VERS LES SAMADHIS.
Tous les exercices précédents de contrôle musculaire ou nerveux n'étaient que préparatoires, la vraie technique du yoga commence avec le contrôle des énergies (prâna) dont la respiration est la plus importante et la plus directement contrôlable. Après avoir limité la consommation viscérale du prâna, par les âsanas, il s'agit de porter la quantité de prâna dont on dispose à son maximum d'intensité.
C'est surtout le Quatrième degré, le contrôle du souffle ou prânâyâma qui a attiré l'attention de divers côtés. Il existe une grande variété de méthodes. Observons tout d'abord que, dans notre sommeil ordinaire, la durée de l'inspiration est double ou triple de celle de l'expiration. Pour obtenir le calme du corps « on inspire généralement le temps nécessaire pour répéter quatre fois la Syllabe Sacrée d'Obédience OM [soit 4 secondes], on expire le temps nécessaire pour la répéter huit fois et l'on s'arrête pour respirer le temps nécessaire pour la répéter seize fois »... Le souffle régulier doit introduire dans tout l'organisme un calme plus profond que celui du Sommeil ordinaire.
La tenue du Souffle est dite Calice ou Kumbhaka ; au premier stade on tient environ durant 16 secondes, au second durant 33 secondes, au troisième durant 50. Ce qui avec l'aspiration de 8 secondes et l'expiration de 12 à 16 secondes conduit enfin à une respiration complète toutes les 70 à 76 secondes, soit moins d'une respiration par minute.
Il est essentiel de ne jamais aspirer et expirer par la même narine. On aspire par la narine droite (souffle bleu) et expire par la gauche (souffle rose), ce qui correspond à une polarisation constatable du magnétisme humain.
Le premier résultat de la tenue du souffle est un extraordinaire ralentissement du mental, provoqué sans doute par l'arrêt de la circulation sanguine dans le cerveau. Le mental passe par cinq états principaux qui sont : l'état de dispersion, kshipta avasthâ ; l'état de confusion ou de stupidité, car il engendre la somnolence, mudha-avasthâ ; l'état de stabilité imparfaite, vikshipta-avasthâ ; l'état de concentration ekagrâ-avasthâ, celui des réalisations magiques ; enfin, l'état d'immobilité : nirodha-avasthâ ou samâdhi sans racine. Lorsque l'état de stabilité est obtenu, commencent des aperceptions et visions mentales. C'est un état de médiumnité mais conscient et auto-guidé. La concentration, elle, permet l'identification consciente.
Le second résultat est l'éveil de l'Energie enroulée, la Kundalini. Pendant les premiers stades, l'adepte ne peut tenir son souffle assez longtemps pour pouvoir concentrer sa pensée sur chacun des centres d'énergie du corps subtil. Il ne peut maintenir la Serpente déroulée haut dans l'artère centrale du corps subtil - comme son analogue le mercure dans le thermomètre - que tant qu'il peut tenir son souffle, et chaque fois qu'il a goûté « l'ambroisie de la félicité » il lui faut retomber à terre.
« Mais peu à peu l'Energie-enroulée s'élève davantage et reste haut de plus en plus longtemps, jusqu'à ce que finalement elle se fixe dans la région supérieure et que la retombée à terre, cause de la renaissance [metensomatose] soit supprimée, au sens propre comme au sens figuré » 190.
Adressons-nous au taoïsme chinois pour mieux comprendre le sens et l'origine du prânâyâma hindou. Le taoïste pratique ce qu'il appelle la « respiration embryonnaire » et Marcel Granet précise : « En respirant le cou cassé ou tendu on arrive, si je puis dire, à laminer le souffle et à quintessencier sa puissance vivifiante. Le but suprême est d'établir une sorte de circulation intérieure des principes vitaux telle que l'individu puisse demeurer parfaitement étanche et subir sans dommage l'épreuve de l'immersion [pratiquée chez les Mayas par exemple]. On devient imperméable, autonome, invulnérable dès qu'on possède l'art de se nourrir et de respirer en circuit fermé à la manière d'un embryon » 191.
Dès que... hélas, l'embryon, lui, respire... avec les poumons de sa mère, par l'intermédiaire du placenta ; la technique là encore est en défaut, comme l'arrêt de l'éjaculation pour conservation de la semence, d'origine chinoise également 192.
