404 la norme linguistique l'occultation du caractère maternel de la langue nationale



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LA NORME LINGUISTIQUE

au XVIIle siècle (malgré l'existence du système de communication en lui­même unificateur qu'est l'imprimerie) cesse de l'être au cours du XIXe siècle. Les batailles orthographiques portent sur la nature et les inconvénients (notamment pédagogiques) de l'orthographe historique, empirique du français; elles ne portent pas sur l'unicité théorique du système. Cependant, des variations mineures subsistent, avec de très nombreuses incohérences, trop rarement réduites (trappe et chausse-trape, ce dernier mot accepté enfin par l'Académie sous la forme chausse-trappe): les dictionnaires les reflètent sans trop d'esprit critique. N. Catach (1971) a pu à juste raison dénoncer ces incohérences dans les dictionnaires français, y compris celui de l'Académie, dont la fonction explicite est pourtant normative. Dans ce domaine de la graphie, les dictionnaires d'usage, à une époque donnée, se devraient, tout en décrivant les variantes observables, de privilégier une norme unique - évaluative et préférentielle, sinon prescriptive. Dans le domaine spécifique de l'orthographe lexicale (les problèmes syntaxiques sont d'une autre nature), ont lieu à l'initiative du Conseil international de la langue française et de son président, Joseph Hanse, des rencontres de lexicographes qui devraient aboutir à une homogénéisation, à une norma­lisation de certaines graphies flottantes (notamment les composés et les emprunts).

On voit bien qu'ici le souci d'objectivité descriptive est un leurre. Les « fautes d'orthographe », vues objectivement, sont de simples variantes; on peut souvent les. classer et produire une taxinomie qui prouve qu'il ne s'agit pas toujours de faits individuels de « performance ». Si aucun diction­naire n'a tenté de répertorier en les classant les variations graphiques du français, c'est précisément parce que la fonction du dictionnaire est de fournir à ses usagers une référence sur la norme r3. La question posée au dictionnaire 99 fois sur 100 est: quelle est la bonne graphie (orthographe) de tel mot, quelle en est la bonne prononciation? et non pas: quelles sont toutes les formes écrites, orales, sous lesquelles « francographes » et francophones produisent ce mot? Cette dernière question, au contraire, peut être posée à un dictionnaire scientifique, et celui-ci peut tenter d'y répondre, le plus souvent de manière très partielle et donc sélective.

15. A preuve le fait que, avec une fonction toute différente, celle d'exalter un français régional et de prouver sa richesse, L Bergeron transforme en norme graphique (fictive) des variations phonétiques, comme s'il s'agissait d'une langue non écrite à noter. Les entrées: comifaut, colouer (clouer), neyau, neyé (noyau, noyé), racmoder (raccommoder) ne sont que des variantes phonétiques (parfois connues en France: comifaut) du français centrai. Certaines de ces variantes sont systématiques: des allongements et changements de timbre vocalique (e - a), des nasalisations (ranlonger, ranmasser, ranmollir ... ), des simplifications (-able -. ab':mmerabe). Seules des variantes assez fréquentes pour être lexicalisées peuvent valablement figurer dans une nomenclature (exemple bien connu, la marde). A ce compte, le dictionnaire du français parisien s'enrichit de cintième (cinquième), caneçon (caleçon), aréodrome (aérodrome) etc., etc., ce qui est intéressant descripttvement, mais lexico­graphiquement dangereux.

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La situation est voisine en syntaxe, avec cependant des options. « Solé­cismes » et « barbarismes » peuvent être éliminés (on ne les mentionne pas -pallier ne se construit qu'avec un complément direct dans le Micro­

Robert) ou présentés et condamnés, plus ou moins vigoureusement (« ne dites pas... ») ou enfin présentés et évalués. Ainsi, pallier à est « critiqué » (Petit Robert), c'est une « construction rejetée par quelques grammairiens » (Dictionnaire du français contemporain, éd. de 1966), ou « condamnée par l'Académie » (Bordas). On le voit, l'image normalisante et souvent normative fournie par le dictionnaire dépend des procédés utilisés, et ces procédés de la fonction - pédagogique, d'usage, de description « scienti­fique » -de l'ouvrage.

