404 la norme linguistique l'occultation du caractère maternel de la langue nationale


Pratique sociale et pratique verbale



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Pratique sociale et pratique verbale

Dans le cadre de l'éducation démocratique et de la défense des droits de l'homme, la possibilité de parler, c'est-à-dire de tenir un discours sur n'importe quel sujet, vaut pour tous les êtres humains sans exception. Nous possédons tous la capacité de parler inhérente à notre espèce; nous pouvons tous parler et nous devrions tous avoir le droit de parler. Pourtant, cela n'est pas toujours le cas. La plupart des êtres humains peuvent parler dans l'intimité de leur foyer mais seule une minorité d'entre eux a tenu des propos qui se sont inscrits dans l'histoire. Dans toute société, les diffé­rences de sexe, d'âge et de métier fixent les limites à l'intérieur desquelles on peut parler et les sujets dont on peut traiter. Dans l'histoire de l'espagnol, par exemple, ce sont les seigneurs, les membres instruits du clergé et les quelques serviteurs que la société destinait à des tâches administratives, qui ont parlé. On ne sait rien des millions d'hispanophones qui n'ont jamais rencontré quelqu'un qui aurait pu laisser un témoignage de leurs propos ni des gens qui demeurent encore aujourd'hui en dehors de l'histoire car ils n'ont pas pu parler. Les nonnes qu'on connaît d'une langue comme l'espagnol ont donc été dictées par les monarchies, les clergés et toutes les classes détentrices du pouvoir au sein de la société depuis mille ans. Les normes des peuples, s'il y en a eu, gisent cachées dans les chants populaires et dans les histoires racontées dans les villages.

Les normes qui ont dicté l'espagnol sont attribuables à divers facteurs: légaux, pour unifier les lois des régions isolées par la conquête arabe de l'Espagne (Ferdinand III, XIle et Mlle siècles); intellectuels, pour atteindre la connaissance de l'histoire et de la science (Alphonse X, dit le Sage, XIIle siè­cle); ou politiques, pour unir l'empire (Isabelle et Ferdinand, Charles Quint, etc.). Dans tous les cas, il s'agit de normes élaborées et imposées par des groupes sociaux déterminés qui les ont acceptées et diffusées. Mais si les normes des courtisans qui ont dominé la société jusqu'au XVIIIe siècle étaient acceptées par les autres membres du royaume, elles ont été remplacées ensuite par celles des écrivains qui étaient considérés comme des « spécia­listes » de la langue. En parlant de l'hégémonie imposée par la Castille au reste de la péninsule, Alonso dit qu'à cette époque « l'espagnol ascendant supposait un sens nouveau donné à la langue par les artisans du mot et les guides socioculturels; au fur et à mesure qu'elle gagnait de la dignité sur les plans social et artistique, la langue s'imposait à la masse et aux diverses régions comme un modèle, un idéal » (1943: 55).

Lorsque l'élite courtisane, à qui 9 appartenait d'établir la norme, fut remplacée par une nouvelle élite, celle des écrivains classiques, deux groupes sociaux virent leurs relations internes modifiées mais les écrivains obtinrent

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tous les attributs jusque-là réservés à la noblesse. Les « bons écrivains » contribuèrent les uns après les autres à sensibiliser les gens à la norme que leurs homologues des XVIIle, XIXe et du début du XXe siècle consacrèrent peu à peu.

Mais en même temps la bourgeoisie commence à exprimer un désir tout à fait légitime, celui d'obtenir des droits à l'égalité, à la liberté et à l'ins­truction. C'est alors que se complique la structure de la répartition du travail et qu'apparaissent des lois rendant l'instruction publique obligatoire. La loi sociale donne le droit de parole: les ouvriers syndiqués, les gouvernants élus par le peuple, les bureaucraties des États, les scientifiques et les artistes, tout le monde prend la parole; les liens entre leurs pratiques deviennent source de lutte constante, déterminée par les changements de la superstruc­ture idéologique. Les luttes entre classes et groupes sociaux constituent l'un des principaux facteurs qui justifient l'établissement de normes. Le parler populaire qui ne se reconnaît pas dans un groupe ni ne s'exprime dans une représentation est encore de nos jours en marge de la norme et guidé par la tradition ainsi que par la diffusion très lente des connaissances sur la langue dans la conscience populaire.

Il semble donc y avoir une contradiction en ce qui a trait à la norme car même si les « bons écrivains » en sont considérés comme les instigateurs, ils perdent en réalité de leur influence au profit d'autres groupes sociaux qui exercent un pouvoir grandissant et sont davantage en mesure de réunir les éléments requis pour s'imposer. Néanmoins, c'est l'État lui-même qui continue de proposer les écrivains comme modèles incontestés. En re­vanche, la norme et le parler populaire sont encore déphasés car on n'a pu résoudre les conflits portant sur la norme ni en généralisant l'instruction, ni en considérant la tradition linguistique de la société d'un point de vue réaliste.

