Bernard Comte : Merci pour le parcours historique et pour la vigueur courageuse des prises de position. Peut-être, pour ne pas perdre de temps et ne pas trop s'égarer dans le débat, je pourrai tenter de relever d'abord les questions auxquelles vous pensez, que vous souhaitez poser afin de les regrouper et répartir le temps de parole réduit que l'on a pour tout le monde.
Questions de la salle :
Personne 1 : Est-ce qu'il n'y aurait pas mieux de parler des ennemis d'Esprit ? Est-ce que Esprit a eu, ou a encore peut-être des ennemis ?
Guy Coq : Oui, je suis tout à fait d'accord, mais je ne sais pas si votre question est adressée à moi.
Bernard Comte : Au cours d'une longue histoire de plus de soixante dix ans maintenant, il y a eu beaucoup d'ennemis successifs... qui ont changé, je ne sais pas.
Guy Coq : Je voudrais parler des ennemis récents.
Bernard Comte : C'est aujourd'hui que vous pensiez, monsieur, surtout ? Aujourd'hui ou bien...?
Personne 1 : Je pense en particulier aux accusations dont Esprit a été l'objet, dans les années 1980, lors de la parution du livre intitulé L'Idéologie française dont je ne citerai pas l'auteur (de Bernard Henry-Lévi - NdR).
Guy Coq : Mais bien entendu, mais vous savez que quand Jacques Delors est allé au Monde pour demander que Le Monde soutienne au moins par un article signé de lui, de Delors, le colloque du cinquantenaire de la mort de Mounier, il en est revenu horrifié. C'était en 2000, et il m'a dit qu'au Monde, la loi et les prophètes sur Mounier, c'est Bernard Henri-Lévy, point final. Bernard Henry-Lévy était lui-même, non pas un chercheur, mais un épigone d'autres chercheurs sur des thèses que Bernard connaît. Donc c'est sûr, cela a fait beaucoup de tort à la revue, et il faut saluer, non seulement le travail de Bernard Comte, mais aussi le courage de la revue de publier le gros dossier qui était l'objet de la source de beaucoup de ces critiques.
Bernard Comte : Si c'est de cela que vous voulez parler, je pourrais essayer de résumer ce sur quoi j'ai pas mal travaillé depuis vingt ans maintenant au sujet de l'attitude de Mounier à l'époque de Vichy. Premièrement, il a voulu continuer à publier sa revue parce que c'était son métier et sa vocation en même temps. C'était ce qu'il savait faire, et il n'envisageait pas de rester silencieux devant les développements de l'actualité, à tort ou à raison. Et il jugeait que le phénomène Vichy, et même le phénomène Hitler, contre lequel il fallait lutter, et dont il fallait se débarrasser. Il a écrit que c'était « une corvée nécessaire ». Ce sont des moyens, des médiations, parce que son but reste de préparer la France et les Français à entrer sur la voie de ce qu'il appelle la « révolution personnaliste » et la « civilisation à refaire ». Il minore donc l'importance de la Seconde Guerre Mondiale, celle des opérations militaires, du succès des Américains et des Soviétiques, parce qu'il pense que tout cela n'est qu'un moment, un épisode, un élément de la révolution qu'il faudrait réussir au vingtième siècle. Les communistes ont cru réussir à leur manière, ils ne l'ont pas fait ; les fascistes se sont complètement égarés, alors il reste cette révolution à faire. Vous voyez la différence de point de vue, entre lui et nous qui savons, après coup. Alors après coup, on peut dire qu'il a fait une erreur d'appréciation et, Lacroix avec lui, ils ont fait ce que nous, aujourd'hui, nous pouvons appeler, parce que nous connaissons la suite, justement, une « erreur d'appréciation sur l'avenir » en pensant que l'Europe était entrée dans une phase durable de régimes autoritaires. L'Europe a forgé, a mis cinquante, quatre-vingts ou cent ans à forger des régimes libéraux qui ont donné de très grands droits et libertés que les marxistes appellent « formels », aujourd'hui, on retrouve l'autorité au service d'une vision de la communauté. C'est vrai que, aussi bien dans le système communiste que dans le système fasciste et même nazi, il y a une réhabilitation de la communauté, mais une communauté mutilée qui devient finalement monstrueuse, c'est ce que Mounier dit constamment. Alors là, par rapport à la guerre, aux enjeux des opérations militaires, il y a une appréciation de Mounier. Il voit trop loin, si vous voulez, pour juger exactement, c'est ce que je dirais en résumé, de ce qu'est la tâche des années immédiates à venir. Un peu plus tard, il se rallie à la Résistance : il reconnaît que le préalable Hitler est quand même un préalable tout à fait essentiel, qu'il vaut la peine de mettre toutes ses forces là-dedans. On verra ensuite la révolution personnaliste...