Les procédés

En fonction des données complexes qu'ils ont à décrire et de leurs finalités explicites, en fonction aussi des systèmes évaluatifs, normalisateurs et prescriptifs concernant la langue dans la société où ils voient le jour,

les dictionnaires, et notamment les dictionnaires de langue généraux, pro­duisent un « texte » variable, plus ou moins cohérent, plus ou moins homo­gène et normalisé, plus ou moins sélectif, plus ou moins prescriptif, du purisme au libéralisme. Pour ce faire, ils disposent, en l'état actuel des méthodes, de deux procédés essentiels, qui concernent, pour l'un d'entre eux, leur structure générale (« macrostructure » produisant une nomencla­ture), et pour (autre, cette structure générale et le discours structuré lui aussi (« microstructure ») qui suit chaque entrée.



Le premier est la sélection. Tout dictionnaire est sélectif, on l'a vu, par rapport aux unités lexicales, aux valeurs sémantiques et au fonctionnement de ces unités (notamment dans le syntagme) tels qu'on peut les observer dans les discours. Ceci revient à dire que des unités théoriquement recon­naissables comme telles (ce qui élimine les occurrences anormales, créa­tions idiolectales, mauvaises « répliques »: coquilles typographiques, etc.) qui pourraient figurer dans une nomenclature, en sont absentes. La cons­truction des nomenclatures est fonction (a) d'un objet visé: synchronie, dia­chronie ou panchronie, vocabulaire commun non marqué ou vocabulaires spéciaux, et, tout d'abord, lexique fonctionnel général vs sous-ensemble déterminé d'un tel lexique (dictionnaires spéciaux); (b) d'un niveau de com­munication lexicographique: pédagogie de Papprenant, de même langue maternelle ou non, didactisme culturel, etc. Les principes généraux qui pré­sident aux options sont étudiés notamment chez Dubois et Dubois (1971), Rey-Debove (1971), Rey (1977).

Les absences structurales ne relèvent pas, dans les nomenclatures, d'options normatives, ni même normalisantes. L'absence d'un mot de mathé­matiques transcendantes ou de plomberie, celle d'un mot employé dans

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une seule ville ou une seule zone limitée, relève de la construction empi­rique du modèle: en effet, l'insertion de telles unités, entraînant celle de toutes les unités au même niveau structurel, entraînerait un changement de dimension pour l'ensemble de la description, et ce seul fait, indépen­damment de toute considération théorique, suffit à expliquer leur absence. C'est au contraire la présence d'un mot de ce type qui pose problème. Elle s'explique en général par une diffusion exceptionnelle - due à des facteurs de communication sociale-, ou par une importance notionnelle, terminologique, qui entraîne en général aussi la diffusion. Les exemples sont innombrables: cœlacanthe est entré dans les dictionnaires généraux sans entraîner les noms d'autres poissons fossiles également importants pour le paléontologiste, parce qu'on a pêché un coelacanthe, survivant inattendu de cette espèce, et (surtout) qu'on en a beaucoup parlé. Des mots régionaux très localisés, comme traboule (« passage », à Lyon) figurent dans des dictionnaires généraux parce qu'une littérature concernant cette grande ville les a fait connaître.

Ici, plusieurs faits d'usage sont à évoquer. D'abord, l'absence d'unités des français régionaux concernant une fraction importante de la « franco­phonie » (voir plus haut). Ensuite, l'absence d'unités appartenant à des

« sociolectes » dévalorisés (altérations lexicales; vulgarismes sociaux) et surtout d'unités dont la sémantique concerne des domaines (des théma­tiques) faisant l'objet de tabous, notamment sexuels et scatologiques, ou concernant l'expression de la haine ou du mépris (racisme, etc.). Ici, la norme est une « convention » sociale et résulte d'un faisceau de jugements dépréciatifs, destinés à projeter une image fantasmatique et convenue des rapports humains en langage. Le dictionnaire reflète alors l'attitude géné­rale de la partie dominante de la société. la couche sociale possédant le pouvoir, l'institution pédagogique, administrative, culturelle (l'Académie française, avec une infime influence), produisent une morale et une esthé­tique qui jugent, tentent de contrôler les discours (mais une zone, commo­dément appelée « non conventionnelle » par J. Cellard et l'auteur de cet article, leur échappe) et contrôlent effectivement la diffusion de ces discours, au besoin par l'intervention juridique. On n'imagine pas, dans la société québécoise de 1890, un dictionnaire enregistrant les sacres et les mots obscènes; ni sous la Restauration en France, l'apparition et la définition précise du vocabulaire de l'homosexualité.