Unité de la langue, norme et langue nationale

Bien qu'on puisse légitimement postuler l'existence de phénomènes d'unification du parler d'une société sans qu'intervienne une conscience de la norme, comme nous l'avons déjà signalé, il est tout aussi évident que la nécessité d'unifier la langue a été de pair avec les besoins de la société relativement à la formation de (État L'histoire de (espagnol en fournit un excellent exemple: les efforts d'Alphonse le Sage au XIIle siècle pour tra­duire d'importants textes scientifiques arabes en espagnol et pour doter la langue naissante d'outils lexicaux et syntaxiques dans le but d'écrire l'his­toire (Niederehe, 1975) diffèrent des efforts de l'Academia Espanola visant à fixer et à purger une langue établie et raffinée au Siècle d'or et n'ont, en outre, pas la même valeur culturelle et politique. Toutefois, ils ont un point commun en ce qu'ils ont contribué à l'établissement des normes visant à unifier tant la langue face à la dispersion dialectale et à la « corruption »

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baroque que l'État à l'époque de la Reconquête et de la Colonie. En d'autres mots, ces normes reflètent toutes un ensemble complexe de besoins de la part de la société et de l'État dans le sens le plus strict de ce qu'on entend par politique.

Mais entre l'unité et le caractère national d'une langue, il y a au moins une importante différence de niveau; comme tente de le montrer Niederehe (1975), l'idée de nationalité telle que nous la connaissons maintenant n'exis­tait pas à l'époque d'Alphonse le Sage; la recherche de l'unité des systèmes juridiques des peuples reconquis et l'écriture en espagnol de leur histoire et de leurs traités scientifiques découlaient non pas d'un sens national mais plutôt d'un besoin de communication efficace comme il est devenu égale­ment efficace de faire de la poésie en galicien, en portugais ou en provençal. On pourrait penser la même chose de Dante en ce qui a trait à la formation de l'italien. On peut unifier une langue sans y rattacher tin sens nationaliste comme celui que nous connaissons à notre époque. Les normes qui répon­dent à une fin, quelle qu'elle soit, peuvent donc être également distinctes. Ainsi, par exemple, Alphonse le Sage n'avait probablement aucune concep­tion puriste ni raffinée de l'espagnol, entre autres raisons parce qu'il serait devenu impossible de faire vivre une langue dans les conditions culturelles et au niveau de civilisation dans lesquels se trouvait l'espagnol du XIIIe siècle. Toutefois, Alphonse le Sage était disposé à inclure tout élément linguistique, quelle qu'en soit l'origine, susceptible de répondre aux objectifs qu'il pour­suivait en matière de communication. Ainsi, la qualité des normes et les limites de leur prescription et de leur liberté dépendent fondamentalement du sens qu'on donne à l'unification sociale.

Le débat sur les langues indigènes d'Amérique à l'époque de la colonie espagnole en fournit un autre exemple: même si, dès le début de la conquête de l'Amérique, des efforts constants ont été déployés dans le but d'hispaniser les Indiens du Mexique ou du Pérou, efforts basés sur l'articulation idéologi­que des fins recherchées par l'Empire et sur la magnanimité des Romains concernant l'extension du droit de cité aux barbares vaincus (fait apparent à la lecture des lettres de Hemân Cortés), tout aussi importants ont été les efforts des missionnaires qui utilisaient pour évangéliser, non pas la langue de l'Empire mais n'importe laquelle des langues aborigènes parlées par un nombre suffisant d'Indiens (Zavala, 1977). C'est ce qui explique l'intérêt pour le nahuatl, le maya, l'otomf et un grand nombre de langues que les missionnaires ont étudiées et employées dans leur oeuvre. Il nous est donc permis de croire qu'il leur était plus important d'unir les peuples en prêchant l'Évangile que d'avoir recours à la langue de l'Empire. En d'autres mots, il s'agit davantage d'unité linguistique que de langue unique.

En revanche, après que le Siècle des lumières eut encouragé et imposé l'obligation d'enseigner l'espagnol à l'ensemble des peuples d'Amérique latine au XVIlle siècle, la valeur nationale de la langue finit par être consi­dérée comme une conquête de la raison; cela ne fait encore aucun doute aujourd'hui.