Et enfin, je dirai qu'il a eu un moment particulier, pendant deux mois de l'hiver 1940-1941, que j'ai tâché d'analyser cela d'un peu plus près. Quand Pétain a dégommé Laval et l'a même fait arrêter, Mounier, comme beaucoup d'autres, ont cru qu'il y avait une chance que ce soit fini de la collaboration, des aspects les plus autoritaires et les plus pénibles du régime de Vichy, notamment l'antisémitisme, et qu'il avait donc une carte à jouer. Il a cru cela pendant deux mois, et beaucoup d'autres l'ont cru comme lui. Et pendant ces deux mois, il a lié alliance, amitié, confiance avec l'école d'Uriage d'un côté, avec le mouvement Jeune France à Lyon, de l'autre, qui était un mouvement d'artistes, ces deux groupes se sont orientés ensuite vers la Résistance. Beaucoup de leurs membres ont adopté un peu la vision que l'on peut appeler « personnaliste », la vision de Mounier, et après la guerre, vont se retrouver autour de lui, dans son influence. Donc Mounier n'a pas complètement perdu son pari. Il l'a perdu dans la mesure où il a cru influencer la politique de Vichy, c'était complètement manqué, mais il ne l'a pas perdu dans la mesure où il a transmis le flambeau, si vous voulez, il a intéressé à sa cause des gens plus jeunes que lui. S'il est suspendu en août 1941, c'est qu'après ces deux mois que je situe, janvier-février 1941, en gros, peut-être trois mois, en tous cas à partir de mars-avril 1941, il prend ses distances avec Vichy : il utilise de plus en plus le système de la censure avec les discussions pied à pied avec les censeurs - on en a le témoignage dans ses carnets - pour faire passer de plus en plus, en utilisant au besoin les mots de la révolution nationale, quelque chose qui est tout à fait différent. Beuve-Méry, par exemple, écrit un grand article, très bref, quatre pages, mais grand par la prise de position qu'il signifie, qui est intitulé « Révolutions nationales, révolutions humaines ». Notons le pluriel de « révolutions nationales », il y a des révolutions nationales dans tous les pays, dans le sens fasciste en général, y compris en Espagne. « Révolutions humaines » consiste à dire que la France est en train d'entreprendre une révolution nationale, est-ce que cela va être une révolution humaine, elle peut peut-être l'être à certaines conditions. A mes yeux, ce sont les conditions qui sont importantes. Mais Zeev Sternhell, le politologue israélien, ne veut pas voir les intentions des gens mais juge d'après sa grille conceptuelle des catégories qu'ils occupent. Pour lui, « révolution nationale » veut dire l'expression du ralliement de Beuve-Méry et de Mounier.
Je m'arrête là, je vous ai donné les éléments de réponse à ceux qui prennent Bernard Henry-Lévy pour quelqu'un de sérieux sur ce plan-là, il ne l'est absolument pas.
Personne 2 : Ce n'est pas une question mais une information qui peut être utile et qui vient à point après l'exposé de Monsieur Comte. Il y a actuellement à Lyon une exposition à la Galerie des Terreaux qui est intitulée « Lyon, reflet de la mémoire judiciaire ». Cette exposition relate les grands procès qui ont eu lieu à Lyon au vingtième siècle, et il y a un panneau consacré au procès Mounier de 1942. Et je pense que ce serait intéressant, pour tous ceux qui s'intéressent à Mounier, que vous alliez à cette exposition et vous pourriez lire un mémoire de son avocat, Emmanuel Gounot, vous trouverez des correspondances d'Emmanuel Mounier au lendemain de son acquittement ainsi qu'une correspondance de Jean-Marie Domenach qui était dans le public comme jeune étudiant. Je pense que ces éléments complètent ce que vous avez dit, et il y a également un témoignage audiovisuel de Mademoiselle Gounot, dont vous regrettiez l'absence, et qui est un dernier acteur de ce procès, puisqu'elle a plaidé comme jeune avocate aux côtés de son père qui défendait Emmanuel Mounier.