Mais, aux époques de sélection autoritaire, des lexicographes, sous le manteau, contreviennent aux règles de ce jeu social: leurs ouvrages sont parfois clandestins et nous permettent aujourd'hui de mesurer les rejets de la lexicographie « conventionnelle » (exemple: Delvau, Delesalle, par rapport à Littré). Le déblocage relatif de la situation d'interdit dans la lexicographie contemporaine a d'ailleurs été récemment étudié (D. d'Oria et R. Pacuci, s.d.; C. Girardin, 1979; M. Lehmann, 1981). Mais les inter­férences entre normes et usages continuent à supprimer des secteurs. de vocabulaires français: les obscénités québécoises, suisses ou belges conti-


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nuent à ne faire l'objet (si elles le font) que de descriptions spécifiques". Dans les dictionnaires généraux du français, elles superposent deux sévérités sélectives: le « régionalisme » et l' incongruité!

Le problème des « technolectes », notamment des argots profes­sionnels, ne mobilise pas les fantasmes et les névroses collectifs, mais c'est leur abondance et leur spécificité qui les sélectionnent. Il en va de même pour les terminologies spécialisées: on pense d'abord aux termes scienti­fiques et techniques, mais chaque domaine de connaissances théorisables ou de pratiques réglées (le droit, la cuisine. . . ) est, en réalité, concerné (Rey, 1979). Ici, la sélection, si elle n'est pas arbitraire et reproductrice (on a répété, un peu trop, que chaque dictionnaire copie ses prédécesseurs, et c'est de moins en moins vrai), opère sur des critères doubles: (a) linguis­tiques et sémiotiques: le lexicographe accumule des références en discours, en prenant soin de choisir des discours pertinents pour son type de descrip­tion' 7 ; puis il tient compte de la fréquence dans son corpus (sans exagérer l'importance de cette donnée objective) et surtout de sa répartition (il faut plusieurs sources différentes); enfin il se fait une idée (intuitive, bien sûr) du volume de communication induit, (b) terminologiques et notionnels (conceptuels): si un terme, même ne correspondant pas entièrement aux critères (a), lui est signalé par un spécialiste compétent comme essentiel dans sa discipline (ce qui suppose qu'il fasse l'objet d'une définition termi­nologique), une recherche d'attèstations est entreprise et le mot peut être intégré.

II va de soi que le critère (b) est plus important encore dans un diction­naire encyclopédique (ou un vocabulaire terminologique) que dans un dictionnaire de langue. Enfin, la décision d'inclure ou non les « discours sources » dans le texte du dictionnaire dépend de sa nature et de son importance matérielle.

Ces éléments de méthode concement notamment - mais non exclusi­vement - le problème de la néologie, qui requiert un traitement spécifique (Rey, 1976).

Dans tous les cas, on voit que les considérations purement normatives n'interviennent, dans cette sélection, qu'après l'information et son évalua­tion. Qu'un mot spécial (technique, sportif, par exemple) soit ou non « mal formé » (selon des critères à examiner). « imprononçable » ou « cacopho­

16. Pour les québécismes, la charmante étude de Ghislain Lapointe, Les Mamelles de ma grand-mère, (G. Lapointe, 1974), et le dictionnaire de Bergeron (avec des divergences - poulie = « vagin » pour le premier, « prostituée » pour le second). L'écart entre usages régionaux (celui de Paris et celui du Québec, par exemple) semble ici très considérable.

17. Pour le Grand et le Petit Robert, des sources systématiques sont les Que sais-je?, l'En­cyclopédie de la Pléiade, les traités et ouvrages des savants francophones de grande renommée scientifique (de Broglie, Monod, Leroi-Gourhan, Piaget Lwoff, Lévi-Stauss, Foucault ... ), des périodiques comme La Recherche et, à un niveau de communication sociale plus ample, assurant la diffusion des termes, Sciences et Avenir, mais aussi Le Monde, L'Express, Le Nouvel Observateur, , etc.