Mais cette respiration embryonnaire : t'ai-si, n'a point eu pour but, à l'origine, de préparer à une concentration spirituelle, mais d'obtenir la Longue-Vie : tch'ang chen que les taoïstes comprennent comme « une immortalité matérielle du corps lui-même ». Car si la libération du corps obsède l'hindou, c'est au contraire la prolongation infinie de la vie, du corps matériel qui préoccupe le chinois, dont les paupières bridées ramènent toujours la vue sur la terre.
Toutes les « recettes de sainteté » (?) du taoïste - nous employons ces mots comme Marcel Granet - consistent en une sorte d'hygiène sanctifiante. La sainteté pour le Néo-Taoïste est essentiellement l'art de ne point mourir 193 !
Nous ne pouvons, aujourd'hui, nous étendre. Remarquez simplement que les pratiques du Tao sont de même nature, et probablement de même origine que celle des shamanes altaïques.
Tout ce qu'on nous dit sur les pseudo-saints qui vivent 330 ans ou 700 ans, grâce à de pseudo-extases provoquées souvent par la danse ou le sautillement « à la manière d'un oiseau », vient d'interprétations déficientes.
La pratique du Tao conduit non à une Longue-Vie biologique extraordinairement prolongée, mais soit à une forme de vitalité hibernante, soit au dédoublement intégral. Dans le taoïste en transe : « le cœur est comme de la cendre éteinte, et le corps est tel que du bois mort » tandis que [le double] s'en est allé « au gré des vents, à l'Est, à l'Ouest, comme une feuille ou un fétu desséché sans pouvoir se rendre compte si c'était le vent qui l'entraînait ou lui-même qui traînait le vent ».
Autrement dit, l'enveloppe charnelle (hing) est devenue semblable à un cadavre, pendant que le double (ngeou) chevauche le vent ou mieux « la lumière dans l'immensité du vide ». C'est, là encore, une simple expérience de sortie en astral, une évasion du corps grossier dans la cage dorée du corps subtil et sensible, de même nature que celle des yoguins dans le premier Samâdhi.
Cette obsession chinoise de l'autonomie par le souffle, transportée dans le yoga hindou, a pour but de préparer à la Concentration, en accord avec le retrait des sens : le pratyâhâra ou Cinquième degré. La méthode en est enseignée par le guru. Elle consiste à interrompre toute activité perceptive extérieure, l'activité mentale étant fixée sur le contrôle du souffle, le regard étant, lui, fixé sur le front ou le bout du nez, et le japa étant pratiqué. .
Lorsque l'agitation mentale sera calmée naîtront des « perceptions ou visions supramentales et avec elles la perception de l'unité fondamentale de tout ce qui existe », but de tous ces efforts. Pour l'obtenir l'adepte doit pratiquer le Sixième degré : Concentration ou ekagrata, étroitement lié avec le cinquième du retrait des sens.
D'après Mircea Eliade : « Le point de départ de la méditation yoga est la concentration sur un seul objet, lequel peut être, indifféremment un objet physique [le point milieu entre les sourcils, le bout du nez, un objet lumineux], une pensée [une vérité métaphysique] ou Dieu. Cette concentration ferme ou continue s'appelle ekagrata [en un seul point] et s'obtient par désintégration du flux psycho-mental [sarvakhata : attention multilatérale discontinue et diffuse]. C'est la définition même de la technique yogique » 194.
Observons, dès le départ, la confusion entre le monofixisme visuel ou imaginaire qui est méthode d'ordre hypnotique et conduit à la catalepsie, en premier, et le monoidéisme mental ou conceptuel de l'attention qui est établissement « dans la mémoire de ». « Le simple regard vers Dieu » de la contemplation (définie par Mère Thérèse), le simple regard spirituel, conceptuel est devenu « indifféremment » un regard visuel, une projection imaginaire ou une pensée visualisée.
Par ailleurs, il existe deux façons de procéder suivant qu'il s'agit d'un concept ou d'une image. La première consiste à renforcer par la répétition mentale un concept, une idée, de façon à ce qu'elle s'impose et relègue les autres au second plan. C'est une manière infaillible de « faire le plein » sans risquer le vide. C'est la méthode des Pères du Désert et des bhaktas pratiquant le japa.
