2 De l’innovation au changement territorial. Implications pour l’innovation, et pour les territoires.
Cette sous-partie voudrait tenter de souligner, à l’aune des différentes conclusions établies, la spécificité de la relation innovation/changement territorial. Elle semble résider dans la récursivité même du processus d’innovation. Les dynamiques de changement territorial, produites sur la base des dynamiques économiques insérées dans le système complexe de l’innovation périurbaine, forment elles-aussi système.
Dans le cas des territoires périurbains de cette étude, le changement territorial est surtout caractérisé par une spécialisation et une valorisation territoriales, produites par un système d’innovation dominé par l’innovation économique. Ce double processus du développement économique a pour effet premier de stimuler un champ d’activité économique, et ensuite de dynamiser le territoire en son entier.
Il modifie toutefois les conditions d’apparition de l’innovation. Il réduit fortement la variété de celle-ci, au fur et à mesure que l’efficacité du changement qu’elle produit grandit. Les territoires se développent certes, mais surtout se déterminent, réduisant la foisonnante diversité des innovations émergeant en milieu fortement indéterminé.
Cela peut-il aboutir à la fin des processus d’innovation, économique d’abord, mais également à la réduction de la variété et du nombre des innovations territoriales et personnelles ?
Ce système paradoxal, inscrit sous le signe de l’économique, produit en tout cas des dynamiques territoriales spécifiques, pouvant constituer, à contre-courant de l’intention initiale, les lieux d’une nouvelle forme d’exclusion sociale.
2-1 Les dynamiques économiques : processus dominants du changement territorial.
Les processus du changement territorial sont dominés par les processus de l’innovation économique. Ceux-ci concentrent ainsi les dynamiques motrices du territoire. Les innovations personnelles et territoriales garantissent respectivement l’existence d’un système marqué d’auto-détermination et la pérennisation de ce système.
Les territoires sont profondément bouleversés par l’action complexe des innovations économiques, ainsi que par celle des innovations personnelles et territoriales dirigées dans le même sens qu’elles. Ils subissent un double processus de spécification et de valorisation territoriales380.
En premier lieu, les innovations participent à réinventer et à pérenniser une activité économique locale, sur un mode alternatif au modèle productiviste. Elles spécifient le territoire dans le développement d’activités liées à la mise en valeur de ses caractéristiques rurales, activités dont la mise en oeuvre nécessite l'utilisation et la compréhension de la mobilité, moyen d’accès aux marchés locaux, régionaux, et condition d’accès d’une clientèle cherchant des produits de qualité.
Les processus de l’innovation et les modalités de leur prise en charge individuelle ou collective, personnelle ou institutionnelle, tendent ainsi à spécifier le territoire, comme nombre de territoires ruraux, dans le développement d’activités TTT, et dans la diffusion d’une image liée à ces activités. La conformation à des normes idéologiques, économiques en matière de développement local, ainsi que la soumission à la pression sociale et politique orientent en effet forme et fond des innovations périurbaines. Elles s’appliquent d’abord aux innovations institutionnelles dans le cadre des projets territoriaux. Elles marquent tout autant les innovations économiques portées par des acteurs individuels, moins par souci de conformation aux normes, que par stratégie de développement d’une activité pérenne, dans un territoire particulièrement dépendant des flux de consommateurs urbains. Ces normes sont toutefois réappropriées dans le cadre des projets personnels des acteurs et permettent la production de véritables innovations organisationnelles et institutionnelles.
Ce processus de spécification territoriale qui tend à la spécialisation participe de la valorisation des territoires concernés. Le développement économique met en place un processus de valorisation territoriale, lié à la mise en place par l’innovation de dynamiques de plus en plus intégrées et complémentaires, liant projets, innovations et activités. Ainsi l’attractivité du territoire s’accroît, les prix des terrains et des logements augmentent, et le processus de spécification territoriale s’accroît également en retour.
2-2 Innovations versus changement territorial : le paradoxe de la spirale.
Par un mouvement récursif, le système de spécialisation/valorisation territoriale semble produire deux types de processus complémentaires.
_ La réduction de la diversité de l’innovation par réduction de l’indétermination territoriale ou par précision de l’orientation territoriale. L’organisation du territoire en son entier tout autant que son image et sa réputation sont modifiées par ces doubles processus de spécialisation/valorisation territoriales.
En premier lieu, la mise en place d’une activité économique locale viable incite à l’imitation des porteurs de projets à l’origine du phénomène. Elle s’accompagne de l’installation de nouveaux venus. Plus nombreux, la démarche de ces nouveaux acteurs est moins innovante, et le risque pris dans le développement de l’activité moins élevé. Outre qu’ils s’appuient sur les infrastructures, institutions, réseaux, etc. mis en place par les démarches collectives des pionniers, et sur les projets territoriaux constitués dans la même logique de développement économique, ils profitent également de la valorisation symbolique du territoire opérée par l’ensemble des innovations. Ainsi l’innovation produit-elle un effet boule-de-neige : le développement appelle le développement.