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nique », graphiquement instable, emprunté à une langue étrangère, doit être considéré par le lexicographe et peut en effet aboutir à une exclusion. Mais celle-ci doit être effectuée en connaissance de cause et en application d'une politique cohérente. Que le mot bit, en français de France, présente, outre le caractère controversé de l'anglicisme, l'inconvénient (?) de prêter à rire n'a pas empêché les dictionnaires récents de l'inclure. On en retiendra que, devant un fonctionnement avéré en discours et une importance notion­nelle indiscutable, les jugements de valeur pèsent peu. Ce recul de l'exclusion normative n'est pas forcément un symptôme de recul global de la norme, mais plutôt de son adaptation à des conditions nouvelles, où les caractères fonctionnels effectifs l'emportent sur le métalangage critique. Le lexico­graphe peut déplorer cet utilitarisme; il doit le refléter.

On comprend que la problématique de la sélection lexicographique dépasse de loin celle de la statistique lexicale, qui ne concerne que les discours - et des discours eux-mêmes sélectionnés. Le choix des textes dépouillés est déjà une manifestation de sélectivité normative. Peu de dictionnaires tiennent compte de discours pourtant pertinents (dans certains vocabulaires), tels ceux de l'administration, de la publicité, de la bande dessinée, des dialogues de films (pourtant de même nature sémiotique que les textes dramatiques, amplement utilisés), pour ne pas évoquer l'univers du discours oral ou celui du discours écrit individuel (lettres personnelles, d'ailleurs récupérées si le signataire est illustre; graffiti, obscènes ou non, des lieux publics les plus privés... ). Dans le corpus littéraire, les goûts et les couleurs commandent à Littré (qui reflète bien son époque) d'ignorer Laclos, Restif et Sade, et à tous les dictionnaires connus de moi d'ignorer le dernier nommé; cent autres exemples peuvent être trouvés, et tout ceci est normal, sinon normalisé.

En fait la somme des discours (la sigma-parole, K. Heger, 1969) est indéfinie (mais non infinie); les statistiques, sauf pour les mots de très haute fréquence, n'apprennent rien au lexicographe; la pertinence des échantillons est impossible à évaluer sérieusement, sauf à définir un objectif philologique, tel que « dictionnaire du français employé par X, Y, Z, dans les textes x, , x=, ... x„, y, , v=, . . . yn », objectif qui n'intéresserait que les philologues.

Le recours à un riche matériel de discours, et surtout à un matériel pertinent (a) pour l'objectif lexicographique en générai (b) pour un type de dictionnaire spécifié; l'évaluation objective de ce matériel jointe à une appréciation intuitive mais contrôlée; la décision elle aussi collective - surtout pas de nomenclature établie a priori - sont des éléments indispen­sables. L'intervention d'une norme évaluative (elle aussi plurielle) et celle d'une norme prescriptive, à condition qu'elle soit explicite et identifiée, per­mettent par des exclusions délibérées - que tel rédacteur, tel coauteur peut fort bien désapprouver, que l'équipe même peut n'appliquer qu'à contre­coeur - d'éviter l'introduction honteuse et inconsciente d'une sélection imposée par la pression idéologique. C'est du moins le souhait à formuler

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et la tendance à promouvoir dans toute entreprise lexicographique sérieuse. Bien entendu, le discours lexicographique, lui aussi, connaît les ratés de la « performance » ; les ouvrages périodiquement revus ne peuvent progressive­ment y remédier qu'en respectant les principes exposés ci-dessus.

Ceux-ci peuvent peut-être se résumer à un précepte: « expliciter les pressions de la norme avant de les subir, ou d'y résister, afin de construire une nomme nouvelle ». As concernent à la fois là nomenclature et le contenu des articles. Ainsi, la phraséologie, la néologie sémantique, la terminologie syntagmatique figurent généralement sous une entrée déjà présente; mais la sélection ou l'exclusion jouent exactement là comme pour la macro­structure de l'ouvrage.

