Journalisme et litterature notes



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4. Un auteur et un éditeur.

Le deuxième point qui demande à être interrogé concerne les relations qui s'établissent, pour Philippe Sollers, entre ses activités d'écrivain et ses activités d'éditeur. Tel que fonctionne en France le monde des lettres, il n'est pas rare d'y trouver des individus qui cumulent ces deux emplois - soit par nécessité, soit par calcul. Mais l'équilibre est souvent difficile à conserver entre ces deux postures. Certains quittent l'édition pour se consacrer entièrement à l'écriture - ce fut le cas de Pascal Quignard. D'autres paraissent renoncer à leur oeuvre du moment qu'ils deviennent l'éditeur de celle des autres- et il faudrait ici s'arrêter sur le cas extrêmement complexe et singulier de Denis Roche répudiant la poésie peu avant de créer la collection "Fiction & Cie" tout en signant de loin en loin des livres qui, consacrés à la photographie, compteraient, si on savait les lire, au nombre des oeuvres les plus fortes et les plus achevées de la littérature présente.

Dans le cas de Philippe Sollers - dont personne ne peut sérieusement contester qu'il compte au nombe des principaux romanciers d'aujourd'hui-, il va de soi que l'on a affaire à un écrivain qui édite plutôt qu'à un éditeur qui écrit, l'activité éditoriale se trouvant subordonnée au projet principal de l'oeuvre littéraire en cours de constitution. Disons pour parodier la formule d'un stratège qu'il lui est souvent arrivé de citer dans ses essais et ses romans que, pour Sollers, l'édition est très clairement la continuation de l'écriture par d'autres moyens, une manière de porter plus loin l'oeuvre, d'en démultiplier et d'en diffuser les effets dans un corps social considéré comme nécessairement réfractaire à la littérature et contre lequel il appartient à l'auteur de mobiliser tous les moyens disponibles (l'édition en est un) afin de vaincre les résistances, de contourner les défenses. Dans les termes de la rhétorique militaire que Philippe Sollers affectionne et qui proclame la supériorité de la guerre défensive, Tel Quel et plus encore L'Infini apparaissent comme des bases retranchées aussi bien que des postes avancés installés en territoire ennemi et à partir desquelles peuvent être conduites des opérations ponctuelles ou des campagnes de plus grande envergure qui visent à conserver vivante la possibilité d'une parole littéraire de liberté dans un monde systématiquement attaché à nier une telle possibilité.

L'activité éditoriale est ainsi très clairement subordonnée à un pari d'écriture dont elle constitue l'auxiliaire. La revue et la collection se voient attribuer la mission de prolonger l'oeuvre, d'en assurer la "publication permanente" au sens que donnaient à cette formule les Poésies d'Isidore Ducasse. Il en va ainsi pour les livres de lui-même que Philippe Sollers choisit de publier. La règle est pourtant devenue l'exception: jusqu'à Paradis, tous les romans de Sollers et la presque totalité de ses essais ont paru à l'égide de Tel Quel; depuis Femmes, c'est au contraire en dehors de sa propre collection (dans la "Blanche") que Sollers donne ses romans et la plupart de ses essais récents ont vu le jour chez d'autres éditeurs que le sien (principalement Plon) si bien que, de Sollers, ne figurent au catalogue de L'Infini en tout et pour tout que deux livres d'entretiens, l'un avec Franz De Haes (Le Rire de Rome) l'autre avec les écrivains de la revue Ligne de risque (Poker). En revanche, on observe dans les revues le phénomène inverse, les textes de l'auteur y occupant une place toujours croissante. Irrégulièrement présent au sommaire de Tel Quel dans les années 60, le nom de Sollers s'inscrit systématiquement en tête de celui de L'Infini. Au feuilleton romanesque de Paradis qui ouvrait chaque numéro de Tel Quel a succédé un autre feuilleton, critique cette fois, au sein duquel l'auteur recueille la totalité de ses interventions et chroniques, et par lequel débute toute livraison de L'Infini. Il ne serait pas difficile de démontrer que de l'un à l'autre de ces feuilletons, quelque soit la forme en apparence opposée qu'ils empruntent, aucune vraie solution de continuité n'existe et que se développe ainsi la cohérence d'un propos unique, s'énonçant chaque trimestre dans l'attente de sa récapitulation provisoire sous la forme de ces apparents recueils d'articles qui sont aussi d'authentiques et grands livres de littérature et que constituent La Guerre du goût ou bien Eloge de L'Infini.