Une seconde méthode - particulière à l'occultisme et à la magie avoue Kerneiz - consiste à isoler une image, une représentation par l'élimination des représentations concurrentes ; ce procédé s'appelle concentration 195. Celle-ci développe excessivement la volonté psychique la préparant à l'exacerbation des projections de pensée magique, à la télépsychie toujours « imaginaire ». On ne transmet pas des « abstractions ».
La première manière est une monologie comme dans les litanies ou le chapelet, la seconde est un monofixisme, comme en toute expérience médiumnique, (boule de cristal, marc de café, etc...) C'est la méthode yogique par excellence.
Patanjali fait la distinction suivante : Maintenir la pensée fixée dans une seule direction, c'est la Concentration ; maintenir la pensée sur un objet unique, c'est le dhyâna », que Mircea Eliade traduit : contemplation.
Dhyana ne peut se traduire ni par contemplation, ni par méditation ; c'est une sorte d'assimilation magique 196. Et il existe trois stades, dans le Raja-Yoga, à cette assimilation suivant le niveau du chercheur: le stade religieux, le stade mythique (improprement traduit par mystique) et le stade abstrait. On s'assimile « religieusement » à la divinité manifestée dans les différentes parties du Cosmos ; on s'assimile « mythiquement » à la Mère Divine par exemple, divinité causale ou régnante, mais le mythe doit être dépassé pour arriver à l'assimilation « abstraite », celle du Principe non manifesté, au-delà de la causalité.
Nous arrivons aux états de Samâdhi.
Pour bien comprendre la différence entre la contemplation mystique d'Occident et l'assimilation hindoue, il ne faut pas perdre de vue que, pour les hindous, il existe quatre modalités de conscience : la conscience vigile diurne, la conscience du sommeil avec rêve, la conscience du sommeil sans rêve, et enfin, la conscience cataleptique, but final de la pratique du yoga, qui n'est qu'une forme d'auto-médiumnité consciente. .
A Mircéa Eliade, qui a passé six mois dans un ashram du Thibet en 1930-1931, les sannyasins (moines) ont avoué que le but du prânâyâmâ était de faire pénétrer le pratiquant dans l'été « turiya » ou cataleptoïde. Au besoin d'ailleurs, le guru aide par une pratique hypnotique. Alain Daniélou précise : « Lorsque le disciple reçoit l'initiation [par le toucher], il voit aussitôt l'Energie-enroulée s'éveiller et son propre corps resplendir. Le guide, après avoir accompli la « descente de l'énergie » [supérieure], touche l'œil invisible du Centre d'Extrême-Pureté entre les sourcils, et le disciple expérimente l'illumination. Ainsi la grâce d'un vrai guide peut-elle donner, en un éclair ce qui s'acquiert à si grand peine par la pratique patiente du Hatha- Yoga ».
Gu-ru veut dire, selon Daniélou, dissipateur des ténèbres, nous dirons mieux, créateur d'illuminés, de ces « frères illuminés » de toutes les époques en tous pays.
De cette intervention d'ordre hypnotique résultera l'extraordinaire attachement de l'adepte à son guru, fort différent des initiations occidentales où la fameuse formule « l'initié tuera l'initiateur » se vérifie sans cesse.
De son côté, le Paramhansa Yogananda nous expose que son guru le « frappa un peu au-dessus du cœur, et il eut l'expérience de la Conscience Cosmique ». Quelle est donc cette « Conscience Cosmique» que des rosicruciens américains de Los Angelès nous promettent dans les « petites annonces », à la suite d'un enseignement par correspondance ? De quoi s'agit-il ? d'une sorte de vision extra-rétinienne que Jules Romains avait lancé comme « canular » il y a trente ans ; de l'utilisation du sixième sens ou manas traduit par Aurobindo : le « mental sensoriel » et qui est pour nous (occidentaux ayant fait les distinctions nécessaires) les sens internes, c'est-à-dire, l'imagination et la mémoire sensible.
Sri Aurobindo précise le fondement de cette « assimilation » : « Toute expérience en sa nature secrète est connaissance par identité ». Comment s'identifier « visuellement » au Cosmos ? car il ne s'agit nullement, ici, de la connaissance conceptuelle (qui est assimilation, identification spirituelle du sujet à l'objet) ; nous sommes sur le plan au-dessous, le plan de la pensée imagée, visualisée, non de la pensée conceptuelle.
