Documents de l’educateur 172-173-174 Supplément au n°10 du 15 mars 1983 ah ! Vous ecrivez ensemble ! Prat ique d’une écriture collective Théor



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« Nicolas était un homme élégant ».
Mais pourquoi ai-je écrit cela, cette fois encore ?
L'idée d'élégance ne s'accroche pas du tout à la personne de mon père, ni à la mienne. Il s'agit sans doute d'autre chose. Mais je ne le sais pas encore puisque je ne sais pas encore quelle histoire je vais raconter. Je n'en connais pas le contenu; mais je n'en connais pas non plus la forme. L'un et l'autre vont peut-être se trouver profondément déterminés par les idées qui se dégagent du choc des sonorités.
Voilà ce que cela donne pour moi à partir de :
« Nicolas était un homme élégant ». Voici les phrases qui pourraient se mettre à voltiger en moi pour essayer d'attirer l'attention de ma conscience.
« Nicolas était teint »
Ah ! non, le seul que je connaisse qui était teint s'appelait François.
« Nicolas est éteint »
Ça, c'est vrai. J'ai appris récemment la mort de Nicolas, mon vieux copain de militance.
« Nicolas était un gnome élégant »
Non, je n'ai aucune propension à raconter des histoires de lutins.
« Nicolas était un nommé Légan »
Là, oui, ça pourrait me concerner car j'avais un copain de foot qui s'appelait Hervé Légan. Et aussi un élève nommé Hervé Guégan. Et il se trouve qu'il y a à peine une semaine, j'ai vu son fils pour la première fois. Il lui ressemble comme deux gouttes d'eau. J'ai même eu l'impression d'avoir affaire au même enfant, vingt-cinq ans après. Mais le mot « élégant » peut faire également éclater en ma cervelle : « et les gants » (de goal, de boxe, de mariage...).
J'abrège la série, car cela suffit amplement pour que l'on comprenne que mille sens ont en nous une existence. Et, suivant la situation psychologique du moment, les choses peuvent prendre une tournure ou une autre.
Les mots que l'on emploie induisent inévitablement à une ou plusieurs colorations qui vont non seulement imprégner tout le texte mais même le transformer. Pour reprendre mon exemple, les idées de lutte contre la vieillesse, de tristesse, d'imaginaire, de sport, de passé professionnel, de relation, d'enfance peuvent établir leur dominance et me conduire à quelque chose d'imprévisible. Et c'est vrai également pour les relations dites objectives car il y a cinquante façons de relater le même événement. (Voir : Exercices de style de Raymond Queneau).
On conçoit aisément, à fortiori, que lorsqu'on laisse aller sa pensée au fil de la plume, on puisse s'étonner - et s'enchanter - de ses cheminements et de ses aboutissements. Le mot fil suscite d'ailleurs en moi une image, née sans doute de sa rencontre avec le mot texte sous-jacent (du latin : texere = tisser). Je vois une navette qui se faufile à travers les innombrables trames que l'on porte en soi. Et le tissu qu'elle produit est toujours inattendu car elle saute en marche d'une trame à l'autre, au gré des impulsions que lui communiquent les successives sonorités. Ou, si l'on préfère, le stylo est comme un outil : un crochet ou une aiguille à tricoter. Et il peut nouer, à la suite, mille laines déjà présentes en notre vie.
Mais, pour les travailleurs, c'est difficile, au début, d'accepter de laisser aller l'outil à sa fantaisie alors que, pendant toute leur vie, ils n'ont eu d'autre préoccupation que de le maîtriser et de bien toujours tenir les choses en main pour répondre aux exigences supérieures.
Un monde sans exigence, un monde où l'on peut s'abandonner, on ne s'y fait pas du premier coup. Cependant, on a dû en connaître nécessairement un avant-goût, ne serait-ce que dans l'enfance. Car aucun être humain ne saurait vivre dans l'ultradéterminé sous peine d'en mourir. Et il y a toujours quelque compensation sous forme de blagues avec les copains, sous forme de rire, de rêves forts... ou sous forme de névrose !
Mais ça pourrait être aussi, plus favorablement, sous forme d'écriture. Il est certes nécessaire d'obtenir des modes de travail plus desserrés, plus élargis, moins aliénants, plus humains et des lieux de travail où il pourrait y avoir, sinon de la fantaisie, mais des situations un peu plus aléatoires de l'inventivité, de la globalité, de la réflexion, de la collaboration. Mais, dans les temps de loisir, il pourrait y avoir, au moins pour certains, des moments de jouissances, faciles à mettre en place et à la portée de tous parce qu'ils préexistent en chacun.
C'est ce que les travailleurs découvrent au bout d'un certain temps. Quand ils ont réussi à se desserrer (quand on a réussi à les desserrer) et quand ils ont pu renouer avec leur enfance et retrouver ainsi la fantaisie, la liberté, le demens que tout être humain porte en lui.

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