Ainsi, la collection et la revue (la collection davantage que la revue dans le cas de Tel Quel, la revue davantage que la collection dans celui de L'Infini) constituent très certainement le lieu pour Sollers où produire librement les éléments de son oeuvre selon une logique dont il décide seul et dont la forme et le rythme lui permettent d'exister autrement qu'en raison des règles qui prévalent ailleurs dans le système littéraire actuel. Mais le projet mis en oeuvre ne concerne pas exclusivement les textes de Philippe Sollers lui-même. Editeur, l'auteur signe d'une certaine manière également les romans, les essais, les poèmes des autres quand il les appelle et les reçoit à l'intérieur de cette bibliothèque toujours en expansion que composent les volumes (presque 400 désormais!) de sa double collection. L'estampille Tel Quel, l'estampille L'Infini associent chaque texte publié à un projet d'ensemble dont la clé appartient très clairement à l'auteur de Femmes et de Paradis.

Un volume collectif comme Théorie d'ensemble en proposait autrefois l'illustration évidente: rassemblant les contributions de tous les membres du comité de rédaction ainsi que celles d'un certain nombre de théoriciens amis (Barthes, Foucault, Derrida), cet ouvrage publié dans la collection Tel Quel au printemps 1968 proposait au lecteur une vision très construite de cette "écriture textuelle" dont l'essayiste de Logiques avait été l'un des principaux initiateurs et dont le romancier de Drame et de Nombres constituait également le plus indiscutable représentant. L'éclectisme que revendique L'Infini peut passer très certainement pour une concession faite au principe de réalité à l'époque de la fin des avant-gardes. Mais il s'agit également d'un leurre derrière lequel se déploie la cohérence inchangée d'une pensée de la littérature qui s'exprime autant dans les livres écrits par Philippe Sollers depuis vingt-cinq ans que dans la plupart des livres publiés par lui et qui forment à leur manière un système. S'il s'écrivait une histoire de L'Infini - et il faudrait qu'elle s'écrive maintenant que la revue a atteint son 94eme numéro-, on verrait qu'une telle histoire peut être aussi aisément périodisée que l'histoire ancienne de Tel Quel et que comme pour celle-ci on y repère très distinctement les éléments d'une pensée ordonnée de la littérature. Au sein de ce système prennent place les livres des "anciens" de Tel Quel (Marcelin Pleynet, Julia Kristeva, Bernard Sichère, Jean-Louis Houdebine ou le Philippe Muray du magistral XIXe siècle à travers les âges), les contributions d'écrivains plus jeunes que réunit, au-delà de leurs divergences parfois évidentes, une commune référence à l'oeuvre de Philippe Sollers (depuis Marc-Edouard Nabe, puis Cécile Guilbert, Stéphane Zagdanski, Philippe Forest jusqu'aux auteurs du Trait ou de Ligne de risque), les livres des quelques écrivains de sa génération que Philippe Sollers soutient en raison de la conviction qu'il a de livrer avec eux un combat commun (exemplairement Gabriel Matzneff ou Alain Jouffroy), sans oublier les essais consacrés à la philosophie de Heidegger, à la pensée chinoise, à la psychanalyse et à la littérature (notamment ceux de Catherine Millot et d'Eric Marty) par lesquels se prolonge et se renouvelle l'entreprise théorique de Tel Quel. Aussi différents qu'ils soient, ces livres font bien système car à travers eux se marque une certaine fidélité à l'idéal moderne d'une littérature critique, particulièrement menacée dans le temps d'oblitération et de liquidation organisée que nous vivons.