« Il est possible au mental de prendre connaissance directement des objets des sens sans l'aide des organes sensoriels et ce serait pour lui naturel si l'on pouvait l'amener à se dégager de son consentement à la domination de la matière. C'est ce qui se produit dans les expériences d'hypnose... [on plonge] le mental éveillé dans un état de sommeil qui libère le vrai mental, le mental sublimal, le mental [lisez : l'imagination] est alors capable d'affirmer son vrai caractère de [sixième] sens unique et suffisant à tout et il est libre d'appliquer aux objets des sens son action pure et souveraine au lieu de son action mélangée et subordonnée » 197.
Autrement dit, tandis que nous basons, nous Occidentaux, nos mesures physiques (lecture sur un cadran par ex.) sur le témoignage de nos sens, l'hindou cherche un soi-disant « contrôle » ou « dégagement » de ses fonctions sensorielles, non pour arriver à des raisons d'ordre universel comme Aristote, mais pour accéder à un témoignage « enfin rectifié et véridique » (!) qui n'est autre qu'une sorte de rêve éveillé ou de radioscopie subtile.
Tout vient de ce que la pensée de l'hindou reste lunaire, qu'il n'est pas arrivé à la notion d'âme intellectuelle, que pour lui, l'esprit est f.ait de matière subtile, aussi ses rêves des mondes nocturnes ou cataleptoïde sont-ils faits de « lambeaux de matière psychique » auxquels il insuffle la vie. Il vit au milieu de larves et d'élémentals ; il a étendu à tout le domaine de l'esprit pur la « matière » graisseuse des ectoplasmes. Il vit dans un rêve qui, pour lui, est comme sculpté en une matière psychique, qu'il lui reste d'ailleurs à définir...
En réalité, après avoir traité le monde extérieur d'illusoire, de Maya -ce qui est vrai en un sens: il n'est que créature, donc il n'est pas, Dieu seul Est - il lui substitue un monde intérieur fait d'illusions « u carré », d'êtres non pas de raison mais d'imagination, de songes diriés sans existence aucune, mélangés avec des perceptions effectives de l'astral et, parfois, des sortes de radioscopies subtiles des objets, chez les grands voyants. Nous restons toujours sur le plan de « l’homme animal ou « pychique » comme dit saint Paul (1 Cor. 11.14).
Avoir renié le concret pour accepter le témoignage du rêve est une inversion magico-luciférienne. Le yoguin doit la cultiver. Kerneiz nous indique : « après avoir reconnu le système symbolique de votre sommeil, exercez-vous à penser avec ce même système durant le jour. Ainsi votre vie diurne et votre vie nocturne cesseront d'être deux domaines séparés ». Ainsi vous serez entièrement cernés par le régime nocturne et lunaire de la pensée comme les hindous dans leurs temples, dominés par votre psyché. Ainsi vous sera ôtée votre responsabilité, nous retrouvons la mehkeness. C'est la régression la plus basse possible pour un Occidental. On comprend que Kerneiz conseille (encore) de « prendre une religion provisoire » dont les saints ou les génies « deviendront des bouées de sauvetage quand votre croyance à la réalité objective du monde se disloquera » !
Observons toutefois que, si pour l'hindou, à ce niveau, le rêve subtil (en l'état de médiumnité cataleptique) est désormais plus réel que le mirage qu'offre le monde matériel, pour le jivan-mukta, le délivré vivant, il n'y a pas de différence entre les quatre états de conscience précités. Pour lui, tout est rêve, le rêve même !
Aussi le Swami Siddheswarânanda, jnanin et bhakta, qui se tient sur le plan mental, s'en rend fort bien compte : « il faut veiller à ce que l'esprit n'entre pas dans un état-second. Nos réflexes de veille suffisent à tenir notre esprit en haleine, mais aussitôt assis dans une position particulière, et les yeux fermés, l'immobilité du corps produit parfois une espèce d'engourdissement des facultés intellectuelles qui rappellent le rêve ou le rêve éveillé. Une foule d'images se projette et l'on entre dans une espèce de somnambulisme mental. Certaines personnes prennent parfois cela pour des expériences d'ordre spirituel. Ce ne sont que des expériences manquées. En réalité, la possibilité de tenir son esprit éveillé et concentré sur une idée spirituelle dans un corps immobile, traversé par un souffle régulier, demande des années d'efforts » 198.
