Journalisme et litterature notes



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Lecture proposée:

43 secondes de Philippe Forest

piècde radiophonique
Argument: librement inspirée des événements du 6 août 1945, la pièce qui suit présente les monologues intérieurs alternés de deux personnages - monologues censés se développer au cours des 43 secondes qui séparèrent le largage de la bombe atomique sur Hiroshima de son explosion. La voix 0 (masculine, neutre) est celle du récitant. La première voix est celle du pilote du troisième des bombardiers américains participant à l'opération. La seconde voix est celle d'une jeune femme japonaise vivant dans les environs de la ville. L'événement est rapporté du point de vue de ces deux témoins qui vivent les moments qui précèdent l'explosion.
Illustration sonore: A aucun moment, on ne doit entendre le bruit de l'explosion elle-même. Tout se passe avant. L'illustration sonore, dans l'idéal, devrait donner à l'auditeur le sentiment d'une grande journée de beau temps avec, accompagnant la voix 1, le bruit des moteurs de l'avion et, accompagnant, la voix 2, le bruit caractéristique de l'été japonais que font dans la campagne les grillons.

Pour encadrer la pièce ou bien en leitmotiv, en fond sonore, les voix 1 et 2 comptent de 0 à 43 dans leur langue, l'anglais ou le japonais.


Voix 0: Le 6 août 1945, une formation de trois appareils militaires américains procédait au premier bombardement atomique de l'Histoire sur la ville japonaise d'Hiroshima. L'événement a eu lieu à 8h15 du matin. Entre le moment du largage et celui de l'explosion, la chute libre de la bombe A a duré très exactement 43 secondes.
Voix 1: One two three four five six seven eight nine ten eleven twelve thirteen fourteen fifteen sixteen seventeen eigteen nineteen twent twenty-one twenty-two twenty-three twenty-four twenty-five twenty-six twenty-seven twenty-eight twenty-nine thirty thirty-one thirty-two thirty-three thirty-four thirty-five thirty-six thirty-sevent thirty-eight thirty-nine forty forty-one forty-two fotry-three
Voix 2: itchi ni sann yonn go iokou nana hatchi kyou djou djou-itchi djou-ni djou-sann djou-yonn djou-go djou-lokou djou-nana djou-hatchi djou-kyou ni-djou n-djou-itchi ni-djou-ni ni-djou-sann ni-djou-yonn ni-djou-go ni-djou-lokou ni-djou-nana ni-djou-hatchi ni-djou-kyou sann-djou sann-djou-itchi sann-djou-ni sann-djou-sann sann-djou-yonn sann-djou-go sann-djou-lokou sann-djou-nana sann-djou-hatchi sann-djou- kyou yonn-djou yonn-djou-itchi sann-djou-ni sann-djou-sann
Voix 1: J'ai fait ce rêve. La nuit dernière. Maintenant, il me revient. Je volais dans le ciel. Le même qu'en ce moment. Seulement, il n'y avait rien. Aucun avion ne me précédait. J'étais dans le bleu, le grand bleu léger et sans forme, le vide délivré de tout, débarrassé de la masse blanche d'aucun nuage. Je rêvais que je volais. Mais mon rêve n'était pas inquiet. Il n'avait pas davantage d'épaisseur que le ciel lui-même. Il ne racontait rien.
Je rêvais et tandis que je rêvais, je pensais: comme ce rêve est différent de tous les autres! Je cherchais des mains les commandes de l'appareil, j'essayais de me rappeler les gestes que l'on m'a enseignés, je me répétais toutes les règles, je voulais voir les yeux ronds des cadrans tournés vers moi, vérifier la vitesse, l'assiette, l'altitude. Mais tout avait disparu.