5. L'Ensemble et l'exception.

Le troisième point qui demanderait à être pensé et que l'on se contentera d'évoquer en conclusion concerne la manière dont se déploie dans le temps de l'histoire littéraire récente la double collection que composent les livres de Tel Quel et ceux de L'Infini.

Il n'est que trop facile de mettre en évidence une différence de l'une à l'autre de ces entreprises éditoriales, différence qui reflèterait le basculement de la littérature française d'une époque à l'autre. En ce sens, Tel Quel relèverait du modèle de l'avant-garde dont L'Infini entérinerait la dissolution. Pourtant, la réalité est plus complexe. D'un côté, L'Infini s'oppose bien à Tel Quel en renonçant au projet révolutionnaire dont la revue se réclamait au temps du structuralisme, de l'écriture textuelle et du matérialisme sémantique. Mais de l'autre, par ce renoncement même, L'Infini rend possible la reprise, la relève de ce même projet - poétique, philosophique et politique- sous la forme nouvelle qu'appelle l'époque actuelle.

Peut-être se donne-t-on une meilleure chance de comprendre la cohérence et la continuité de la double collection si on l'envisage comme "théorie"- au sens lui-même double de ce terme rappelé autrefois par Philippe Sollers: à la fois système et cortège. De Tel Quel à L'Infini, un glissement certain s'opère du premier modèle au second. Mais l'une et l'autre collections se pensent identiquement comme "théorie d'ensemble" et comme "théorie d'exceptions". Hier comme aujourd'hui, l'entreprise se donne à la fois comme élaboration d'une pensée systématique de la littérature et comme succession d'événements singuliers (des livres, des auteurs) par lesquels cette pensée se construit et se déconstruit sans cesse selon un geste de renouvellement toujours tourné vers l'avant, l'"ensemble" et l'"exception" fournissant ensemble l'énergie nécessaire à la reconduction constante de ce mouvement perpétuel.

Cette "théorie", il arrive souvent à Philippe Sollers d'en souligner l'esprit qu'il nomme "encyclopédique" pour mieux marquer que tous les livres publiés par lui sous le signe de Tel Quel puis sous celui de L'Infini - ensemble d'exceptions- constituent en vérité comme un seul ouvrage commandé par le projet d'additionner méthodiquement tous les savoirs et toutes les expériences selon un idéal hérité de celui des Lumières. On peut citer pour finir l'entretien évoqué au tout début de cette communication et où Philippe Sollers déclarait encore: "Nous vivons dans un monde orchestré par une doctrine unique qui est celle de la séparation. Selon cette police de la séparation, les choses doivent être nettement séparées les unes des autres de façon à pouvoir être contrôlées par un regard - regard qui, cela va de soi, est purement et simplement financier. Cette séparation est voulue, orchestrée, systématiquement appliquée, de sorte que qui y échappe devient un blasphémateur ou un électron incontrôlable. Tout ce que vous pouvez me dire à propos de celui que l'on appelle Sollers et dont, personnellement, je n'ai rien à faire, c'est que, évidemment, il affole la théorie et la pratique de la séparation. Non seulement je refuse la séparation, mais je prouve aussi que je la refuse. Car je ne la refuse pas en étant marginal, ce qui est encore un consentement à la séparation, je ne la refuse pas dans la bouderie antispectaculaire, ce qui serait encore une façon de concrétiser la séparation. Au contraire, je suis dans l'organisation même de la séparation pour prouver que je conteste radicalement la séparation. Dès lors, vous me voyez aussi bien en train d'écrire un roman, un essai, un article de journal, apparaître à la télévision, à la radio et être, en plus, éditeur. C'est l'activité de quelqu'un qui refuse la séparation car, au fond, ce qui m'anime, c'est tout simplement l'esprit des Lumières et il me paraît tout à fait facile de se comporter en encyclopédiste de mon temps. Par conséquent, mon camarade Diderot vous salue."


Reprenons quelques données

Tel Quel

1. PRESENTATION

Tel Quel, revue de littérature (1960-1982), fondée aux Éditions du Seuil, sur l’initiative de Philippe Sollers et de Jean-Edern Hallier (qui sera exclu en1962).

