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XXVI
Normes régionales de l'anglais*
Par Braj B. Kachru
Introduction
L'étude des normes régionales de l'anglais à travers le monde n'est pas sans rappeler la situation décrite dans l' amusante fable orientale de l' éléphant et des quatre aveugles'. Chacun des aveugles tente de décrire l'animal à partir de ce qu'il perçoit en touchant une partie du corps du grand pachyderme. Ainsi, ayant touché une des pattes de l'animal, le premier aveugle conclut que l'éléphant ressemble à un tronc d'arbre rugueux. Pour le deuxième, qui a palpé la trompe, le mammifère fait plutôt penser à une grosse corde. Le troisième, au contact du ventre bombé de l'animal, s'exclame: « Un éléphant, c'est comme un cylindre lisse. » Et ainsi de suite. Si chacun des aveugles a une juste perception d'une partie de l'animal, il est clair qu'aucune d'elles ne résume l'entité appelée « éléphant ». C'est l'ensemble de ces parties ainsi que les différents types au sein de l'espèce qui constituent l' « elephant-ness ». Cette analogie peut s'appliquer aux langues; en effet, lorsque nous étiquetons une variété (ex. américain, britannique, canadien, indien, malaisien, nigérian), nous nous plaçons, pour employer le langage des linguistes, sur le plan de l'« analyse globale », de l'analyse du « fonds commun » ou de la « koinê », termes qui sont tout aussi abstraits que « elephant-ness » ou que « dog-ness », comme le suggèrent avec à-propos Quirk et ses collaborateurs (1972: 13):
« Les propriétés de dogness se retrouvent tout autant chez le terrier que chez l'aisacien (et, devons-nous présumer, à titre égal); pourtant aucune des races canines, considérée isolément, ne possède l'ensemble des caractéristiques propres à toutes les races. De façon. analogue, il nous faut discerner un fonds commun que nous appelons anglais, qui ne se réalise en fait que dans les différentes variétés d'anglais parlées et écrites. »
La diffusion mondiale de l'anglais, de même que ses diverses fonctions dans le contexte sociolinguistique de chacun des pays anglophones rendent toute généralisation virtuellement impossible. L'origine de chaque variété régionale doit être étudiée sous l'angle des circonstances historiques et culturelles propres à chacune d'elles, et de son mode d'acquisition. Les
Traduit par Pierre Larochefe et Francine Paradis, Gouvernement du Québec, Ministère des Communications, Service des traductions. Révisé par Jean Darbelnet, Université Lavai.
1. A ce sujet, on trouvera une bibliographie choisie dans Kachru, 1976, 1982a et dans Smith4 1981.
LA NORME LINGUISTIQUE
généralisations formulées à partir d'une variété régionale sont tout aussi trompeuses que la description que font de l'éléphant les aveugles de la fable. Chaque description contribue pourtant à notre compréhension de l'« anglicité » des diverses formes d'anglais à travers le monde et de leurs contextes sociolinguistiques spécifiques.
Avant d'aller plus loin, précisons le sens des mots « modèle », « standard » et « norme » appliqués à l'anglais.
Modèle, standard et norme
Ces trois termes sont habituellement considérés comme synonymes dans les ouvrages portant sur la didactique des langues et dans les textes normatifs sur la prononciation et l'usage. En matière d'évaluation de la langue, ces mots sont associés à la compétence langagière et ils supposent une acceptation par certains milieux.
La norme, dans le cas de locuteurs dont l'anglais n'est pas la langue maternelle, suppose implicitement la conformité avec un modèle fondé sur la langue d'une partie des locuteurs parlant leur langue maternelle. L'usage de cette partie des locuteurs est érigé en norme privilégiée pour des raisons qui sont, avant tout, extralinguistiques (instruction et statut).
En anglais, la norme prescrite n'est pas l'usage de la majorité. L'apparition d'une norme privilégiée a des raisons pédagogiques et sociales; elle n'est pas le fait d'une intervention coercitive ou structurée, comme c'est le cas pour certaines langues d'Europe et d'ailleurs.