Je ne volais pas dans le ciel. J'étais devenu le ciel. Le corps de la carlingue s'était dissous tout doucement dans l'air avec les ailes sans que je m'en aperçoive. Même la cabine avait cessé d'exister. Je me trouvais allongé dans le vent et son souffle, en silence, supportait mon corps. Je me voyais à plat ventre au-dessus du monde mais je voguais bien trop haut pour pouvoir discerner quoi que ce soit en lui sinon de larges étendues de vert, de brun, d'ocre, simples surfaces de terre tranquillement inhumaines et ne signifiant rien. Moi, je flottais dans un néant limpide, à l'abri de l'azur, glissant vers le devant, sans bouger pourtant. Immobile. Oui, j'étais le ciel.
Voix 2: Et puis, tout à coup, la chaleur s'est dissipée et j'ai senti la belle fraîcheur de la nuit se poser sur la maison. Elle avait fait coulisser sur le côté la porte de la chambre où je restais éveillée, depuis des heures, tournant mon corps dans le lit, faisant tourner avec lui toutes mes mauvaises pensées du jour. Je ne voulais plus y croire. J'avais fini par penser que le sommeil ne viendrait pas. J'attendais le moment de me lever, l'aube, son vague mouvement de lumière grossissant derrière l'écran des volets avec le machinal bruit monotone des grillons criant depuis l'herbe du jardin. Alors, passant par la porte entrouverte, soufflée par un courant d'air, la douceur est venue sur moi et j'ai réalisé que je rêvais, que je rêvais que je dormais enfin, qu'il n'y avait plus à attendre le matin puisque le sommeil était là, immatériel et pourtant épais, que j'étais maintenant tout entière en lui, protégée du monde, merveilleusement assoupie.
Donc, je rêvais que je dormais. J'avais repoussé à mes pieds le futon, je me trouvais à même la paille du tatami, j'avais rejeté au loin mon yukata et j'étais toute nue dans le noir. Etrangement, je voyais avec mes yeux la pâleur de mon propre corps, de sa peau sous la clarté de la lune passant à travers les volets, la fenêtre ouverte qui donnait sur l'immense murmure de la campagne, de la colline, de la forêt. Allongée, je sentais tout le volume de ma chair, formidablement, et cela me remplissait de honte et de plaisir: mes seins sur moi, mes hanches, mes fesses, la fuite de mes jambes, de mes bras, jusqu'aux poignets, aux chevilles.
Je dormais - je dormais puisque je rêvais - et mon corps se confondait avec la splendide horizontalité de la nuit. Il s'étirait dans le calme, très loin au dessus de mes épaules, de ma tête, très bas, au dessous de moi. Comme il avait grandi, mon corps, reposé de dormir si bien, d'avoir tout oublié de sa vie! Ses extrémités plongeaient dans le sol assoupi de la terre. Je rêvais - je rêvais puisque je dormais- je rêvais que mes cheveux s'étendaient jusqu'à se joindre au fouillis des bambous poussant sur la pente, s'enroulant autour de leur tige, grimpant vers le toit de feuilles de la forêt. Et mes jambes! La droite dégringolait en ruisseau vers la gorge de la rivière. Mon pied trempait dans le bassin du temple, touchant le fond de l'étang parmi les nénuphars entre lesquels nagent les carpes grasses. La gauche tournait vers le ciel l'arête vive d'une colonie de collines qui poussaient leur relief jusque vers mes vertèbres. Il y avait mon sexe qui faisait comme une fente ouverte entre les deux versants symétriques de l'univers. Et mes hanches, mes seins avaient l'immensité impudique de la montagne enflant la masse de ses flancs au milieu très exact du monde. J'étais heureuse, tout à coup. J'étais la terre tournée vers le grand néant calme du ciel, du ciel penchée sur elle.
Voix 1: J'étais le ciel. Cette pensée tranquille m'avait pris à l'intérieur d'elle. Mais quand je me suis réveillé, d'abord, il n'est presque rien resté de mon rêve. Tout à coup, je me suis souvenu de tout: la mission, l'arme, le secret. Je n'avais pas peur. On n'a pas peur de ce qui a déjà eu lieu. C'est pourquoi je m'efforçais de m'imaginer que ce que nous devions faire avait été accompli. Autrement, comment aurais-je pu connaître, l'âme au calme, le grand repos bleu de cette nuit qui s'achevait?
