Depuis quatre ans, un groupe d'archéologues emploie des méthodes ultraperformantes pour dater des matériaux archéologiques. Avec un objectif avoué : réduire les marges d'erreur dans la datation des monuments historiques. Premier fait d'armes pour nos chercheurs : la chronologie historique du Mont-Saint-Michel vient d'être précisée. C’est la « Merveille de l’Occident », le joyau de la Normandie. Un des hauts lieux de pèlerinage de l’Occident médiéval… Lui ? C’est le Mont-Saint-Michel bien sûr, et son abbaye qui se dresse fièrement au milieu de son immense baie. Très célèbre, certes, mais aux origines encore floues. Du côté de la petite histoire, ce serait sur l’injonction de l’archange Michel lui-même que l’évêque d’Avranches aurait fait construire et aurait consacré une première église sur le rocher en 709. Pour la suite, les chercheurs savent qu’en 965, une communauté de bénédictins s’est installée sur le site et qu’une deuxième église préromane a alors été édifiée, avant l’an mil. « Du coup, la datation exacte des vestiges conservés restait confuse, d’autant plus que l’abbatiale préromane a été détruite entre 991 et 1009 et que la construction d’une église romane a débuté à partir de 1023, s’étonne encore Christian Sapin, archéologue au laboratoire « Archéologie, cultures et sociétés » (Laboratoire CNRS Université de Dijon Ministère de la Culture et de la Communication). La fourchette des datations allait donc du VIIIe au XIe siècle… Alors qu’il s’agit d’un des monuments les plus importants de France ! On a donc décidé de procéder à des vérifications sur les origines de l’illustre abbaye. » En février 2003, une première campagne d’observation des structures bâties de la chapelle Notre-Dame-sous-Terre tente de déterminer la fiabilité des relevés anciens, et surtout de préciser l’emplacement des éléments du bâti qui n’ont pas fait l’objet de restauration dans les années 1960. « Car nos nouvelles techniques d’archéométrie ne peuvent s’appliquer que sur les parties saines d’un bâtiment, entendez vierges de toute modification ou déplacement du matériau qui viendraient altérer sa radioactivité ambiante d’origine, sur laquelle on se base pour remonter à l’âge de cuisson des briques », explique Pierre Guibert, physicien CNRS, spécialiste de thermoluminescence à l’Institut de recherche sur les archéomatériaux (Irimat) .(Institut CNRS Université Bordeaux 3 Université d'Orléans Université tech. Belfort-Montbéliard). L’étude de 2003 révèle plusieurs étapes de construction, avec des contemporanéités encore inédites entre certains murs. Sous l’égide d’un groupement de recherche européen, une équipe de chercheurs experts en datations, physiciens, chimistes, historiens de l’art et archéologues issus des laboratoires de Rennes, Bordeaux, Paris et Dijon, décide alors de proposer une datation plus serrée des origines de la chapelle. L’idée : employer un faisceau de techniques croisées appliquées sur des échantillons de brique, de mortier et de charbon de bois. « Avant, pour connaître la date d’un édifice, on utilisait le carbone 14, très fiable sur les charbons de bois des mortiers. Mais pour les briques, les tuiles et les carreaux de sols, on n’avait rien… jusqu’à l’apparition de l’archéomagnétisme et de la thermoluminescence. » Cette dernière établit des datations à partir des éléments de quartz qui enregistrent le moment de la cuisson des briques. Quant à l’archéomagnétisme, il reconstitue grâce aux oxydes de fer la direction des champs magnétiques terrestres au moment du refroidissement dans le four. Le champ magnétique terrestre varie selon les années, ce qui permet un véritable séquençage pour remonter jusqu’à l’âge de chauffe du matériau. « Ces techniques fonctionnent bien, mais elles prennent du temps, il faut compter 50 jours de labo pour un jour de terrain ! », souligne Pierre Guibert. Et les contraintes sont nombreuses… Pour exécuter correctement les prélèvements, chaque équipe doit choisir avec soin un emplacement idéal selon les critères spécifiques à chacune des méthodes de datation. Les résultats par thermoluminescence sont en effet tributaires de la minéralogie, très variable, de l’argile choisie par les briquetiers à l’époque. Les subtilités de protocole à respecter varient en fonction de la composition de la brique, formée de gros grains, d’inclusions ou de grains très fins. « Parfois on arrive à un résultat surprenant, ajoute Pierre Guibert. Au Mont-Saint-Michel, une seule des 14 briques choisies pour nos prélèvements remontait au VIIIe siècle tandis que toutes les autres dataient du Xe. Cette brique devait donc être issue d’un bâtiment plus ancien. » De son côté, Philippe Lanos, spécialiste de l’archéomagnétisme à l’Iramat, a pu reconstituer l’alignement virtuel et la configuration possible des briques lors de leur cuisson dans le four grâce à la direction des champs magnétiques ! « Pour l’heure nous sommes enthousiastes, s’exclame Philippe Lanos. On a pu réduire le champ des datations possibles au Xe siècle. Un premier lot de briques remonte formellement à la première moitié du Xe, tandis qu’un second appartient à la fin de ce siècle. Une expérience de ce type, c’est une grande première mondiale. Désormais, la datation d’un monument ne se base plus seulement sur des connaissances en histoire de l’art ou en architecture, mais s’appuie sur un faisceau de preuves scientifiques concordantes. » Galvanisés par ces résultats, les chercheurs ont depuis jeté leur dévolu sur plusieurs autres monuments de l’Ouest de la France, dont les églises Saint-Martin d’Angers (Maine-et-Loire) et Saint-Philibert de Grandlieu (Loire-Atlantique)… Et projettent même de sonder les églises Saint-Seurin et Notre-Dame-de-la-Place à Bordeaux, ville récemment classée au patrimoine mondial. Nos monuments en frémissent déjà.