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Au Mexique et dans les autres pays latino-américains, le sentiment national se manifeste d'abord chez les « criollos » cultivés, enfants d'Es­pagnols nés en Amérique, qui ont retourné contre leurs aînés l' idée de Nation. Cette idée même qui, avant la Nation ou l'Empire espagnol, justifiait l'unité linguistique, justifiait au XIXe siècle l'indépendance à l'égard de l'Empire et la formation de nationalités distinctes. On voit clairement le passage d'une idée à une autre sous les mêmes justifications idéologiques entre le besoin de conserver l'unité linguistique, comme l'a dit l'un des plus grands penseurs de l'Amérique, Andrés Bello, et la lutte féroce des indépendantistes comme Domingo Faustino Sanniento en Argentine et Ignacio Manuel Altamirano au Mexique qui demandent des langues nationales et distinctes. Ce n'est pas un fait du hasard que ces deux positions se soient corrigées l'une l'autre au XIXe siècle. l'unité linguistique hispanique n'a pu être conservée qu'en raison des conditions culturelles et de la civilisation des républiques latino­américaines et non pas en réaction à la menace d'une nouvelle fragmentation romane. On assiste alors à l'éveil des consciences nationales qui ne s'atta­quent pas pour autant à la langue commune, toute autre solution ayant été impossible vu les conditions sociales de l'Amérique latine. C'est pourquoi Baggioni a raison de dire que « l'unification linguistique de couches ou de secteurs de la population est une nécessité pour l'organisation sociale à chaque étape du développement économique et/ou du processus de for­mation de la Nation (en tant que Formation Économique et Sociale) » (1976:71).

u est donc essentiel d' établir une distinction nette entre la conserva­tion ou l'obtention de l'unité linguistique et les mécanismes normatifs pou­vant être employés pour arriver à cette fin, la retarder ou l'accélérer (Bag­gioni 1976: 71). Découlant d'une idéologie basée sur la superstructure so­ciale, la norme est susceptible de correspondre plus ou moins à la réalité linguistique. De plus, c'est le type d'interprétation qu'on donne de cette réalité du point de vue idéologique qui peut déterminer la façon dont elle s'y adapte.

Activité normative et norme

Jusqu'ici, je me suis consacré à l'analyse du problème de la norme sous ses divers aspects, en particulier les suivants. son rapport avec la pratique ou l'usage d'une langue, le rôle peu reconnu qu'elle joue dans la formation de l'idée que nous nous faisons de la langue et son lien avec certains phéno­mènes plus complexes de la société. Je suis donc maintenant à même de tirer diverses conclusions qui me permettront de traiter de la question en fonction de l'espagnol du Mexique.

Le faux problème de l'emploi du mot norme dans le sens d'habitude étant éliminé, il faut signaler que le concept de norme est toujours un concept de valeur qui s'applique à la pratique linguistique et à l'évaluation de l'usage.

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Mais, au contraire de ce que postule la linguistique moderne, il faut tenir compte du rôle que la norme exerce tant dans la réalité linguistique des sujets parlants que dans la formation de nos propres notions théoriques et de notre activité scientifique.

Les normes sont le fruit de la réflexion à laquelle s'adonne la société à propos de son discours linguistique. Par conséquent, leur origine est liée aux fonctions du discours à l'intérieur de la pratique sociale. En outre, c'est l'orientation des pratiques sociales face aux objectifs que poursuit une société qui fait que la norme s'insère dans une politique, particulièrement celle de l'État.

C'est pourquoi la nonne n'est jamais le seul fait de l'observation de l'usage linguistique ni la simple marque normative de cet usage. Entre l'expé­rience de l'usage et l'établissement de la norme, il existe une interprétation dont les paramètres se définissent dans la superstructure idéologique d'une société. Lorsqu'une nomme s'impose, c'est qu'elle répond à une évaluation de ce genre; lorsqu'elle cesse de s'appliquer, c'est qu'elle entre en conflit avec les nouvelles expériences sociales et les nouvelles façons de les conce­voir. C'est pourquoi l'K objectivité » de la norme est d'ordre social et non naturel, comme le voudrait la linguistique descriptive.

Nous pouvons donc déduire que l'activité normative est l'activité de la société relative à sa langue tandis que la norme en est le fruit qui est soit formulé explicitement dans les grammaires, dictionnaires et autres types de discours social sur la langue, soit non formulé mais implicitement accepté par les membres d'une société. Comme la formulation d'une norme dé­coule toujours de l'activité normative et non de la norme elle-même, et comme cette activité normative constitue une pratique constante qui s'ex­prime dans le discours, l'activité normative ne produit pas nécessairement une seule et même nomme; en réalité, elle peut donner lieu à plusieurs normes différentes. Ainsi, la norme, au sens strict du terme, est une interprétation.