Bernard Comte : J'ai le document ici, merci pour ces informations.
Personne 3 : J'avais un commentaire et une question. S'agissant des idées maîtresses des fondateurs d'Esprit, on peut dire que ces idées-là sont vraiment d'actualité, quand on pense, notamment, à l'anti-démocratie parlementaire, où on entend des parlementaires de tous bords critiquer la Chambre en disant que c'était simplement une Chambre d'enregistrement, et on veut passer à la sixième République. S'agissant des valeurs spirituelles, on a connu, il y a peu, une polémique où les hautes autorités de l'Etat ont refusé d'inscrire dans la Constitution européenne toutes références aux valeurs spirituelles. Alors ma question était de savoir : est-ce qu'à la création d'Esprit, on parlait déjà d'une ébauche européenne ou quelque chose qui y ressemble ?
Bernard Comte : Ce serait compliqué parce qu'il y a toute une évolution : l'Europe de 1932 n'est pas celle de 1939. Mais disons que leur révolte, c'était aussi contre le Traité de Versailles, contre l'injustice qui, à leurs yeux, avait été commise vis-à-vis de l'Allemagne. Donc, sous la République de Weimar, ils sont pour une révision des traités, c'est-à-dire la politique d'Aristide Briand contre la politique de force, de contention contre l'Allemagne que Raymond Poincaré et Georges Clemenceau avaient initiée, et que toute la droite souhaitait continuer. Et puis lorsque Hitler s'avère être un impérialisme qui menace la paix et la liberté des peuples, le thème d'un fédéralisme européen, effectivement, est très présent dans la revue, à l'époque de Munich, et y compris une fois que la guerre est déclarée, avec le thème que notre ennemi, ce n'est pas le peuple allemand, mais nous souhaitons gagner la guerre pour le peuple allemand, autant que pour les Français, les Tchèques et tous les autres, parce qu'il faudra enfin décider, lorsque Hitler sera battu, à construire une Europe fédérale. Seulement, après la guerre, lorsque le fédéralisme européen se trouve lié à la politique américaine, dans le cadre des blocs et de la Guerre Froide, Esprit se sépare du fédéralisme européen en y voyant, à tort ou à raison, surtout les inconvénients, pour l'indépendance de l'Europe, de se lier complètement au navire américain et d'en devenir dépendant. Parce que c'était une Europe fédérale, certes, unie, mais en même temps autonome par rapport aux deux blocs qu'ils souhaitaient. C'est un schéma que je rappelle.
Guy Coq : J'aimerais revenir sur les considérants de la question parce que je suis totalement d'accord, il y a une nouvelle actualité de la pensée de Mounier. Certes, nous ne sommes pas dans les années 1930 et il ne faut pas faire cette analogie. Mais quand on revient au texte même, et je m'occupe beaucoup en ce moment des rééditions des textes de Mounier, ceci est indubitable. Il y a une jeunesse de la notion de personne, c'est indiscutable. Il y a dans la pensée de Mounier, avec Paul-Louis Landsberg d'ailleurs, toute une réflexion, toute une véritable philosophie sur la question des valeurs qui est quelque chose de parfaitement moderne, qui est bien sûr refoulée par une certaine intellectualité d'aujourd'hui, mais qui est quelque chose de parfaitement intéressant. Il y a la question du rapport au politique. Mounier est une véritable philosophie du citoyen. Il est beaucoup plus proche de Etienne de la Boétie que de Nicolas Machiavel. C'est le point de vue de l'homme d'en bas, du membre de la société. Il y a une pensée de la pratique politique du citoyen, c'est donc la grande philosophie de la citoyenneté. Pourquoi ne veut-on pas le reconnaître ? A chaque thème, il faut parler d'un scandale. Les utopies sont mortes, alors évidemment, il n'y a plus d'alternatives globales, mais du coup, la pensée de Mounier, qui était faible sur le plan du sens de l'histoire et de la vision finale de l'histoire, devient une force, parce que c'est une pensée qui porte les éléments, l'argumentation, la pensée du refus du monde tel qu'il va. Un monde sans utopie, mais dans lequel il faut ancrer de l'espérance, c'est encore un autre point. Donc le refus du « désordre établi », l'espèce de force de refus du monde tel qu'il va est, chez Mounier, quelque chose de totalement vivant.