Pour Kerneiz, lui, qui se tient au plan inférieur des images, du « cinéma », l'écueil, c'est de sombrer « soit dans le sommeil normal, soit dans le sommeil léthargique, avec perte de conscience dont rien d'utile ne peut sortir ».
Redisons-le, ce n'est pas l'hypnose telle que l'Occident la pratique ordinairement, simple barrage du « flux de la conscience », c'est un état catalepto-somnambulique qui possède à la fois l'insensibilité et la clairvoyance somnambulique, et ce caractère particulier d'identification par contact visuel que nous avons rencontré dans la catalepsie, dès le chapitre III, mais ici, avec identification non à un opérateur (absent), mais à l'objet de la concentration.
Toute la différence avec les expériences de nos médiums tient en ce que ce « rêve éveillé » est auto-guidé par le yoguin. C'est un rêve - en partie - contrôlé, dirigé, qui permet l'assimilation aux différentes énergies : au feu, à l'eau, à la terre, aux arbres, aux nuages, aux étoiles par ex. ; enfin un rêve dont on se souvient (donc non somnambulique) et qui peu à peu envahit votre conscient, donc déborde votre contrôle. L'adepte finit par être comme ce radiologue qui, dans un salon, ne voit plus les jolies femmes qui lui servent le thé, mais leurs fantômes grisâtres, dont les squelettes cotonneux évoluent devant lui, comme derrière la plaque de sa radioscopie : pour lui, le monde s'est disloqué, Maya triomphe. Maya, c'est-à-dire le Serpent.
Toutefois, cet état ne concerne que le premier samâdhi, celui du « cinéma » que ne dépassent pas la quasi totalité des yoguins et surtout les occidentaux.
Il y a trois grands échelons de samâdhi.
Le Samâdhi avec racines ou avec pensée : sa-vikalpa dans lequel le sujet s'identifie avec l'objet de la concentration. Il comprend de nombreux étages suivant que l'on s'identifie avec un brasier, une image, une idée philosophique. Il conduit à la suppression des sens externes, mais à l'exaltation des sens internes, jusqu'à l'identification à une idée. Il n'atteint donc même pas le niveau des IVmes Demeures thérésiennes.
Le Samâdhi sans racine, ou sans pensée : nir-vikalpa, c'est un seul état où le vide est fait après que la pluralité des états mentaux imaginaires ou conceptuels a été supprimée. C'est une sorte de connaissance fixée, un « état-connaissance » dit justement Mircéa Eliade, mais avec Conscience du Soi ; ce n'est donc pas le vide absolu. Nous l'étudierons spécialement dans le cas du jivan-mukta. La mémoire n'est pas supprimée, il n'atteint donc pas le niveau des grâces des Vmes Demeures.
Le Samâdhi Inconscient, de vacuité totale cette fois, sans contenu sensoriel, sans structure intellectuelle ; c'est un état inconditionné qui n'est plus une expérience, car il n'y a plus de relation entre la conscience et le Monde, la mémoire est supprimée, c'est une « mort dans la vie » disent les hindous. Cet état peut être plus ou moins durable ou profond.
La conscience cataleptique s'étant suicidée, c'est enfin un état « analogue » à la mort mystique, aux grâces des VImes Demeures. On l'appelle « l'identification avec le Nuage de la loi » autrement dit l'entrée dans la Nuée ténébreuse hébraïque. Alors que les deux samâdhis précédents ne sont pas des extases mais des en-stases (comme l'a bien vu Mircéa Eliade), le Samâdhi Inconscient est un état léthargique. Y a-t-il union véritable avec Dieu, le Dieu transcendant et personnel (ignoré) ou simple délivrance du Sens, de la Volonté, de l'Entendement et de la Mémoire... par léthargie naturelle?
Comment le savoir ? Entre un simple évanouissement et une suspension des sens, il y a grande analogie - sinon, observe Jean de la Croix - qu'on ne peut rappeler du « grand oubli » par les tortures... mais il y a ici état comateux profond.
Le Sâdhou Sundar Singh, l'apôtre chrétien de l'Inde a fait des déclarations capitales à ce sujet. Elles sont d'autant plus importantes que rares sont ceux qui ont pu pratiquer cette double expérience et faire ainsi des distinctions cliniques fondamentales :
« L'extase a pour résultat de me reposer, de me rafraîchir complètement, de me donner plus de force. C'est pour moi une preuve de plus qu'il ne s'agit pas de transes ordinaires.