Le processus d'interprétation requis pour reconnaître une norme et son rôle dans la pratique sociale de la langue devient dès lors une question de méthode. Aussi, ce processus s'avère nécessaire lorsque la linguistique devient pratique et exerce une influence sur la société.

La formation des normes au Mexique

La caractéristique la plus connue de l'espagnol d'Amérique est sans aucun doute l'abondance de vocables provenant des langues aborigènes qui se sont introduits non seulement dans la langue générale mais aussi dans celle des diverses régions d'Amérique latine. Ce fait est le fruit d'une suite de contacts et de brassages entre Espagnols et Indiens, particulière à la colonie espagnole par rapport aux autres colonies européennes du con­tinent. Cette différence est attribuable à diverses raisons qu'il n'y a pas lieu

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d'énumérer ici, sauf peut-être une, celle du genre de sociétés que les con­quistadors ont rencontrées en Amérique centrale, et qui a empêché le massacre de tribus indiennes nomades comme ce fut le cas au nord et au sud du continent. Sur le territoire actuel du Mexique les Espagnols trouvèrent des cultures sédentaires, des établissements urbains et militaires, des écoles et connaissances systématiques, des langues écrites et des rapports sociaux complexes. A ce sujet, il suffit de lire l'illustre Historia de las cosas de la Nueva Espana du Frère Bernardino de Sahagiln et de consulter la vaste bibliographie des études indigènes.

Le contact des Espagnols avec les peuples d'Amérique a également donné lieu à diverses études qui signalent l'effort des conquistadors pour concevoir la réalité du nouveau monde d'après leur expérience du vieux monde (G. Menéndez Pidal, 1944). Par exemple, dès 1518 Juan de Grijalva déclarait dans une chronique s'être approché des côtes du Yucatân et y avoir aperçu les pyramides et les temples mayas; en outre, il affirmait la pré­sence possible de « Maures », peut-être même de « Juifs », d'infidèles poursuivant leur lutte entreprise depuis des siècles en Europe. Les chroniques militaires de la Conquête et celles des missionnaires qualifient toujours les Indiens d' « indigènes » lorsqu'il s'agit de les observer et de les décrire mais d'« infidèles » lorsqu'on lutte contre eux. Dans son ouvrage intitulé Verdadera historia de la conquista de la Nueva Espana,. Bemal Diaz del Castillo ne cesse de comparer, de décrire et d'évaluer la réalité américaine en fonction de la réalité européenne, voire même de l'image que se fait l'Europe d'un monde inconnu. Ainsi, les guajalotes (dindons mexicains) deviennent des gallinas de Indias ou gallipavos; les pyramides sont des adoratorios ou mezquitas (mosquées); les animaux et les plantes appar­tenant à des espèces très différentes se trouvent désignés par quelques termes espagnols qui n'établissent aucune distinction et ont pour effet d'en­gendrer la confusion. Une nature tout à fait différente se voit traduite dans une métaphore de la nature espagnole. C'est ce qui donne lieu à l'une des caractéristiques les plus importantes du monde linguistique mexicain: même si les colonisateurs espagnols empruntent aux langues aborigènes certains mots qu'ils introduisent dans l'espagnol, ils décrivent par contre le monde américain dans une langue dont les objectivations du monde naturel ont pris naissance dans une histoire distincte et européenne. En imposant leur langue aux peuples indiens, les conquistadors ont également imposé leur propre conception du monde; le contact culturel s'est synthétisé en elle; le monde indigène a saisi les conceptions espagnoles dans la langue des vainqueurs; le monde espagnol impose les siennes dans sa propre langue; les langues indigènes, parlées uniquement dans certaines régions socialement frag­mentées, font place à la langue des conquistadors et leurs usagers doivent plus ou moins secrètement lutter pour les conserver. Ainsi, le vocabulaire employé pour décrire la nature mexicaine a deux sources: l'espagnol pour les questions d'ordre général et les langues indigènes pour les questions d'ordre particulier. Bien que les Mexicains emploient des mots espagnols

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pour désigner des animaux et des plantes qui n'existent pas nécessairement en Espagne, chaque région du pays, surtout les régions peuplées d'in­digènes, possède un vocabulaire aborigène précis pour décrire la nature dont la langue espagnole n'a jamais tenu compte. Nous sommes constam­ment étonnés de découvrir qu'il existe dans chaque région des centaines de mots indigènes servant précisément à décrire la nature. Ces mots, qui ont pour origine les anciennes traditions aborigènes, n'ont jamais été intro­duits dans la langue espagnole; pourtant, le vocabulaire espagnol pour décrire ce monde est limité et, de ce fait, très polysémique d'une région à l'autre du pays.