Et sur le thème du spirituel, contrairement à ce que vous dites, que l'on a voulu mettre dans la Constitution européenne à la place de la reconnaissance des héritages religieux, et j'ajouterai que, de toute façon, ni religieux ni spirituel n'était bon, il aurait fallu parler des héritages multiples de l'Europe, notamment chrétien, païen et greco-latin, sans citer d'autres exemples. Sur ce plan-là, Mounier est aussi très prémonitoire car cette revue multiple qu'il pose au départ veut trouver une dimension à un certain niveau du spirituel. Il fait se rencontrer des gens qui ont des options métaphysiques ultimes très différentes, et des athées ont pu se retrouver dans la pensée de Mounier. Bernard Comte a fort bien définit le spirituel tout à l'heure. Il y a donc, en effet, dans la pensée de Mounier énormément de points d'appui, et quand on le présente à des jeunes de seize ou dix-huit ans, cela marche très bien. Seulement voilà, nous sommes devant une génération d'avant qui a ignoré Mounier, et la génération qui l'a connu l'a largement refoulé. Alors nous sommes là devant quelque chose presque impossible à surmonter. Le seul conseil serait de dire d'essayer d'acheter les livres de Mounier disponibles et de les offrir à de jeunes collégiens ou lycéens.
Personne 4 : Y a-t-il eu des contacts entre Mounier et Marc Sangnier, c'est-à-dire Le Sillon et les héritiers du Sillon ?
Bernard Comte : Non, pour deux raisons. L'analyse politique de Mounier jugeait que Marc Sangier et ses disciples s'attardaient sur des questions qui étaient résolues. Il faut que les chrétiens entrent dans la République, eh bien, c'est fait, disait Mounier, mais maintenant, le problème est de savoir quelle République, qu'est-ce que l'on va en faire ? Et puis la deuxième raison est plus prosaïque et moins noble, c'est que je crois que Mounier et Jean Lacroix, en 1932, sont dans la génération juste après celle de la guerre de 1914, ils ont besoin de se faire la place, et donc ils sont sans respect et sans pitié pour leurs prédécesseurs qui ont ouvert des voies, qui ont cassé des barrières, mais eux se posent de nouveaux problèmes et ils ont tendance à tenir pour non-actuel ce que Sangnier et ses amis continuent à défendre dans les années 1930 et 1940.
Guy Coq : Sauf Péguy, quand même, Bernard. Péguy est un grand prédécesseur...