Je me suis préparé. J'ai pensé: ce n'est rien, seulement une journée ordinaire, juste la toute dernière de la guerre. L'idée était étrange, malgré tout. J'ai essayé de me représenter toutes les journées qui avaient précédé. Mais je n'y parvenais plus. Chacune était pleine de trop d'histoires et pourtant si vide, au fond. Il n'en restait rien, ou alors juste quelque chose de semblable à la paille séchée jaunissant - comme maintenant- sur les champs à la fin de l'été. Enfant, lorsque je fuyais la ferme de mon père, j'allais m'allonger loin de tous sur le sol sec que je sentais contre mon dos et je tournais mon visage vers le grand jeu des nuages passant au-dessus de moi, filant dans le vent vers des pays dont j'inventais le nom et que pourtant - comme si j'avais pu les y retrouver- je cherchais ensuite sur les cartes du gros atlas descendu de la bibliothèque, posé sur la table de la cuisine. Des pays, toujours à l'ouest, là où le soleil descend, où existe une mer si bleue qu'elle étouffe son feu et qu'il sombre en elle, qu'il l'éteint dans le même flamboiement pour rien se réverbérant ensuite parmi l'éparpillement des étoiles de la nuit.
Toute l'escadrille, on nous a réunis. Il y a eu des mots, des phrases que je n'ai pas écoutés. Cela faisait tant de fois que nous répétions l'opération. Je ne voulais pas me laisser distraire de mon rêve. D'ailleurs, je savais déjà tout. Je regardais à peine les cartes, les dessins à la craie sur le tableau noir. Si l'on mentionnait mon nom, si l'on m'adressait la parole, je hochais simplement la tête. C'était tout et je savais que cela suffisait. J'étais seul à savoir, à avoir compris, pensais-je. La guerre était déjà finie. Il n'y avait plus l'immense convoi des hommes quittant leur pays pour nulle part, la nausée noire sur l'océan couleur d'azur, le feu sur les plages où les corps s'abattent dans le sable avec un peu plus loin l'immense bêtise d'une jungle vide à conquérir mètre après mètre, la grande terreur des quelques pas devant soi sous le tir d'un ennemi invisible, le mortier, les balles et les grenades, le napalm, le lance-flamme, la baïonnette au canon pour finir. Il n'y avait plus, non plus, le tourniquet vrombissant des avions de chasse faisant cercle autour des bombardiers lancés impavides sur la ligne abstraite de leur objectif, les appareils qui se courent après, cherchent à se mordre la queue comme des chiens enragés et s'anéantissent en hurlant de peur dans le vide. Non, tout cela était fini.
Je ne peux même plus dire quand la guerre a commencé. Et surtout: pourquoi? Il me semble maintenant qu'il n'y a jamais rien eu avant elle, qu'elle est le temps tout simplement. Le temps qui s'étire interminablement vers hier et puis vers demain.¨Parfois, je pense que je n'en sortirai jamais. Je voudrais pouvoir dormir pour toujours, m'étirer dans le vide d'un ciel bleu et ensommeillé où il n'y aurait plus du tout de pensée. Alors, soudain, mon rêve m'est revenu tandis que je montais dans l'appareil, que je vérifiais les instruments, que je me sanglais dans mon siège..

Voix 2: Elle avait raison. Maman le disait. L'aube est le moment où les morts reviennent. Il n'y a rien à craindre de la nuit. Les spectres y dorment dans le lit des vivants. Ils mêlent à la leur leur haleine. Ils répandent dans les draps cette chose noire où reste tout ce qu'ils sont désormais. Elle est d'une telle douceur, épaisse et forte, cette noirceur là. Mais vient le petit matin et eux, les morts, ils se lèvent avant nous, se mettent debout dans un coin de la chambre et ils attendent, plantés là, avec une patience infinie. Ils attendent que quelqu'un ouvre enfin les yeux sur eux.