En mars 1960, le premier numéro de Tel Quel s’ouvre sur une citation de Nietzsche : « Je veux le monde et le veux tel quel. » La revue se présente comme un manifeste anti-sartrien qui veut délivrer l’écriture de tout engagement politique.

2. À L’AVANT-GARDE LITTERAIRE

Tel Quel se range d’entrée dans le camp du Nouveau Roman. Entre 1960 et 1964, la revue apporte son soutien à Alain Robbe-Grillet ; Gérard Genette et Jean Ricardou y publieront des études décisives pour le devenir du Nouveau Roman. En 1963, Sollers crée la collection « Tel Quel » où vont être édités Roland Barthes, Jacques Derrida, Gérard Genette, Julia Kristeva, Daniel Sibony.

Après une prise de distance vis-à-vis du Nouveau Roman, la revue se rapproche de la « nouvelle critique » et du structuralisme derrière Barthes, Derrida, Lacan et Foucault. En 1965, un texte de Sollers – Le Roman et l’expérience des limites — a valeur de manifeste de l’« écriture textuelle », Drame (1965) et Nombres (1968) sont écrits contre la littérature de représentation et la littérature psychologique, et Sollers ne cesse d’insister sur la fonction critique et subversive de la véritable littérature.

3. DE L’OBEDIENCE A LA DISSIDENCE

Peu à peu, la nécessité d’un engagement révolutionnaire s’impose. Il prendra la forme du communisme (1967-1970) puis du maoïsme (1971-1976). Le ralliement au Parti communiste se fait par défi : à l’automne 1968, Tel Quel publie son manifeste collectif Théorie d’ensemble, cherchant à déclencher une « subversion généralisée ». Écriture et révolution font cause commune. Mais, en 1970, à l’occasion de la censure du roman Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat, est consommée la rupture des « telqueliens » avec le PCF, qui ne soutient pas l’auteur. Tel Quel fait alors sa révolution culturelle lors du « Mouvement de juin 1971 » en attaquant le PCF et Louis Aragon.

Du 11 avril au 3 mai 1974, une délégation de Tel Quel se rend en voyage officiel en Chine. Le n° 59 de la revue est consacré au voyage chinois, mais les telqueliens prennent ensuite leurs distances à l’égard du maoïsme, entamant une critique de fond du phénomène totalitaire. Publié à l’été 1978, le n° 76 de Tel Quel est consacré à la dissidence : « Exception, telle est la règle en art et en littérature », déclare Sollers. Le révolutionnaire doit désormais se faire exception.

4. UNE SUBVERSION INFINIE

Dans la mouvance des travaux de Lacan et surtout de René Girard s’impose alors l’idée que le discours religieux constitue le substrat de tous les autres. Le Verbe du christianisme arrache l’homme au désert du monde et le travail de l’écrivain rejoint la parole du mystique et du prophète. De 1974 jusqu’à sa disparition, en 1982, la revue s’ouvre sur quelques pages de Paradis (1974) de Sollers, texte dénonçant le règne des idoles. Le dernier numéro de Tel Quel (n° 94) paraît à l’hiver 1982 : Sollers quitte le Seuil. Il publie à l’hiver 1983 le premier numéro de l’Infini, chez Gallimard. À la question : « À quoi sert Tel Quel ? », Sollers a répondu un jour : « À ne pas mourir de désespoir dans un monde d’ignorance et de perversion ».

Lectures proposées:

– Sollers écrivain de Roland Barthes

– l’article sur H de Roland Barthes

Coup de vent entretien avec Philippe Sollers publié dans le n° 75 de L’Infini, été 2001
Lecture supplémentaire et tout-à-fait facultative