En revanche, les discours évaluatif ou prescriptif (si le dictionnaire choisit ce registre) ne concernent que la microstructure, sauf à omer certaines entrées d'un signe leur attribuant un statut, positif ou négatif. Chez Littré, un tel signe déclare: « Ce mot n'est pas dans le dictionnaire de l'Académie », assertion objective qui entraîne, selon les lectures, divers jugements.

Mais en général, le lexicographe commente, juge, loue ou condamne une forme ou un emploi par le discours, codé ou suivi, qu'il tient après une entrée. A côté du jugement explicite, une formule typologique s'est répandue, aussi nécessaire dans son principe que critiquée dans son application: c'est celle des « marques » qualifiant tout ce qui n'est pas, dans le matériel présenté, considéré comme neutre ou, selon le terme anglo-saxon, « standard ». La notion d'usage neutre ou standard n'est évidemment pas scientifique; elle est parfaitement empirique (tout comme « non marqué »). Plus exactement, elle signifie: « au sujet duquel le lexicographe n'a aucun commentaire à présenter ». C'est par rapport à ce noyau lexical considéré comme entière­ment « normal » que vont se distribuer les marques.

Celles-ci sont de diverses natures, et les abréviations utilisées par les dictionnaires reflètent mal des typologies dont les axes sont différents et les principes plus ou moins clairs. Les marques lexicographiques sont censées informer le lecteur quant aux variables que fon peut affecter aux usages: (a) « chronolectes »: certains éléments sont dits « vieux », « vieillis », ou « archaïques », parfois qualifiés comme appartenant à un état de langue disparu mais passivement connu: « langue classique »; la notion de « néolo­gisme », en revanche, tend à disparaître, surtout des descriptions où une date d'apparition attestée ou présumée la remplace avantageusement; (b) dialectes (topolectes), par les marques « régional », mal distingué de « dialectal »; (c) quant aux sociolectes, elles renseignent mal, ambigument, par « popu­laire », « rural », « argotique » (dans la mesure où (argot est défini par un groupe social fermé), mais la théorie et son application sont ici également infirmes; enfin (d), quant aux variantes thématiques de l'usage, la confusion règne. En effet, la plupart des dictionnaires, imitant les recueils encyclo­pédiques, utilisent la marque « technique », « scientifique », dans une classification thématique où rose est « botanique », chien « zoologique »,

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vis et ordinateur « technique », liberté « philosophique » ou « politique », etc. Cette classification, valable en encyclopédie et en terminologie, est extérieure à la lexicographie de langue. Là, « botanique » doit signifier « propre au discours des botanistes; peu ou non connu des locuteurs non spécialistes » et la notation bot. impliquant « appartient au vocabulaire scientifique ou didactique » sera réservée, par exemple, à aurantiacées".

Ces remarques confirment que les usages ou normes objectives (socio­historiques) d'une même langue sont classés selon des notions inégalement opératoires: le continuum du temps se laisse tronçonner convenablement, surtout pour les vocabulaires actifs; celui de l'espace aussi; leurs interfé­rences ne détruisent pas les concepts utilisés. Il n'en va plus de même avec l'usage articulé sur un groupe social distinct; l'inefficacité de la marque « populaire » relève-t-elle de la faiblesse méthodologique de la lexicographie ou de celle de la sociolinguistique, sinon de la sociologie? En outre, la confusion entre « sociolecte » et « niveau de langue » (ou « registre » ) règne dans les dictionnaires. Alors que le premier concept est pragmatique, mais basé sur l'appartenance des locuteurs-auditeurs, des communicants, à une taxinomie sociale stable, le second est fondé sur l'attitude momen­tanée de communication, sur l'acte de parole, sur la production et la stratégie discursives. Le premier est ontologique et taxinomique, le second phéno­ménal; le premier virtuel, le second actuel; le premier est un « symptôme » (Bühler), le second un « signal » (id. ). Tout devrait les opposer; la marque « populaire » signifiant « unité employée par des locuteurs appartenant au peuple », devrait engendrer les marques « bourgeois », « paysan », « intel­lectuel », « ouvrier », etc., inutilisées et probablement inutilisables. Or, elle est trop souvent utilisée comme un intensif de « familier », qui devrait vouloir dire: « unité convenant à un type de communication non officielle, quotidienne, sans contrainte, quelle que soit l'appartenance sociale des communicants19 ».