L'époque de la colonie a été le théâtre de la disparition du monde indigène. On agressait et on exploitait de plus en plus les Indiens dont les cultures, considérées comme sauvages, primitives, infidèles, n'étaient pas

reconnues. Mais lorsque les « criollos » du XVIIIe siècle se rendirent compte qu'ils devaient se distinguer des Espagnols de la péninsule et s'affirmer comme un peuple à part et digne, ils puisèrent dans les anciennes traditions indiennes les sources de cette nouvelle identité que leur conférait la Nouvelle Espagne. Ce processus fut lent et parfois marqué d'actions étonnantes comme celles du Frère Servando Teresa de Mier et de certains de ses contemporains qui, pour légitimer leur religion, soutenaient qu'il y avait une identité entre le roi mythologique des Toltèques, Quetzalcôatl, et l'apôtre saint Thomas. Pourtant, un siècle auparavant, ce furent les « criol­los » qui montrèrent la voie et donnèrent aux Mexicains ce qui sera la base de leur identité après l'Indépendance. Un passé glorieux, une tradition mythique issue des peuples précolombiens, voilà les fondements d'une nation qui se devait de faire renaître la gloire de ses ancêtres, interrompue pendant trois siècles de colonisation espagnole.



C'est ainsi que les Mexicains ont repris conscience des traditions indi­gènes; ils ont entrepris des études, publié des ouvrages traitant de ce passé et réalisé les premières découvertes archéologiques.

Pendant ce temps, les peuples indigènes tentaient de survivre sous la domination d'une nouvelle Nation et se consacraient aux travaux plus ardus et serviles, livrés à eux-mêmes au sein de quelques cultures qui ne leur étaient pas encore familières et ne présentaient aucun lien avec leur passé. Comment les Indiens, misérables et dépréciés, pouvaient-ils être les héritiers d'un passé glorieux? Pour la nation mexicaine, cela posait un véri­table problème car comment était-il possible de relier un passé revendiqué par les « criollos » et les métis comme le leur à un présent où les indigènes refusaient de se soumettre aux impératifs de progrès et de civilisation du nouvel État? Francisco Pimentel, l'un des premiers à avoir étudié les indi­gènes du Mexique, disait en 1864 qu'« une nation est une réunion d'hom­mes qui professent les mêmes croyances, soutiennent une même idée et poursuivent les mêmes buts » (cf. Villoro, 1950. 168); les Indiens ne pou­vaient donc pas être considérés comme des membres de cette nation. Par conséquent, la solution consistait à les intégrer de force à la société mexicaine

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(métissage, langue, gouvernement, système économique). Selon Andrés Molina Enriquez, l'un des critiques qui ont encouragé la Révolution de 1910, la nation est « une unité d'origine, de religion, de type, de cou­tumes, de langue, de stade de développement ainsi que de désirs, de buts et d'aspirations » (cf. Villoro, 1950: 169). A cette époque, l'Indien devait s'intégrer et la meilleure façon de l'y amener était de le faire participer à un métissage qui, au contraire des races pures, représentait l'union parfaite de deux races glorieuses.

L'économie a également motivé l'intégration à la société mexicaine: les méthodes de travail des paysans indiens et leur propriété commune de la terre étaient perçues par le libéralisme du XIXe siècle comme des modes de survie dangereux, contraires au progrès et susceptibles de nuire au déve­loppement d'un Mexique fort. C est pourquoi, au lendemain de l'Indépen­dance, on entreprit une lutte contre la propriété et la culture paysanne des indigènes. Depuis les lois de la Réforme et la Constitution de 1857, qui ont eu une grande importance pour le Mexique contemporain, jusqu'à la Révolution de 1910, les cultures indigènes ont constamment fait l'objet de luttes juridiques, concernant la terre. Alberto Marfa Carreno, un autre penseur du début du XXe siècle, prétendait que « la réalité sociale qui manque au Mexique n'existera pas tant que nous ne modifierons pas radica­lement la façon d'être de nos Indiens [. . .] [Il n'existe qu'un seul moyen]: l'occidentalisation systématique. Et cela signifie d'abord et avant tout [. . .] l'abandon de la propriété collective et la mise en place d'un système de propriété individuelle ... » (en 1909; cf. Villoro, 1950: 178). Le problème de la propriété de la terre par les indigènes n'est toujours pas résolu malgré les progrès réalisés grâce à la Constitution.