BARTHES ET SOLLERS

Disciple de Gide, émule de Sartre, promoteur du «théâtre populaire» et thuriféraire de Brecht, Roland Barthes fut longtemps très éloigné de l'avant-garde. Sa critique théâtrale marque du dédain et de l'impatience envers toutes les pièces qui, de Ionesco à Beckett, jalonnent la révolution que la dramaturgie connut en France dans l'après guerre. Peu d'intérêt pour l'«absurde», haine du «théâtre bourgeois»? Une chose est certaine : cette avant-garde théatrâle n'est pas prolétarienne, n'est pas «progressiste», comme on disait encore dans les années cinquante. Pour ce marxiste non-communiste qu'est Barthes (on lui prête des sympathies trotzkistes) entouré de communistes et bientôt d'ex-communistes, comme les membres du commité de rédaction d'Arguments, il était nécessaire, s'il voulait se maintenir dans la mouvance progressiste, d'être toujours sur le qui-vive et de peser à tout instant les implications politiques des livres, des pièces de théâtre, des paroles, des faits et gestes : c'est ce que fait scrupuleusement Barthes et notamment dans ses Mythologies, petits essais précieux où le capitalisme, l'impérialisme et la société bourgeoise sont habilement dépouillés de leurs oripeaux de bonhommie et de naturel. Mais si ces critiques fines et impitoyables de la «société de consommation» à la période de la décolonisation peuvent passer pour brillantes, il faut admettre qu'elles ne relèvent en rien de l'avant-garde littéraire. C'est seulement à l'occasion des premiers romans de Robbe-Grillet que Barthes embrasse publiquement la cause littéraire expérimentale, tout en continuant à louer Brecht et à promouvoir un théâtre politique visant un public populaire. Or, si l'oeuvre de Robbe-Grillet peut être lue comme une critique et un dépassement du «roman bourgeois», son contenu politique est pour le moins discret et problématique. C'est pourquoi Barthes, qui associe «humanisme» et «bourgeoisie» (comme au sein du cliché «humanisme bourgeois», en vogue à l'époque stalinienne), va insister sur l'antihumanisme de Robbe-Grillet, et mettre en avant son refus de l'intériorité, de la psychologie, et son dédain de la métaphysique : aux yeux de Barthes, Robbe-Grillet est un matérialiste conséquent. Lorsque Barthes sera ultérieurement forcé d'admettre qu'il existait aussi un «deuxième» Robbe-Grillet, non pas «chosiste» mais «humaniste» (celui que le critique américain Bruce Morrissette révéla en 1963 dans un livre que Barthes préfaça d'ailleurs, et que Robbe-Grillet ne répudia pas) l'enthousiasme matérialiste de l'auteur des Mythologies se refroidit. En effet, il devenait impossible à Barthes de concilier l'expérimentation formelle de Robbe-Grillet (voire son éxotisme) avec la visée «progressiste» puisque la motivation idéologique de ce formalisme relevait de l'«idéologie bourgeoise» que Barthes combattait au premier chef.

C'est alors que Barthes devint compagnon de route de la revue Tel Quel, qui paraîssait depuis 1960, mais qui prit son virage expérimental et politique vers 1963. Les Essais critiques de Barthes, volume qui regroupait aussi bien des articles des années cinquante consacrés à Brecht, au théâtre populaire, puis à Robbe-Grillet, que des travaux récents de teneur plus «sémiologique», furent publiées dès 1964 par la collection Tel Quel des éditions du Seuil, collection où parut ultérieurement la majorité des ouvrages de Barthes. C'est d'ailleurs par ses livres (qui réunissaient souvent des articles originellement publiés ailleurs) plutôt que par ses collaborations ponctuelles (articles, entretiens) que Barthes se rattache à Tel Quel. On peut noter en effet que Barthes publia dans Critique (nº 218, juillet 1965) sa première étude sur l'oeuvre de Philippe Sollers, directeur de Tel Quel. Barthes jugea cette étude assez importante, au plan critique et théorique, pour la republier, augmentée de ses propres gloses, dans l'ouvrage collectif Théorie d'ensemble (le Seuil, collection Tel Quel, 1968), qui constitue le manifeste du collectif Tel Quel dans sa phase sémiologique, révolutionnaire et terroriste. Désormais, les textes et les livres de Philippe Sollers allaient constituer le corpus à partir duquel Barthes élaborait sa théorie du «texte»; ils forment l'occasion, pour ce converti à la révolution sémiologique, d'adopter des attitudes, de formuler des points de vue très divergents par rapport aux positions qu'il avait défendues auparavant, non sans dogmatisme parfois.