Cependant, la spécialisation dans un domaine - ici, économique, et spécifiquement axé sur les TTT et la viticulture AOC - et la mise en place d’un système innovateur spécifique réduisent la variété de contenu des innovations, voire leur caractère innovant lui-même.
La complémentarité des projets territoriaux et projets économiques inscrits sous le signe d’une norme idéologique, oriente et réduit le contenu des initiatives économiques privées et publiques. La spécialisation et le succès dans une activité tendent de surcroît à exclure les initiatives particulièrement audacieuses, celles n’étant pas soutenues officiellement par les collectivités locales et les projets territoriaux. Le développement local réduit ainsi le champ d’émergence de l’innovation économique à un espace d’innovation « utile », destinée à être diffusée, à produire un changement territorial. Les innovations hors-champ de spécialisation restent en nombre, mais resteront confidentielles. Les petits porteurs de projets comme les porteurs d’innovations pointues ou audacieuses sont exclus des dynamiques de coopération, et d’institutionnalisation, exclus également du contenu des chartes territoriales.
La réduction de la variété des innovations s’étend aux activités personnelles : le développement et la valorisation territoriales produisent une augmentation des prix des logements et des terrains, une réduction de la vacance du logement, la recherche de mains d’œuvre plus qualifiée, un soutien et un contrôle à la fois plus systématique et clairement orienté de la part des municipalités. La place pour les petits porteurs de projets est ainsi amoindrie et l’espace d’émergence de pratiques personnelles est réduit, en particulier pour celles apparaissant dans un contexte de détournement de la précarité.
Ainsi, plus le développement local s’intensifie et le champ de son efficacité s’élargit, plus le contexte d’apparition de l’innovation se précise et se réduit, orienté vers la valorisation d’innovations « utiles », produites dans le cadre restreint de la dynamique de développement économique. Le barycentre du système de l’innovation se déplace ainsi vers le sous-système de l’innovation territoriale. Les innovations sont canalisées par le sens que le territoire se donne à travers un système innovateur conçu comme condition nécessaire et suffisante du développement local.
_ L’augmentation de l’efficacité de ces innovations. La réduction du contexte innovant se conjugue avec une intensification de l’efficacité territoriale de ces innovations. Les innovations nées au sein du champ précis concerné par les processus de spécialisation/valorisation territoriales sont non seulement soutenues, mais attendues, provoquées, institutionnalisées.
Une dynamique d’agrandissement et d’amplification des processus de développement local se conjugue ainsi avec une dynamique de réduction et d’intensification du champ innovateur. Le développement local en s’intensifiant concerne un territoire de plus en plus vaste, des acteurs de plus en plus nombreux, ainsi qu’un nombre croissant d’activités. La dynamique innovatrice concerne quant à elle, au fur et à mesure de la diffusion et de la généralisation des innovations fondatrices, des niches de plus en plus rares et réduites, et des acteurs moins nombreux, au sein du champ très précis de l’innovation utile. L’émergence d’innovations hors contexte n’en est pas annulée : elles sont cependant confrontées à un système dominant de changement territorial/développement local intégrant une forme d’innovation spécifique, dont elles sont exclues de fait.
La dynamique de développement local oblige à l’énergie, et à l’innovation sans cesse, afin de pérenniser une forme d’exception territoriale, initiée par l’innovation, et dont elle est tributaire. En d’autres termes, les processus d’institutionnalisation/normalisation des innovations créent l’exigence de nouvelles innovations, cependant circonscrites au projet territorial définissant les orientations du développement local. Jusqu’à l’épuisement des ressources innovantes, ce système oblige à la recherche de nouvelles innovations au sein du même espace de spécialisation, dans les niches de non-innovation.
Le système innovateur mis en place réduit ainsi la création ou tout au moins la canalise. Il ne s’agit pas tant d’une opposition entre les initiatives privées, les micro-innovations et les innovations institutionnelles qu’une opposition entre innovations utiles381 et innovations isolées, au sens strict de pratiques inédites.
L’amplification croissante de ces processus conduit à l’achèvement du cycle d’innovation et à la stabilisation du double système de l’innovation et du changement territorial. La mise en œuvre d’un nouveau cycle d’innovation est alors possible sur les bases des nouvelles caractéristiques territoriales produites par les dynamiques précédentes.
L’apparition d’un nouveau cycle d’innovation est susceptible d’être concomitante de la mise en place d’un système de changement territorial fortement déterminé et déterminant : des pratiques permettant de détourner et/ou d’utiliser ces fortes déterminations territoriales peuvent alors émerger, nécessitant ou initiant, pour leur diffusion et leur généralisation, la mise en place d’un véritable système innovant.
La figure de la spirale me semble pouvoir exprimer ces processus complémentaires et contradictoires. L’extension/extensification du développement territorial correspond à une intensification/réduction du processus d’innovation, et cela dans un même mouvement dynamique et opposé.
Développement local Amplification
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