Ce que l'on peut conclure de la passionnante histoire de la culture indigène mexicaine, que j'ai tenté de résumer ici, c'est que l'intérêt qu'elle a suscité durant 200 ans était particulièrement lié au besoin qu'avaient les Mexicains de se reconnaître chez les peuples qui avaient été à l'origine de leur métissage et avec qui, à la différence des Espagnols, ils avaient pu établir des liens historiques non grevés par un sentiment d'exploitation, sentiment qui a tant contribué à la cause de l'Indépendance.

La culture indigène a été fondamentale pour la naissance du Mexique; toutefois, elle n'a pas constitué une présence réelle. Luis Villoro prétend que l'intérêt pour la culture indigène n'a été « qu'une simple étape dans

l'histoire, étape au cours de laquelle le Mexicain a pris conscience de sa propre culture » (1950. 12). Manuel Gamio, fondateur de l'anthropologie mexicaine, disait à ce sujet: « La culture indigène que nous considérions alors comme totalement distincte de la nôtre, représente aujourd'hui l'une des sources essentielles de notre propre spécificité par rapport aux cultures des autres pays » (cf. Villoro, 1950: 189).



En appréciant la culture indigène à sa juste valeur, les Mexicains se sont dotés d'une importante valeur idéologique pour leur nationalisme et

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d'un élément primordial pour leur prise de conscience de la norme. Cette appréciation se manifeste non seulement dans leur admiration pour les découvertes archéologiques ou dans l'étude des oeuvres d'art que nous ont léguées les cultures classiques précolombiennes mais aussi, et surtout, dans la présence réelle de langues dont l'espagnol a emprunté nombre de mots. C'est ainsi que le vocable de souche indigène a acquis du prestige sur le plan normatif et caractérise aujourd'hui l'espagnol mexicain. Ce prestige s'est manifesté depuis le retour à l'emploi du x dans México - lorsque l'Academia Espanola a établi l'orthographe au XVIIII' siècle, la lettre x qui correspondait à l'ancien phonème If/ a été remplacée par le j, soit le nouveau phonème /x/; México est ainsi devenu Méjico et cette orthographe a prévalu jusqu'au début du XXI` siècle - et dans Xalapa, Oaxaca, etc., jusqu'au choix de mots tirés du nahuatl, du maya et du tarasque, etc., pour nommer des institutions, revues ou mouvements culturels. En conclusion, le mot indigène doit être considéré comme faisant partie des normes de l'espagnol mexicain.

Mais le nationalisme repose aussi sur un facteur négatif. II s'agit de l'opposition constante des Mexicains face à l'influence des États-Unis qui se sont ingérés dans les affaires du Mexique pendant presque deux siècles. La conscience anti-nord-américaine s'est éveillée chez les nationalistes mexicains lorsque ceux-ci commencèrent à se rendre compte que leurs voisins du nord envahissaient leur pays, se livraient au pillage, effectuaient des expéditions punitives sous n'importe quel prétexte, leur imposaient des traités injustes, exploitaient la population, etc.

L'influence des États-Unis n'a rien d'étonnant si l'on considère que nous sommes voisins et que notre frontière nord a été pour plus d'un le refuge idéal en temps de guerre. Les Républicains opposés à l'intervention

de la France au milieu du XIXI-' siècle se sont réfugiés et armés aux États­Unis. En 1910, les révolutionnaires ont fait de même pour lutter contre la dictature, etc. L'influence nord-américaine était donc inévitable. Elle s'est exercée, à la naissance de la nation, surtout sur les plans politique, juri­dique et économique et s'est traduite de diverses façons: le modèle fédéraliste qui a coûté des années de lutte contre les tendances centralistes manifestées par les conservateurs et l'Église; le système présidentiel, élément fondamental de la politique mexicaine; les droits constitutionnels accordés en 1857 et en 1917; le libéralisme économique et le capitalisme; peut-être aussi la tolérance religieuse puisée paradoxalement dans l'extrémisme anticlérical des loges maçonniques du XIXI' siècle, formées selon les modèles nord­américains; et de nos jours, le progrès, l'industrialisation, l'administration et la technologie. Que l'influence nord-américaine ait joué un rôle prépon­dérant dans la formation de la nation est un fait indéniable. Par conséquent, les nationalistes se sont tournés vers l'élément indigène pour se justifier face aux Espagnols et vers l'élément nord-américain pour structurer la nou­velle nation. Mais, du point de vue idéologique, tant l'élément indigène que le passé colonial espagnol, dont on parle tout bas et qu'on assimile à


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la culture et à l'humanitarisme, défendent la nation contre un mimétisme dangereux face aux États-Unis.

Le sentiment anti-nord-américain se manifeste dans la norme linguis­tique par la phobie qu'ont les Mexicains des vocables d'origine anglaise; l'arme utilisée contre l'anglicisme est le purisme espagnol.