D faut donc, semble-t-il, distinguer les marques d'appartenance sociale (leur utilité n'est pas évidente) des marques de situation communicative, comme « familier », qui seront à opposer à « soutenu » et non pas à

« littéraire » qui, sur le même axe, spécifie que la communication est écrite et aboutit à un texte fonctionnant en tant que « littérature » dans la société.



D'autres marques, entièrement différentes, concernent la sémantique connotative des unités lexicales et ses implications sur le jugement méta­linguistique: c'est le cas de « vulgaire », « obscène », « trivial », fort mal analysés; sans doute difficilement analysables.

L'apparition, puis la prolifération de telles marques dans les dictionnaires illustrent l'abandon d'une illusion: celle de l'unicité. La pluralité des usages,

18. Voir: D. Caude 1979.

19. La critique minutieuse des marques d'usage dans le Micro-Robert, par D. et P. Corbin (1980) est justifiée; celle des bases théoriques du marquage reste à faire.

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des discursivités, des compétences lexicales organisées, des jugements de valeur s'y reflète dans une complexité reflétant le réel, mais dans une confusion évitable *-l.

Mais cette confusion ne sera évitée qu'en construisant un modèle (provisoire et critiquable). Pour l'instant, le modèle est acceptable par endroits (dimension du temps, de l'espace, du niveau de discours: didactique, littéraire, quotidien-banal, etc. ), confus et inapplicable ailleurs.

Reste la question de l'attribution de marques à chaque unité. Elle n'est (ne peut être) qu'intuitive. Indispensables à l'apprenant, ces marques sup­posent, par leur application systématique, un risque de critiques, justifiées ou non (car les critiques ne disposent pas d'un meilleur modèle que celui qui a présidé à la production de l'objet critiqué). 1 est vrai qu'aucun diction­naire n'est pour le moment entièrement cohérent'-".

D'autres critiques concernent le normativisme du lexicographe, coupable de qualifier un mot de « trivial », de « vulgaire », ce qui semble à certains presque aussi normatif qu'une exclusion pure et simple. C'est mai interpréter

le dictionnaire, où « vulgaire » ne signifie pas « condamné par le lexicogra­phe », mais « noté comme condamné (par certains, par l'institution, par la convention) ». Le dictionnaire de langue se doit d'apporter l'information métalinguistique du jugement social, qui contribue objectivement à (édifi­cation de la norme.



Or, la lecture des remarques d'usage explicites - en matière de syntaxe, etc. - confirme qu'à la condamnation directe s'est substituée une information concernant le jugement institutionnel (celui de l'Académie, etc. ). Ces remarques illustrent l'attitude générale de la description lexicographique actuelle: refléter les jugements et les prescriptions normatives, ne pas se substituer à eux.

Le texte du dictionnaire et l'unité de la langue

Si la norme, comme je le pense, est une visée unitaire qui sous-tend les jugements dominants de la société en matière de langage, et qui tend à masquer la variété des usages, à contrôler la pluralité déviante des discours,

20.

Un seul exemple. Le mot cor a été longtemps banni de tous les dictionnaires français généraux Réapparu, i[ est qualifié de « vulgaire » (sens concret) et de « familier et vul­gaire » (sens figuré) par le Petit Robert, de « populaire » par le Petit Larousse, de « vul­gaire » (sens concret) mais aussi d'« injurieux et grossier » (sens figuré) par le Dictionnaire Hachette, de « vulgaire » et de « trivial » (sens concret) par le Trésor de la langue fran­çaise.

C'est ici que l'ordinateur doit pouvoir résoudre la difficulté: rendre homogènes des cen­taines de milliers d'informations ponctuelles et éviter qui un mot noté ici « familier » ne soit autrement qualifié dans un dictionnaire de la même série ou famille, ou à deux em­placements (renvois) du même dictionnaire.


LA NORME LINGUIST1QUE



elle est présente dans toute activité métalinguistique. La plus pure, théori­quement, - et la plus purement théorique - est la science du langage. Or, les linguistes contribuent à la normalisation des faits langagiers en construi­sant pour chaque langue (quand ce n'est pas pour toutes les langues) un modèle censé rendre compte de son fonctionnement. Cette activité est probablement prématurée, mais légitime; mais elle isole dans le phénomène langage une entité méthodologique (peut-être même métaphysique) struc­turale (la « langue », depuis Saussure) ou fonctionnelle (la « compétence », depuis Chomsky).