On m'a raconté que, pour s'endormir, les enfants d'Occident comptent les moutons dans leur lit. Moi, pour me réveiller, je compte les morts. Oh, tout ce travail que cela fait dans le matin! Et il n'y a plus que moi maintenant pour le faire! Ils sont si nombreux, les morts. Et puis ils n'arrêtent pas de bouger. C'est tellement énervant. Ils profitent pour changer de place de ce que le jour n'est pas encore tout à fait levé, qu'il y a suffisamment d'obscurité autour d'eux, ou bien que j'ai la tête ailleurs, que je ferme un tout petit moment les yeux.
Alors, je reprends et je me mets à compter. D'abord, il y a eu papa mais j'étais une si petite fille que je ne m'en souviens pas. C'est sans doute pourquoi chaque fois qu'il vient, il reste bien au fond de la pièce, profondément dans le noir et s'il en sort, s'il vient vers moi, s'il s'assied au bout du futon, il porte à chaque fois un visage nouveau sous lequel je le reconnais pourtant. Ensuite, sont partis Kenji et Yasu, avec le bel uniforme que l'armée leur avait fait pour la Mandchourie et qu'ils portaient le jour où ils nous ont dit au revoir, m'appelant petite soeur, me saluant avec cérémonie, affectant le petit air idiot et faussement viril que les jeunes garçons se croient obligés d'adopter avec les filles. De Kenji, n'est revenue que l'urne qui contenait ses restes - et puis, avec une lettre officielle de ses supérieurs, un paquet de toile où l'on avait mis ses affaires. Yasu-chan, ils l'ont laissé rentrer chez nous, en convalescence ont dit les médecins militaires, le temps qu'il soit rétabli et de nouveau capable de donner sa vie pour l'Empereur. Mais il ne restait plus grand chose de lui dont un obus de mortier avait dispersé au vent tous les morceaux. Mourir est un gros travail, parfois. A Yasu, aussi consciencieux qu'un écolier bien appliqué à sa tache, il a fallu six mois pour y parvenir. Un matin, - cela faisait des semaines qu'il ne bougeait plus, ne parlait plus-, un matin, c'était fait, on l'a trouvé sans connaissance dans sa chambre, il était mort dans la nuit, alors on l'a brûlé. A la fin de la cérémonie, il n'y avait plus de lui qu'un cadavre calciné avec sa drôle absence de forme parmi la cendre où l'on va chercher, à l'aide des baguettes rituelles, quelques vagues vestiges d'os, parfois horriblement reconnaissables comme un morceau de machoire - oh, comme je me souviens de ce morceau de machoire, des trois dents polies par le feu encore plantées dans le bout noir de l'os! L'été suivant, maman et grand-mère sont parties à leur tour la même semaine. Elles n'avaient pas trouvé d'autre manière pour dire qu'elles en avaient assez. Ensuite, chez mon oncle et ma tante, on a appris que c'en était fini d'Haruki et de Toshiyuki, tombés le même jour, l'un sous les bombardements de Tokyo, alors qu'il se rendait à son bureau et l'autre dans le naufrage de son navire, coulé d'une seule torpille, quelque part dans le Pacifique. Même la petite Yuki est morte une nuit - et le docteur n'a pas su dire pourquoi.
A partir de ce moment-là, il est devenu très difficile de compter. Le matin, les morts se pressaient trop nombreux autour de moi. Le plus assommant est qu'ils ne savaient pas. Personne ne leur avait rien expliqué. Et s'ils venaient vers moi, ils le faisaient pour s'informer, prendre des nouvelles, pour que je leur dise enfin ce qui leur était arrivé. Bien sûr, tous, ils en avaient quand même une vague idée. Et pourtant ils n'osaient pas me le demander trop directement. Il faut les comprendre. Ils avaient peur de ma réponse, qu'elle les renvoie d'un seul coup du côté des ombres, qu'ils ne puissent plus continuer à faire longtemps semblant. Alors ils disaient des choses ordinaires, parlaient des affaires, de la famille, évoquaient des projets qu'ils avaient, comme si de rien n'était, juste pour voir ma réaction et si j'allais les détromper, leur avouer que tout cela était désormais fini pour eux, qu'il n'y aurait pas de lendemain, pas de prochaine moisson, pas de rentrée des classes, pas de mariage prévu et de nouvelle naissance puisque, tous, ils étaient morts.