Bernard Comte : Ah bien sûr, oui, mais lui, il n'est plus vivant, il n'est pas gênant... (rires)
Goulven Boudic : Je voulais répondre juste sur deux points : sur la question de l'Europe par rapport à ce que disait Bernard Comte. Esprit se conçoit comme une revue internationale. Les groupes ne sont pas seulement des groupes provinciaux, ce sont aussi des groupes internationaux, et il y a un pays qui, dans l'entre-deux-guerres, est un pays de référence, c'est la Suisse, pays fédéral, parce que le fédéralisme consonne avec le projet global de la revue qui puise notamment dans l'oeuvre de Bakounine Proudhon qui est revendiqué comme une référence par Mounier dans l'entre-deux-guerres. C'est vrai que dans l'après-guerre, à partir du moment où le fédéralisme européen se structure, Congrès de La Haye notamment, avec les initiatives de Winston Churchill, Esprit va se distinguer du fédéralisme et va donc se distinguer de certains personnalistes qui, eux, vont maintenir cette référence, je pense ici à des gens comme Marc Alexandre et d'autres. Et ce qui est assez étonnant, c'est qu'à l'intérieur de la revue, Mounier et Domenach, par exemple, vont écrire des papiers très critiques sur le fédéralisme, mais qu'en même temps, certains des rédacteurs participent très concrètement et très quotidiennement à la construction communautaire, notamment à la création de la CECA. Deux collaborateurs, Jean Rippeur et Jacques-René Rabier sont de hauts fonctionnaires qui écrivent très régulièrement dans la revue, et vont y écrire d'ailleurs de plus en plus : Jean Rippeur devient responsable du groupe politique à partir 1957, et l'un des bras droits de Jean-Marie Domenach. Donc il y a une ambivalence, il y a une participation à la construction communautaire telle qu'elle est voulue dans le sillage de Jean Monnet, et en même temps, il y a une certaine critique. Alors cela fait des débats, et des conflits d'ailleurs, même parfois à l'intérieur de la revue, un ensemble de conflits que j'essaie de retracer dans mon livre.
Par ailleurs, sur la question de Marc Sangnier, il y a des liens, pas avec Marc Sangnier, mais avec la Jeune République. Ils se produisent essentiellement dans l'après seconde guerre mondiale. Et Jean-Marie Domenach, par exemple, va être l'un des éditorialistes, par exemple, du journal de la Jeune République. Et Georges Lavau, lorsqu'il quitte les Messageries lyonnaises de presse (MLP), va trouver un point de chute à la Jeune République qu'il va progressivement intégrer à la nouvelle gauche aux côtés de Jacques Delors, puisque Lavau et Delors, signent la motion qui va entraîner la Jeune République au PSU. Donc il y a des liens, mais qui sont postérieurs. Puisqu'à l'époque, Sangnier, lui, avait le titre de Président d'Honneur, on l'avait mis sur une estrade et on lui avait gentiment dit de se taire. Mais c'était déjà plus la période. Le lien existe, mais il est postérieur à la seconde guerre.
Personne 5 : Est-ce que je peux compléter en vous demandant si la revue avait pris position éditoriale à l'égard de la théologie de la Libération ?
Guy Coq : Il me semble qu'il y a eu quelques textes, mais là, j'avoue qu'il faudrait que nous consultions des documents. Mais il y a eu de la communication, oui. Maintenant, il faudrait que je regarde si Leonardo Boff, quelquefois, a eu un papier, ce ne serait pas trop étonnant. Ce qui se passe, si vous voulez, c'est que quand on voit l'évolution des choses, par exemple, dans un pays comme le Brésil, la gauche brésilienne chrétienne suivait d'abord Jacques Maritain, et puis elle est devenue mounieriste pendant une grande période, et ensuite elle est passée à la théologie de la Libération. Il y a une sorte de passage, les Brésiliens écrivent cela très bien, d'ailleurs l'un d'eux écrit cela prochainement dans une petite revue qui s'appelle Incroyance et Foi. Il y a quelques dossiers quand même en 2005 sur la commémoration de Mounier. Celui-là n'est pas encore sorti, mais il va sortir. Et je le souligne parce que c'est un ami, Alino Lorenzon, un grand défenseur de Mounier au Brésil, à Rio de Janeiro, qui est l'auteur d'un des textes là, où il décrit justement cela. Mais la revue s'est toujours tenue, même dans la période post-1968, à une certaine distance vis-à-vis du gauchisme. Je peux même dire, je l'ai vécu personnellement, mais en même temps, il y avait de Certeau, il y avait Ivan Illich... La revue a mis Illich en circulation, a ouvert