Alors que dans les années soixante l'oeuvre de Robbe-Grillet se met à «coller», à «attacher», à aquérir une profondeur suspecte aux yeux de Barthes, celle de Sollers lui apparaît comme une écriture toujours «naissante», caractérisée par la fluidité, l'instabilité, le neutre et l'ouverture. Barthes écrit déjà à son propos en 1965 dans «Drame, poème, roman»:

“Drame est aussi bien la remontée vers un âge d'or, celui de la conscience, celui de la parole. Ce temps est celui qui s'éveille, encore neuf, neutre, intouché par la remémoration, la signification. Ici apparaît le rêve adamique du corps total, marqué à l'aube de notre modernité par le cri de Kierkegaard : mais donnez-moi un corps!”.

De Drame à Paradis (1981), qui parut en feuilleton dans Tel Quel du vivant de Barthes, les livres de Sollers : Nombres 1968, Lois 1972, H 1973, marquèrent pour Barthes les jalons d'une «remontée vers un âge d'or», l'approche et la présentation d'un «corps total» intouché encore par le sens, une effervescence, un pur jaillissement sans retombée, sans figement, sans chute dans l'accompli. Cette utopie réalisée d'une pure productivité sans produit (ou d'une «performance» infinie), cette scription en devenir et sans clôture, ce grouillement de virtualités, c'est ce que Barthes appelle texte (en s'efforçant de rendre au mot un sens «étymologique»). Et ce texte, c'est du moins le postulat ou le voeu de Barthes, ne cesse d'attaquer et de ronger tout ce que la culture fige et institutionnalise, à commencer par la langue elle-même, dont le texte ne conserve la morphologie et la syntaxe (la phrase) que sous rature.

On se souvient que lorsque Barthes s'était fait le champion de Robbe-Grillet, c'était pour exercer sur lui, dans une certaine mesure, une discrète surveillance : louanges et mises en garde. Ecrivains et lecteurs devaient se prémunir contre de possibles, contre de probables déviations. Si Robbe-Grillet est un peu suspect au moment où Barthes le prend en main, c'est parce qu'il n'est plus un inconnu, son écriture existe, elle appartient même à ce qu'on appelle encore à cette époque une «école», celui du «nouveau roman». Robbe-Grillet ne va pas tarder à devenir célèbre, à être objet de thèses, de livres, d'exégèses, bref à se métamorphoser en auteur (au moment où l'auteur est mort et anathème). Avec Sollers, rien de tel. Barthes ne formule pas la moindre réserve envers son oeuvre. Pas de mise en garde à propos de manquements virtuels ou potentiels, et pourtant! Cette magnanimité peut s'expliquer d'au moins deux façons. En premier lieu, Sollers et ses camarades de Tel Quel sont si bruyants, agressifs et péremptoires qu'il serait niais d'exercer sur eux la douce pression morale dont est capable la gauche bien-pensante à laquelle Barthes reste viscéralement attaché. Mais surtout, Barthes estime -et c'est la principale prémisse de son argument- que Philippe Sollers, personnage extrêmement en vue sur la scène parisienne, est aussi, est surtout un écrivain très méconnu, en butte aux sarcasmes de la critique. Il est donc juste de prendre sa défense. Ainsi l'article consacré à H (publié dans Critique, n° 318 de 1973 et repris dans Sollers écrivain, pp 55-78), fait-il un tour d'horizon satirique des reproches adressés au dernier «roman» de Sollers : fausse nouveauté, effet de mode, snobisme, littérature de chapelle, obscurité, indécrottable bourgeoisie... Barthes (capable, est-il besoin de le dire, d'asséner de telles imputations dans sa propre critique dramatique) répond calmement et ironiquement, en utilisant un procédé argumentatif dont il dénonce d'ailleurs l'usage par autrui dans le même article, celui de l'amalgame : tous ces critiques, en tant que contempteurs de Sollers, quel que soit leur bord, sont à mettre dans le même sac : celui de la mauvaise foi.

