personnes interrogées étaient prêtes « à accepter davantage de contrôles et une certaine limitation de (leurs) libertés » (IFOP). On assiste donc à une forme d’acceptation démocratique de recul des libertés démocratiques. Mais cette justification à première vue solide comporte toutefois trois faiblesses.

Première faiblesse : elle résulte d’une approbation émotive plus que raisonnée. La sidération liée à l’horreur des attaques djihadistes tend à altérer le discernement. Ce n’est pas à dire que l’état d’urgence n’est pas justifié pour quelques jours voire quelques semaines mais il importe au plus haut point de lutter contre notre propre émotion pour restaurer une analyse froide et raisonnée de la réalité de la situation. Le pouvoir cède souvent à la tentation d’entretenir l’émotion pour faire adopter des mesures qui, en temps de calme, eussent été jugées inacceptables. Le président Georges Bush a naguère largement abusé du procédé.

Deuxième faiblesse : elle procède d’une confusion entre sauvegarde de l’État ou de la société face à un péril et instauration de l’ordre. Le recours à la législation d’exception se justifie par l’urgence, par l’absolue nécessité d’agir avec célérité, bref, par l’immédiateté de la réaction liée au sentiment de légitime défense, qui relève de l’instinct ou du réflexe. Il permet de « sauver » ce qui doit l’être. Mais ces régimes n’ont nullement vocation à apporter une réponse durable à une menace qui ne l’est pas moins. Passé le moment d’extrême péril, il faut revenir à la légalité « normale », quitte à adopter des mesures nouvelles et spécifiques pour faire face plus efficacement à une menace particulière, et quitte à modifier, en pleine connaissance de cause et en pleine raison, l’équilibre entre la sécurité et les libertés.

Troisième faiblesse : elle se traduit par un renoncement fâcheux à l’exigence de contrôle. Plus le pouvoir rogne les libertés et plus les citoyens doivent être vigilants, tant pour faire face à la menace que pour défendre leurs libertés. Cette tendance à donner un blanc-seing au pouvoir, très marquée en 1961 parce que la situation devait être rétablie par le « sauveur » Charles de Gaulle est toutefois beaucoup moins marquée aujourd’hui. Le retrait du contrôle des journaux et des radios de la loi de 1955 va dans ce sens.


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