ses colonnes à l'autogestion, soit à tout ce qu'il y avait de recherche intellectuelle dans la période positive, dans le sens du mouvement, voire de son utopie, la revue l'a beaucoup soutenue. Et puis après, au début des années 1980, avec le dossier que j'avais fait avec Paul Thibaud sur les problèmes de l'Ecole, « Enseigner quand même », nous commencions à comprendre qu'un certain nombre d'idée de mai 1968 étaient peut-être bien dans le sens de l'utopie, mais qui avaient des responsabilités à tenir par rapport à la société réelle et aux institutions concrètes. Evidemment, ce qui serait intéressant, ce serait d'énumérer les grands moments d'engagement, par exemple, les années d'engagement sur l'Ex-Yougoslavie, c'est un moment extrêmement intéressant qui dure six ou sept ans, de 1992 à 1997 (à Dayton), la revue fait un immense travail. Alors, évidemment, d'un certain côté, cela ne faisait pas du tout l'unanimité, je dois l'avouer, à la fois sur la Bosnie et le Kosovo. Il y a eu, par exemple, le compagnonnage avec la Confédération française démocratique du travail (CFDT), et jusque et y compris le ralliement de la CFDT plus récente à l'idée de réforme. Il ne faut pas oublier qu'en 1995, la revue avait soutenu la réforme qui a fait tomber Alain Juppé, et là, il y a eu la cassure entre la gauche et l'ultra-gauche, et dont on voit aujourd'hui, d'ailleurs, dix ans après, le développement, en quelque sorte, et ce moment-là a bien sûr fait l'objet de divergences dans la revue. Bon ensuite, il a eu l'accolée quand même au mandat Lionel Jospin, mais sans être socialiste, parce que cela est la tradition Mounier, toujours, la revue, que rappelait bien Goulven Boudic, a un engagement par rapport aux réalités politiques, elle ne se retire pas sur l'Aventin, mais elle n'a pas un engagement vraiment partidaire, au sens qu'elle n'a jamais été la revue du parti socialiste, même quand elle avait, parmi les gens qui la fréquentait, la future plume de Lionel Jospin, Aquilino Morelle.
Personne 6 : C'est une question qui porte sur le concept de « personnalisme communautaire », qu'il ne faut pas confondre, comme vous l'avez dit, avec le « communautarisme ». Est-ce que ce n'est pas un thème tout à fait d'actualité ? Je pense que la « communauté », ce n'est pas du tout le « communautarisme ». Le communautarisme annihile la personne, tandis que la communauté est plutôt un épanouissement pour la personne. J'aurais aimé entendre un développement sur ces thèmes qui paraissent d'actualité.
Guy Coq : La communauté selon Mounier est contre les groupes en « Nous Autres », il dénonce ces groupes fermés, et, à la limite, la communauté est à l'échelle de l'humanité puisqu'elle est fondée. La communauté chez Mounier n'est jamais un anonyme, elle est toujours fondée sur l'entrecroisement, je parle sous le contrôle de Bernard Comte, de relations interpersonnelles fortes. Car la personne, chez Mounier, il ne faut pas l'oublier. Ce n'est pas simplement l'anti-thèse de l'individu, c'est quand même l'idée que la relation avec l'autre homme - on est très proche d'Emmanuel Levinas qui reprendra tout cela - dit la qualité de la relation de la personne avec les autres humains, et dit sa qualité comme personne. C'est certain, je l'ai écrit plusieurs fois dans les annales de l'association, la notion de communauté chez Mounier est le principal argument contre les communautarismes.
Bernard Comte : D'une certaine manière, quand on parle de « pluralisme » aujourd'hui, c'est au même mouvement que l'on fait allusion. Quoi qu'on peut dire la communauté chez Mounier est plurielle en deux sens : d'abord, parce que cela veut dire que je ne suis que « moi » que si je dis « toi » à un autre, pour que nous puissions dire « nous » ensuite, donc la relation est consubstantielle à l'identité de la personne ; et la communauté plurielle dans l'autre sens, au pluriel alors, « les communautés » sont forcément plurielles parce qu'aucune personne ne peut affirmer de lien avec une seule communauté, sinon ce serait la communauté close, celle du « Nous Autres ». Et donc chacun de nous appartient à plusieurs groupes dont il a la tâche de faire qu'ils deviennent des communautés interpersonnelles, en même temps que lui-même s'efforce de développer sa propre personne.
Personne 7 : C'est une petite question naïve : je n'ai pas bien compris l' « orientation spirituelle ».
Bernard Comte : Je vous renvoie à ce que Mounier a écrit.