Les normes de l'anglais
En anglais, les normes en vigueur n'ont jamais reçu de sanction officielle; leur statut tient à des raisons d'ordre social. Elles sont indirectement - et parfois directement - proposées dans les dictionnaires anglais, les manuels d'enseignement, à la télévision et à la radio, et dans le milieu de travail, lorsqu'une variété spécifique de langage est préférée par l'employeur, qu'il s'agisse de l'État, d'un employeur du secteur privé ou d'une maison d'enseignement. Ce sont ces avantages sociaux, réels ou virtuels, d'une norme donnée qui orientent le choix des parents quant au type d'enseignement qu'ils souhaitent pour leurs enfants. Prenons le cas de l'anglais des Noirs américains. Si du point de vue linguistique (ou logique) cette langue ne peut être considérée comme une variété déficiente (voir, par exemple, Burling, 1973, et Labov, 1970), elle limite, en raison de certaines attitudes sociales, l'accès aux sphères d'activités privilégiées dans lesquelles tout parent éclairé voudrait voir ses enfants travailler et réussir. 11 en va de même des diverses variétés régionales d'anglais britannique. C'est donc dire que les membres d'une communauté linguistique croient que l'attachement à une norme privilégiée offre des avantages quant à la mobilité, l'avancement et le statut social. En Grande-Bretagne, les « public schools » sont devenues les défenseurs de ces normes privilégiées qu'elles s'efforcent de cultiver et de préserver.
NORMES RÉGIONALES DE L'ANGLAIS
L'absence d'un organisme structuré qui codifierait l'anglais n'a pas refroidi l'enthousiasme des partisans de la norme. C'est un fait avéré (voir Heath, 1977; Kachru, 1981b; Kahane et Kahane 1977; Laird, 1970) que les « gardiens de la langue » n'ont pas réussi à effectuer de codification, comme l'ont fait les académies française, espagnole, italienne et, plus récemment, hébraïque. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. Au XVIIIe siècle, des deux côtés de l'Atlantique, on a tenté, à soixante ans d'intervalle, de fonder une académie qui aurait eu pour rôle de standardiser l'anglais. En 1712, Jonathan Swift adressait au « Très Honorable Robert, comte d'Oxford et de Mortimer, Grand Trésorier de Grande-Bretagne », une lettre devenue célèbre, dans laquelle il esquissait « Une proposition pour corriger, améliorer et fixer la langue anglaise ». Cette proposition était à la fois une plainte et un plaidoyer.
« Milord, je désire au nom de toutes les personnes cultivées et éduquées de la nation me plaindre à Votre Seigneurie et Premier ministre de ce que notre langue est extrêmement imparfaite, de ce que ses améliorations quotidiennes n'ont aucune commune mesure avec sa corruption quotidienne, de ce que ceux qui prétendent l'épurer et la raffiner ont surtout contribué à multiplier les abus et les absurdités et, enfin, de ce que, à bien des égards, notre langue offense chaque aspect de la grammaire. »
Mais qu'est-ce qui lui tenait le plus à coeur? Swift souhaitait que grâce à la codification, une méthode soit conçue permettant de vérifier et de fixer la langue à jamais, une fois faites les modifications qui auraient été jugées
nécessaires. Les responsables de cette mission « disposeront de l'exemple des Français qu'ils imiteront là où ils auront eu raison et corrigeront là où ils auront eu tort ». Sa proposition avait pour objectif (institution de chiens de garde linguistiques:
« Outre la grammaire, où nous nous permettons de très nombreux écarts, ils noteront un grand nombre d'impropriétés grossières qui, bien que permises par (usage et employées couramment, doivent être rejetées. De même, ils rencontreront de nombreux mots qui doivent absolument disparaître de notre langue, bon nombre d'autres qui doivent être corrigés, et sans doute beaucoup d'archaïsmes de longue date qui mériteraient d'être rétablis en raison de leur vigueur et de leur sonorité » (Swift, réimpression 1907: 1415).
La seconde proposition du genre fut soumise en 1780 par John Adarns au Continental Congress d'un autre grand pays anglophone, les États-Unis. Plus précise que celle qu'avait présentée Swift, cette proposition prévoyait la
cr3ation d'une « institution publique » ayant pour tâche « de raffiner, de corriger, d'améliorer et de fixer la langue anglaise » (1856: VII: 249-250). Comme je l'ai déjà mentionné ailleurs (Kachru, 1981b: 38-39), cette proposition était presque une réplique de celle de Swift. Si le projet de ce dernier n'a pas eu de suite, à cause du décès de la reine Anne, celui d'Adams a carrément été rejeté parce que, comme le fait remarquer Heath (1977: 10), « les pères fondateurs croyaient que la liberté de (individu de faire des choix et des changements linguistiques était, pour ce jeune pays, un atout politique extrêmement plus important que ne (aurait été la décision de
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