Du fait que Sollers écrivain est méconnu et honni, que ses textes sont à peine lus et très mal, et que ces textes sont au demeurant la concrétion labile et ouverte (si l'on peut dire) de la modernité absolue, Barthes estime licite de mitiger à son profit la lutte anti-auteur dont il s'est fait, avec Michel Foucault, le principal instigateur. En effet, s'il existe des agglomérats (l'homme et l'oeuvre) qui provoquent, du fait de la tradition critique, un irrésistible désir de dissociation et de retour au texte, il peut exister au demeurant, et particulièrement aujourd'hui, des disjecta membra, peu lus, mal lus, réputés inintelligibles, ni faits ni à faire, qui gagneraient à être rassemblés et rattachés à leur producteur, lui-même figure trop effacée, menacée d'invisibilité par un éclat mondain de mauvais aloi. C'est le cas de livres comme Nombres, Lois, H, ou Paradis que personne ne rattache, sinon de façon anecdotique et souvent insultante à l'écrivain Philippe Sollers. Il s'agit donc, pour Barthes critique, de construire un Sollers auteur. Opération analogue à celles que menaient Les Cahiers du cinéma, avec le succès qu'on sait : des films méconnus, quasiment anonymes étaient l'objet d'une analyse stylistique (et autre) et «attribués» à un obscur réalisateur de studio qui devenait, ipso facto, un auteur, c'est-à-dire un nom reconnu auquel s'attache un corpus. Une telle volonté se manifeste sans ambage sur la couverture du mince volume rassemblant plusieurs textes de Barthes sur Sollers : Sollers écrivain, comme on disait aux Cahiers : Howard Hawks, cinéaste.

On peut s'empêcher de saisir une nuance de repêchage dans un tel titre : manifestement, le syntagme De Gaulle écrivain n'a pas tout à fait le même sens que Malraux écrivain. Le second titre est en quelque sorte redondant et tautologique, tandis que le premier attire l'attention sur un des pans de l'activité du général. Sollers écrivain : c'est dire, sciemment ou non, que Sollers n'est pas principalement écrivain, qu'il est également écrivain, comme on disait naguère que Dubuffet était écrivain et comme on dit encore que Michaux est peintre. L'affirmation comporte donc un élément de réserve, ou de défi[1].

Ce flottement n'est pas dommageable, du fait que Barthes veut alors éviter de figer, de monumentaliser Sollers. Va pour écrivain, mais pas pour auteur  : les deux abîmes menacent le panégyriste et l'objet de sa louange : le rattachement de textes modernes admirés de Barthes, mais trop peu lus, à un auteur éponyme (Sollers), ne doit pas aboutir à un culte de la personnalité. C'est, du moins en principe, et selon les impératifs idéologiques de l'époque auxquels Barthes souscrit d'autant plus qu'il a contribué à les imposer, tout le contraire qui est recherché : écrivain, soit, mais anti-auteur. Au point que le texte sollersien (une fois enregistrée la paternité) doit être dit d'autant plus impersonnel («le corps [et le corpus] total est impersonnel») qu'il est l'oeuvre d'un écrivain méconnu, presque un inconnu.

Cependant (et nous esquivons ici une analyse de l'analyse barthésienne des textes de Sollers) il se produit, non pas selon la logique mais selon la contingence, que Barthes ne peut se limiter à inventer l'écrivain Sollers et sa paradoxale impersonnalité. Car après tout Sollers -le Philippe Sollers pseudonyme mais de chair et d'os- est l'ami de Barthes. Envers lui, Barthes éprouve non seulement de l'admiration -enfin de l'admiration pour ses «textes»- mais aussi une véritable affection. Cela est-il -selon les codes en vigueur- dicible? Scriptible? Difficilement, d'autant que l'amitié en question ne relève pas de la «perversion», qui serait moins embarrassante à obliquement avouer. Certes Barthes aurait pu se taire à ce sujet, mais le tout Paris intellectuel sait l'amitié qui lie Barthes à Sollers, une amitié qui va, en tout bien tout honneur, au-delà des manoeuvres telquelliennes. Pour éviter le ridicule, il faut parler : Barthes choisit donc de parler contre ceux qui seraient susceptibles d'imputer au copinage l'éloge sincère que Barthes fait de Sollers : l'aveu d'affection est donc entouré d'une grosse bouffée de feinte indignation :