Guy Coq : Si vous voulez, il est un fait que pour lui, la démarche philosophique est d'un ordre strictement rationnel. C'est vrai, tout philosophe est rationalisme. Ce que Mounier fait, c'est que dans sa perspective qu'il veut définir avec son personnalisme communautaire, bien sûr il y a le niveau philosophique. Dans son oeuvre, il est toujours indiscutable sur ce plan, il est techniquement toujours très fort. Mais il ouvre sur un domaine, un domaine de l'être humain, de tout ce qui est de l'ordre de l'amour, du sens ultime, des choses, du dépassement, comme l'a fort bien dit Bernard Comte tout à l'heure, là, nous sommes ailleurs que dans du rationalisable pur. Et l'être humain n'est pas fait que de rationalisable pur, là, il articule le champ du philosophé avec un champ de l'expérience spirituelle, de l'engagement spirituel. Non pas en opposant le spirituel à la raison, parce que, justement, chez Mounier, ce spirituel qu'il dégage et qu'il reconnaît, il veut aussi le penser autant que possible, mais en reconnaissant qu'à un moment donné, bon cela a un côté pascalien, il y a quelque chose qui n'est plus de l'ordre de simplement des argumentaires, des théories complètement rationalisées et conceptualisées. Cela est une force chez lui, et c'est absolument moderne, en quelque sorte, puisque, depuis aujourd'hui, beaucoup de gens qui ne sont plus dans les religions diront qu'ils ont aussi une expérience spirituelle. J'ai dirigé, il y a quelques années, un dossier sur le thème « Vous avez dit spiritualité, qu'entendez-vous par-là ? » pour une revue, il y avait des agnosties, etc. La notion de spiritualité est devenue, aujourd'hui, quelque chose qui est devenue le bien commun, avec le reflux du grand pouvoir des religions traditionnelles. Alors là, la pensée de Mounier est formidablement productrice, et c'est parce que, d'ailleurs, le spirituel est chez lui très fort que, quand j'ai vu la querelle sur « religieux » ou « spirituel », cela me paraissait presque ridicule. En fait, j'aurai préféré que l'on déclarât les sources religieuses multiples de l'Europe philosophique multiple, que l'on nomme aussi le Moyen-Age avec le dialogue des monothéismes, etc., que l'on donne une carte d'identité de l'Europe fondée sur sept ou huit points très forts des événements fondateurs éventuellement, parce que définir l'Europe sans histoire, sans du récit, cela devient un truc purement abstrait, sans grand intérêt et qui ne peut pas soulever quelque sentiment d'appartenance que ce soit.
Bernard Comte : Et je crois que l'on peut recommander, pour la pensée de Mounier, le livre que Guy Coq a préfacé cette année, qu'est la réédition de morceaux d'une anthologie de Mounier, qui avait été réalisée par sa femme, il y a une trentaine d'années, sous le titre L'Engagement de la foi. Et «la foi », ce n'est pas la foi chrétienne pour ceux qui sont chrétiens, mais il y a aussi une autre foi, et c'est le spirituel. Et là, l'anthropologie, la vision spirituelle, et la politique de Mounier se retrouvent regroupées dans un ensemble, dans ce livre tout à fait bien fait, à mon avis. Ce livre montre la cohérence de la pensée de Mounier dans tous ces aspects-là : L'Engagement de la foi, aux éditions Parole & Silence (2005). Je n'ai pas d'actions dans la maison, mais je vous le recommande vivement.
Guy Coq : Merci aux personnes qui peuvent aider, parce que nous en sommes à nous dire chaque fois que l'on a un acheteur de plus, on a une chance d'en éditer encore. Pour certains livres, on est en dessous de la barre, et je ne peux pas ruiner mes chers éditeurs quand même. Mais là, L'Engagement de la foi, il faut reconnaître qu'il y avait une préface remarquable de Pierre Ganne, qui est un lyonnais, je crois.
Bernard Comte : Le Jésuite lyonnais, Pierre Ganne, avait fait la préface de la première édition qui se trouve dans la deuxième aussi. Alors il nous reste à vous remercier de votre attention patiente, puisque nous avons été longs, mais votre intérêt montre peut-être que cela pourrait continuer ou se reprendre sous d'autres formes. Merci.
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