« Quand je m'exerçais dans la pratique du yoga, avant d'être chrétien, je ne ressentais pas ce repos durable, quoique la transe m'eût procuré un bien-être passager. Il y a une grande différence entre l'extase et le yoga. Dans l'extase on éprouve toujours un sentiment de satisfaction paisible, de bien-être quel que soit l'état d'âme dans lequel on se trouvait auparavant. Par contre, dans le yoga, lorsque j'étais malheureux avant, je pleurais ; si j'étais heureux, je souriais » 199.
Après ces constatations relatives au premier Samâdhi et qui recoupent Mère Thérèse, il conclut : « La transe du yoga a pour but de satisfaire la tête, non le cœur. L'état d'extase n'est pas, comme je le crois pour le yoga, le résultat de l'auto-suggestion. Je n'essaie jamais de me mettre dans un état particulier ; je ne concentre pas ma pensée pendant une heure entière sur le même sujet afin d'amener un état d'hypnose comme le font ceux qui pratiquent le yoga. L'extase n'est pas un état morbide ou d'hallucination, c'est un état de veille et non de rêve ».
Car, en effet, les facultés ne sont pas endormies, mais en leur « plus haute forme d'activité » seul leur lien avec la psyché est suspendu, rendant tout rêve impossible.
Combien arrivent à ce Samâdhi ultime ? Seuls, semble-t-il, les adeptes de la voie de dévotion ou bhakti, sauf intervention exceptionnelle du Père. Très peu donc et c'est obligatoire. La technique yogique est la seule à chercher l'union avec conservation de la conscience, c’est-à-dire mémoire. C'est un véritable paradoxe ! L'entraînement yogique, tout en vous débarrassant de la Maya, des illusions de la Chair et du Monde, en vous détachant des choses matérielles, en vous apprenant même à « en user comme n'en usant pas », en vous apportant d'effectives qualités naturelles de douceur, d'affabilité, de domination des instincts reporte toute votre Volonté d'appropriation et de possession, libérée, sur la Conscience du Soi. Sans oublier qu'il s'agit d'une volonté exacerbée par les pratiques de concentration magique, où les forces psychiques sont condensées, mobilisées, évertuées. On comprend, dès lors, que pour se libérer in fine de cette possession magiquement concentrée sur le Soi... c'est-à-dire sur ce que l'on aime (hélas) plus que tout au monde, ce qui vous scinde littéralement de Dieu, il faut une intervention quasi miraculeuse du Dieu personnel et véritable.
Ainsi, donc, le Yoga, par une erreur de technique à la base, qui rend les âmes « auto-propriétaires », ne peut mener à la mort mystique, donc au Dieu Créateur qu'à condition d'en sortir par l'état léthargique. Et le problème de la grâce divine reste entier. Il est donc, même pour les bhaktas, le plus long chemin pour arriver à l'union mystique authentique.
Nous nous garderons donc bien de conclure avec Mircéa Eliade que le Yoga est une technique propre à l'indianité. Les deux premiers degrés ascétiques sont communs à toutes les ascèses religieuses. Les trois suivants, psychosomatiques, sont essentiellement contaminées par des pratiques « à la chinoise » qui ont conduit à la vogue du tantrisme vers les IXme et Xme siècles - et ont, peut-être, provoqué par contre-réaction la renaissance de la bhakti. Enfin, les trois derniers degrés ne sont que des formes auto-somnambuloïdes et auto-cataleptoïdes qu'on rencontre dans les initiations occultes de tous pays, car suivant l'excellente définition de Paul Brunton : « Toute initiation est une opération chirurgicale psychique séparant l'âme du corps », la psyché du corps.
Etant donné l'enchevêtrement tropical des textes et des explications, les double-sens des aphorismes, les multiples déviations, il ne nous semble pas possible de pouvoir exprimer avec certitude toute expérience hindoue. Toutefois nous ne voyons pas comment les philosophes et théologiens peuvent se contenter d'en chercher l'élucidation sur le simple plan conceptuel ? Il s'agit d'expériences supranormales qui ne se peuvent appréhender extérieurement que par leur analogie avec les expériences gnostiques des états impairs : états suggestif ou de rêve, somnambulique et dédoublement. Il ne faut point raisonner sur des textes, mais faire état de confidences recoupées 200.
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