C'est la norme qui détermine la notion qu'on se fait d'une langue nationale. D'ailleurs, ce n'est que grâce à son articulation idéologique avec les débuts du Mexique en tant que nation indépendante, que l'espagnol, langue internationale et non aborigène, a été harmonieusement adopté par une identité métisse qui puise dans son passé indigène sans pouvoir renier son présent hispanique. Les expressions « culture indigène » et « anti­anglicisme » font partie de la dialectique « hispano-américaine » du Mexique: contre l'espagnol, le mot indigène; contre le nord-américain, le mot national qui consacre l'indépendance face à l'Espagne. L'espagnol du Mexique, en tant que langue nationale, constitue, sur le plan idéologique, l'union de l'indépendance avec la langue métisse. Les langues aborigènes, encore parlées par quelque 5 millions d'habitants, s'insèrent dans le mouvement nationaliste uniquement dans la mesure où, après s'être rendu compte de les avoir minées dans le passé, on se propose maintenant de les faire re­vivre. Le processus de métissage, obligatoire aux débuts de la nation, abou­tira fatalement, de par sa nature, à la destruction des Indiens, à moins que le concept même de Nation ne soit modifié.

Les notions de langue pure ou purisme et de langue châtiée ont été des éléments de conservation de la norme depuis la formation du concept de langue dont j'ai parlé plus haut. C'est surtout le purisme qui « défend » l'espagnol depuis la fondation de l'Academia Espanola (Lazaro Carreter, 1949; Alonso, 1943: 96):



« Purisme est le terme international employé pour désigner une attitude tradi­tionaliste et conservatrice. En règle générale, on emploie les expressions purisme (purismo) et langue châtiée (casticismo) indifféremment en espagnol; toutefois, le terme châtié ne saurait se restreindre à ce qu'on peut qualifier de puriste car, de par sa signification, il a des exigences propres. En outre, le purisme s'identifie pleinement au critère des académiciens alors qu'il existe une cer­taine langue châtiée que ces derniers pourraient qualifier d'inacceptable. Les puristes, dont l'idéal consiste à imiter la langue pariée à l'époque de sa perfec­tion, aspirent au bon emploi des formes idiomatiques consacrées; les partisans de la langue châtiée ajoutent à ce répertoire certains néologismes, les nou­veautés idiomatiques qui, dès leur création, semblent incontestablement espa­gnoles. (. . .] Les puristes s'attaquent surtout aux déformations qu'a subies la langue après avoir atteint son apogée, c'est-à-dire à des époques qu'ils consi­dèrent comme décadentes; les partisans de la langue châtiée ne s'attaquent qu'à l'influence étrangère. »

Par conséquent, le purisme semble offrir le meilleur moyen de conser­ver la pureté de la langue et de protéger cette dernière contre tous les usages qui s'éloignent des critères établis à (époque du classicisme. Comme fa déjà signalé Hermann Paul (1886: 404-422), il existe un rapport inversement

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proportionnel entre le niveau de pureté déterminant une norme et l'éloigne­ment de la communauté qui détermine cette même norme. C'est pourquoi aux yeux des puristes mexicains, qui se voient forcés d'appliquer la nomme régissant la langue classique espagnole parlée à une époque et dans un lieu lointains, l'usage mexicain frôle de plus en plus la corruption. Cela est dû, d'une part, au fait que les Mexicains n'ont pas pu participer à l'élaboration de la langue pure-de là l'importance manifeste de la « mexicanité » exprimée par Juan Ruizz de Alarcôn, unique représentant mexicain à l'épo­que de la fixation de la langue pure - et, d'autre part, au fait que cette langue, en raison de l'éloignement spatial et temporel, voit son unité fragmentée et son vocabulaire envahi d'anglicismes. Cette invasion est imputable à l'In­dépendance, au rapprochement avec les États-Unis et au nationalisme entêté qui a pour effet d'éloigner la langue de s'es racines espagnoles. II y a eu des puristes tout au long de l'histoire du Mexique indépendant et, bien qu'ils jouent aujourd'hui un rôle moins important, ils continuent de nuancer l'évaluation normative de l'usage mexicain.

Mais il n'en demeure pas moins vrai que le mot indigène a, lui aussi, un passé classique et que les langues indigènes sont tout aussi dignes que l'espagnol, surtout le nahuatl. En effet, nous possédons suffisamment de documents écrits dans cette langue pour en constater la capacité d'expression et la qualité artistique. On peut donc facilement retenir le mot indigène même dans une conception puriste de l'espagnol du Mexique; on pourrait dire que le mot indigène est aussi pur que le mot espagnol. La pureté de la langue vient alors renforcer la manifestation nationaliste dans la norme linguistique.