Le dictionnaire, je le crois, vise d'une manière empirique, utilitaire, hétérogène, un autre objet, qui est une pluralité d'usages (parfois une multiplicité de discours) véhiculant non seulement des éléments de l'objet théorique, mais des traces de toute l'activité de langage. Son discours n'est absolument pas scientifique, et ceci n'est ni une faiblesse ni une décision perverse. II est, par nature, didactique.

Or le discours didactique a ses lois propres, liées à la normalisation et à la conventionnalité sociale. Se demander si un dictionnaire peut ne pas être informé par la norme, évaluative (le « bon » usage) et projective (un bon usage fantastiquement identifié à la langue: « c'est, ce n'est pas (du) français »), c'est s'interroger sur le caractère paradoxal ou poétique d'un manuel scolaire.

Comme le manuel, le dictionnaire - et pas seulement le dictionnaire pédagogique - est voué au didactisme, c'est-à-dire à la « reproduction » socioculturelle d'un savoir, à la diffusion d'attitudes et de jugements acquis,

à l'effacement du sujet d'énonciation (c'est la « doxa » qui parle) dans le maniement d'une rhétorique de la persuasion.



Son pouvoir vient de cette nature didactique. Pour beaucoup de locu­teurs aussi naïfs que natifs, un mot n'est « français » que s'il figure au dictionnaire.

Alors même que ses auteurs peuvent n'avoir souci que de description objective, le dictionnaire a des destinataires, pour lesquels cette description - didactiquement transmise -est la norme, la vérité. Ceci donne une signification différente - toujours dans le sens normatif - au texte lexico­graphique.

Cependant, en matière de sélection, deux tendances contradictoires s'affrontent: à l'exclusion normative, due au besoin de didactisme linguistique, répond l'inflation du matériel, provenant des besoins de la communication et de la maîtrise sémantique. C'est ce dernier facteur qui explique ce que l'on a cru être du « laxisme » dans le Petit Larousse ou le Petit Robert. En fait, deux didactisms s'affrontent: l'anglicisme scientifique ou technique, le mot tabou passé en littérature heurtent la volonté normative langagière; leur description est pourtant nécessaire à la compréhension des discours sociaux effectifs. Mais, dans ce contexte, le plus grand laxisme s'inscrit dans une

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nouvelle norme, modifie les critères de jugement; il ne s'attaque pas au principe même de la norme. 1 ne peut le faire sans cesser d'être lexico­graphique.

Il n'y a pas plus d'anti-dictionnaire que d'« anti-manuel de français ». L'ouvrage de C. Duneton et J.-P. Pagliano portant ce titre est tout aussi didactique et normatif que les « vrais » manuels: il critique l'institution pédagogique et sa norme historique, momentanée, non les fondements sociaux conduisant à proposer une norme. En lexicographie, seule la dérision et la simulation (par exemple, le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, certains essais surréalistes) modifient ces données: mais (malgré les titres) il ne s'agit plus de véritables dictionnaires.

En récupérant les éléments exclus par une conception restrictive de la norme, par la convention sociale la plus sévère, on ne fait que mettre en cause les bases sociohistoriques de ces forces, et la forme particulière prise par leurs effets. On peut lever des interdits, autoriser des variantes; on ne peut refuser une existence aux notions de faute, de déviation critiquée; on peut déplacer les limites, on ne peut pas les abolir.

La notion de norme est sans doute liée - notamment en matière de langage - à la structure sociale, à la hiérarchie, à l'institution, au pouvoir et à sa répartition. Dans le didactisme, le dictionnaire de langue, après avoir

contribué à l'édification d'une norme en partie fictive, mais destinée à pro­mouvoir un usage bien réel parmi d'autres (cela se passe du XVIIe au milieu du XIXe siècle, en France), peut se permettre aujourd'hui d'accepter la pluralité des usages; la norme projective s'en trouvera modifiée, enrichie, élargie, à l'usage d'une communauté humaine élargie, mais elle ne dispa­raîtra pas, si le français doit subsister.



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