Parfois, parmi eux, je voyais Nao, et je criais, - j'essayais de crier puisque dans le sommeil pas un son ne sortait de ma bouche. Je criais à mon mari de ne pas rester avec les autres, au milieu de la meute des morts, puisque lui, il était en vie. J'en avais la preuve. Elle ne quittait pas mon kimono. Toute la journée, je sentais cette preuve de papier contre ma peau. Hier j'avais reçu une nouvelle lettre de lui - froide, distante, affectée- où il ne me disait rien de sa vie - il y avait juste deux ou trois formules faites pour la censure militaire et où il évoquait la détermination de ses camarades à donner tous leur vie pour le salut et la gloire de l'Empereur-, une lettre où il me faisait longuement la leçon, m'expliquant qu'étant la dernière survivante de la famille, ma conduite devait être irréprochable, que tous les regards étaient sur moi, où il me réprimandait pour deux ou trois bêtises, comme mon orthographe dans mon dernier courrier et la manière maladroite dont je traçais certains caractères que j'aurais dû apprendre à l'école si je n'avais pas été si stupide, si paresseuse, si illettrée. Cela m'était bien égal! S'il pouvait savoir comme cela m'était bien égal et combien je me moquais de tous ses airs faussement supérieurs. Il pouvait me dire n'importe quoi. Je n'y attachais aucune importance. Tout ce que je voulais, c'est qu'il soit encore en vie, qu'il ne laisse pas les autres l'attraper, tous les morts qui l'emmèneraient du côté du matin, du côté de mes rêves.
Voix 1: Voilà: je suis le ciel. Je me dis: je suis le ciel et rien d'autre. J'essaye de faire en sorte qu'il n'y ait plus que cette pensée dans ma tête. Bientôt, nous serons très exactement au-dessus de la cible. Je ne veux pas savoir son nom. Je l'ignorais hier. Je l'aurai oublié demain. C'est un nom de ville comme un autre, le nom d'un lieu où des gens vivent. Dans quelques secondes, ils ne seront plus rien. Il y aura tout ce feu, ce souffle effaçant le monde, le renversant d'un simple revers de la main. Je ne pense à rien. Je pense que je ne pense à rien. J'aimerais simplement regagner mon rêve.
L'avion du colonel vole au devant de moi. Il me suffit de le suivre pour garder le cap. L'autre bombardier est sur ma droite. Comment s'appelle-t-il déjà? Entre nous, les pilotes, nous leur avons donné des noms. Nous l'avons fait parce que le simple éclat anonyme de miroir des fuselages et le numéro de série des sorties de l'usine ne nous suffisaient pas. A son avion, le colonel a donné le nom de sa mère, Enola Gay, qu'il a fait peindre et photographier sur son cockpit. Sa grosse maman vole devant moi. Avec tous ses moteurs et sa carlingue enceinte, elle va pondre dans le vide un bébé en forme de citrouille, gonflé de mort, que des savants ont baptisé "Little boy". Elle va accoucher d'une obèse boule de néant, un oeuf de métal tout plein de souffrance et dont la coquille éclatera dans le ciel, versant son jaune empoisonné sur la foule vulnérable et vaine des vivants. Pauvre colonel! Si attentif à sa carrière, calculant déjà quel avenir suivra pour lui la gloire d'avoir produit devant ses chefs la preuve d'un monde irrémédiablement détruit! Sweeney pilote le second bombardier de la mission, porteur de tout l'arsenal scientifique destiné à mesurer le massacre. Lui, il a baptisé son appareil: The great artist. Je ne sais pas de quelle oeuvre il s'imagine être l'auteur. Moi, moi qui ferme la marche, et qui ne suis là qu'à seule fin de photographier, de filmer, d'observer, moi qui ne suis qu'un témoin, mon avion, je l'ai nommé "Necessary evil". Cela veut dire: "mal nécessaire".