Quand aura-t-on le droit d'instituer et de pratiquer une critique affectueuse, sans qu'elle passe pour partiale? Quand serons-nous assez libres (libérés d'une fausse idée de l'«objectivité« pour inclure dans la lecture d'un texte la connaissance que nous pouvons avoir de son contenu? Pourquoi -au nom de quoi, par peur de quoi- couperais-je la lecture du livre de Sollers de l'amitié que j'ai pour lui?[2]

C'est le bon sens même. Homais  n'aurait pas mieux dit : on serait même tenté de dire: «C'est bien bien naturel« . Il y a manifestement une «bonne objectivité», qui ne s'interdit pas les inflexions affectueuses, voire même les mouvements de passion découlant d'un jugement chaleureusement équitable, et puis il y a la mauvaise, celle que prônent les pions bourgeois du positivisme et du scientisme, dont le critique (post)moderne sait dénoncer les illusions, voire la turpitude de classe : la bonne objectivité est une version presque familiale de l'esprit de parti qui conférait leur objectivité au jugements staliniens, la mauvaise est un fétiche de la raison non dialectique. Ou quelque chose comme ça.

Après un léger frisson, choisissons de sourire, non sans saluer le courage qu'une telle déclaration (aussi biaisée soit-elle) exigeait d'un Barthes essentiellement timoré et tributaire de l'opinion de ses pairs, qui risquaient de «ne pas comprendre» l'amitié de Barthes pour un homme jugé frivole, arriviste et superficiel.

D'où l'exclamation apotropaïque «au nom de quoi, par peur de qui«, éjaculation visant à écarter une divinité maléfique, ou du moins une féroce transcendance. Barthes a vraiment peur de transgresser l'«objectivité critique« au profit de Sollers qui n'appartient même pas à une des minorités en faveur desquelles le principe d'objectivité peut et doit être transgressé. Il est dangereux de se dire publiquement ami de Sollers. Mais Barthes surmonte sa crainte, passe outre. Il transforme son interrogation en performatif. Barthes est courageux, hardi même, car l'amitié c'est, après tout, le topos humaniste par excellence, derrière Montaigne se profile Cicéron ou pire, les copains de Jules Romains.

Rupture importante. Grâce à Sollers, Barthes commence à se libérer des impératifs les plus tenaces, les plus pesants : ceux qui relèvent de la paradoxa minoritaire, ceux qui s'opposent au principe de la bêtise, aux idées reçues, aux mythologies bourgeoises.

Défendre Sollers publiquement : premier pas qui sera suivi (non sans rechutes) de beaucoup d'autres. Barthes tributaire, en dépit de sa verve précieuse, d'un discours lourdement idéologique et contrôlé par autrui, va commencer à rompre, à s'écarter, à exorciser le surmoi politique. Par osmose, Barthes va acquérir un peu de la désinvolture de Sollers, qui semble être devenu pour lui un modèle de vie. Sollers, celui qui autorise la liberté. Autrement dit : on peut se foutre (ou dire qu'on se fout) de l'opinion d'autrui et prospérer. Le cadeau de Sollers à Barthes est l'allure dégagée de certains de ses grands textes tardifs. Du moins est-ce la raison de cette affection proclamée, et qui, me semble-t-il, n'a pas été tout à fait partagée.


Notes
[1] Au cours du colloque Roland Barthes qui eut lieu à New York University en avril 2000, Alain Robbe-Grillet révéla que l'opuscule en question avait été publié par le Seuil à la demande expresse de Sollers.

[2] «Par dessus l'épaule», Critique nº 318, 1973, repris dans Sollers écrivain, p, 78 (Il s'agit du «roman» H)par
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