En revanche, l'anglicisme constitue la cible par excellence des puristes; il symbolise la corruption linguistique qui représente le principal danger face à la conservation de la langue et de la nationalité, le plus important facteur de désintégration de l'unité de la langue.

Ces deux pôles normatifs, liés à l'idéologie du nationalisme mexicain et toujours de rigueur, s'articulent à leur tour avec d'autres facteurs qui en déterminent l'application dans l'usage linguistique. Comme ces facteurs ne s'inscrivent pas dans le sujet principal du présent travail, je me contenterai de les énoncer sans que cela signifie pour autant qu'ils sont de moindre importance; au contraire, toute analyse de l'usage mexicain de la langue espagnole doit inclure une étude visant à en préciser les limites et les possi­bilités. ll s'agit, d'abord, de ce qu'on appelle l'espagnol général, unité effective de la langue - surtout de la langue écrite - du Mexique et des autres pays hispanophones qui, au cours de l'histoire, a été élaborée et diffusée grâce à la circulation internationale des livres, concepts et méthodes d'enseigne­ment ainsi qu'à la valeur normative de l'idéal classique. En second lieu, il s'agit du prestige que s'est acquis ce qu'on appelle communément le « discours du pouvoir » soit la pratique verbale qui s'exprime dans le discours politique de l'~tat mexicain. Cette pratique véhicule l'idéologie

ACTNITÉ NORMATNE, ANGLICISMES ET MOTS INDIGÈNES 593



nationaliste et façonne l'opinion publique à un point tel qu'elle sert de modèle à l'appareil bureaucratique, aux groupes de pression politique et aux citoyens dans leurs rapports avec le gouvernement. Par exemple, à la lecture des journaux mexicains depuis le début du XXe siècle jusqu'à nos jours, on constate dans quelle mesure la nation est née sous l'influence d'une pratique verbale qui a rallié les diverses tendances politiques et servi d'exemple à la grandeur du pays. Enfin, un autre facteur, lié aux deux premiers, a permis de déterminer l'activité normative mexicaine. Il s'agit de la langue employée par les moyens de communication dont l'influence s'est accrue avec l'avènement de la radio et de la télévision; maintenant cela signifie qu'il n'est plus nécessaire d'alphabétiser les citoyens pour les intégrer à la nation. II est certain que ces trois facteurs, dont la structure idéologique est plus souple et plus obscure en ce sens qu'elle répond plus facilement aux exigences de la politique et de l'économie, s'inscrivent dans l'activité normative.

D'autre part, il est évident que c'est l'activité normative qui régit l'usage de la langue dans la société, car elle se traduit dans la communication écrite et parlée dans les moyens de diffusion et d'enseignement utilisés par toute société organisée. Le domaine des usages régionaux et ruraux, dans lequel l'activité normative s'exerce indirectement et très souvent contrairement à la tradition linguistique des diverses communautés, est nécessairement régi par d'autres normes subordonnées dont la valeur d'application dépend de l'ancienneté de la communauté, de la conscience que cette dernière a eue d'elle-même durant 400 ans d'histoire ou du type de rapports qu'elle a entretenus avec la nation. Le linguiste soupçonne (aucune recherche n'ayant été réalisée en la matière) une activité normative notamment à Vera Cruz, dans l'ancienne province de Nueva Galicia (Jalisco, Colima, une partie du Michoacân et peut-être même une partie d'Aguascalientes et San Luis Potosij, dans le Yucatân et dans le Nuevo Leôn. Cette activité est également liée aux coutumes agricoles des diverses régions du pays; dans ce cas, elle se manifeste autrement L'usage, comme l'activité normative, est inconnu car les recherches entreprises dans le domaine de la dialectologie ne portent que sur certaines régions du Mexique. En outre, nous ne possédons pas encore de méthode de recherche susceptible de nous aider à relever les pratiques verbales des zones rurales dans leur milieu anthropologique.

Le mot indigène dans l'usage

Les faits que je viens d'énoncer expliquent pourquoi il n'existe aucune description adéquate concernant la façon dont les vocables indigènes et les anglicismes se sont introduits dans l'usage mexicain. Habituellement, le choix

d'un corpus quantitatif qui permette d'évaluer l'incidence de ces mots sur l'espagnol mexicain dépend davantage d'un choix préalable d'ordre normatif que des préjugés, bons ou mauvais, relatifs aux mots indigènes et aux angli­cismes. Ce choix peut également dépendre d'une orientation antérieure à




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