J'en ai parlé avec l'aumonier de la base. A mots couverts bien sûr puisque même à lui, je n'étais autorisé à rien à dire. Je lui ai demandé: - mon père, le mal peut-il être nécessaire, jouer son rôle dans le mystère du salut et de la rédemption dont vous nous avez parlé? Mon père, y-a-t-il dans la pensée de Dieu une place où se tienne sans honte le crime abject d'avoir versé la mort sur le monde et sur ceux qui y vivent? Il n'a pas répondu. J'ai dit encore: - mon père, existe-t-il une parole d'absolution comme celle que prononçait le Christ sur sa croix appelant le pardon pour ceux qui, comme moi, ne savent pas ce qu'ils font? Une troisième fois, il s'est tu. Alors, j'ai demandé: - mon père, se trouve-t-il quelqu'un dans le ciel, dans le grand ciel de la nuit tout obscurci de deuil et de douleur qui puisse nous pardonner, à nous qui resterons vivants quand, des autres, il n'y aura plus que poussière et que cendre?
Les trois avions volent en triangle. Comme des oiseaux. Ou bien comme ces trois caravelles traversant autrefois l'océan, l'autre océan, la mer toute peuplée de mirages et de fantômes qu'ils étaient les premiers à franchir. Le maître d'école nous avait appris leur nom: la Pinta, la Nina et puis, je crois, la Santa Maria. Je ne me rappelle plus très bien cette histoire qui paraît si lointaine tout à coup, presque insignifiante. Elles voguaient vers un Nouveau Monde dont elles ne savaient pas le nom, dont elles ne devinaient pas même l'existence. Tout comme nous qui découvrons une terre d'effroi que d'autres, quand nous aurons disparu, habiteront après nous, une Amérique d'angoisse aux dimensions de la planète, d'une planète unifiée par la peur, un pays unique à jamais empoisonné par la peste sommeillante d'une épidémie sans vaccin ni remède. La violence, oui, tout le néant libéré d'un coup parmi les hommes. Ou bien: plus rien ni personne. La fin, cette fois, pour de bon.
Le ventre de l'Enola s'ouvre devant moi. Qu'il suffise d'une seule bombe me paraît si inhabituel quand d'ordinaire, ce sont des dizaines, des centaines qui s'abattent ensemble, noircissant le vide au-dessous de nous avant que ne remontent, avec le son abstrait du carnage, les tout petits panaches multipliés de flammes, de cendres et de fumées s'épanouissant sur les lieux de l'impact. Cette fois, la bombe tombe toute seule, juste suivie par les trois sondes parachutées derrière elles. Je la vois larguée. Je suis la procédure prévue. L'équipage est au travail, affairé sur ses sondes, ses appareils, ses capteurs. Moi, je vire sur ma gauche - 155 degrés-, je pique pour prendre de la vitesse et m'éloigner. On nous a dit que la chute libre de l'engin durerait très précisément 43 secondes avant que le mécanisme ne déclenche l'explosion au-dessus de la cible. Je compte, je compte les secondes. Je ne m'imaginais qu'il puisse y en avoir autant
Bientôt, je sentirais le souffle dans mon dos, faisant vibrer l'appareil, la chaleur brûlant l'épaisseur de l'air, l'impensable lumière d'un soleil de souffrance brillant pour la première fois sur le monde. Je tiendrai le cap, avec derrière moi le miracle inouï du massacre, le nez de l'avion tourné vers le vide, vers ce grand bleu du ciel où tout s'efface, où tout s'efface avec moi.
Voix 2: Je me suis levée. J'ai aidé Mayumi à se préparer, je lui ai confié le panier-repas de son bento. Elle a sept ans maintenant. Elle est assez grande pour se rendre toute seule à l'école. J'ai pensé: - oh, le formidable courage des enfants affrontant sans un mot la routine de la vie! Je l'ai accompagnée au bout du jardin et je l'ai saluée, lui disant: - à ce soir! J'ai pensé: - à ce soir, mon coeur, mon trésor, mon amour! J'ai regardé la petite forme de sa tête, de ses épaules s'éloigner sur la route, disparaître et puis réapparaître et disparaître enfin derrière la pointe des bambous.
Ensuite, je suis restée là longtemps, protégée par l'ombre que fait le toit sur le devant de la maison. Le soleil était déjà haut et brûlant. Un beau soleil d'août calcinant l'herbe et le sol. Beaucoup de travail m'attendait, bien sûr. Mais je ne parvenais pas à secouer tout à fait l'engourdissement magnifique de la nuit. Les morts étaient partis maintenant mais mon rêve continuait où j'étais encore la terre, la terre étendue sous le ciel, la terre se perdant vers l'horizon, la terre merveilleusement offerte et se suffisant à elle-même. Je me demande si ce rêve a une signification. On dit que tous les rêves en ont une, qu'ils viennent de l'autre monde, que quelqu'un que nous avons connu nous les adresse afin de nous glisser un message comme au creux de l'oreille. Il me donnait tant de plaisir, j'étais tellement contente de sentir mon corps devenu la terre, mêlé amoureusement à toute la formidable féérie des phénomènes, que ce rêve, j'étais certaine qu'il ne pouvait contenir qu'une promesse de bonheur, de paix.
Depuis la terrasse de la maison, parce qu'elle est construite sur la pente d'une colline, je vois au loin toute la ville. J'étais semblable à ce paysage cette nuit. Je m'étendais au devant de moi, j'étais couchée, je n'avais pas de fin. Une formidable fatigue me faisait me répandre dans le lit des choses où j'étais si bien, vaine, vide, nue, vivante. D'ici, on voit tout vraiment. Comme sur un promontoire surplombant le spectacle du monde avec, le partageant horizontalement en deux par son milieu, la ligne de l'horizon: au-dessous le brun, le gris des cités parmi le vert des forêts, au-dessus le bleu du ciel.
Plus tôt, l'alerte a sonné, la longue sirène stridente montant de la ville et résonnant jusqu'ici dans la montagne. Des avions ennemis passaient. Cela arrive parfois. Et maintenant, à nouveau, j'en vois trois qui sont comme de petits oiseaux volant en formation dans le ciel, filant tout droit vers ailleurs puis basculant tout à coup sur le côté en un mouvement terriblement gracieux qui les fait plonger au loin vers le sol. Ils paraissent semblables à des cerfs-volants simulant l'aspect effrayant de bêtes maléfiques, faisant leur cabrioles dans l'air; comme des jouets inoffensifs que de méchants enfants s'amuseraient à faire tourner au-dessus de nous. Je sais bien que tout le pays est partout en feu, que l'incendie dévaste les ruines, qu'on collecte les cadavres et qu'on les entrepose devant les crématoires, que les hopitaux regorgent affreusement des victimes dont certaines sont sans visage, sans main, le ventre ouvert, la chair calcinée et défaite. Je sais bien toute cette horreur.
Mais comme il est dur d'y croire dans la splendeur de ce matin d'été. Depuis le début de la guerre, la ville a été préservée. Un dieu doit veiller sur elle. Dans sa scandaleuse injustice, quand tout souffre à l'entour et que le monde n'est plus qu'un cri, il la conserve intacte pour plus tard et quand tout aura été détruit ailleurs, elle restera là comme la preuve que quelque part, être heureux a malgré tout été possible. A ce dieu dont j'ignore le nom et qui nous protège, à lui qui m'a soufflé mon rêve, j'adresse une prière, une pensée dans laquelle je prend avec moi tous ceux que j'aime, les morts et les vivants, ceux que je connais et puis tous les autres, magnifiquement abrités du malheur, et sur qui brille ce matin la limpide et légère lumière d'août s'allongeant pour toujours sur la terre de mon rêve.


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