L'ensemble des dispositions législatives et réglementaires relatives au suivi des installations classées en matière de gestion des résidus industriels dangereux forme un droit non-directif, à la fois optionnel et équivoque. Celui-ci crée des zones d'incertitude juridique, des espaces de non-droit dans lesquels peuvent trouver place des négociations sur ce qu'il y a lieu de faire ou de ne pas faire dans chaque situation particulière. Chaque fois qu'aucune norme juridique ne s'impose - et seulement sous cette condition nécessaire - des conventions peuvent être passées, comblant ainsi les vides normatifs laissés par le droit. Ce droit non-directif, optionnel et équivoque, constitue bien une condition nécessaire du gouvernement partenarial mais n'en est pas une condition suffisante. Le partenariat est rendu possible par le droit, par les marges d'appréciation et de négociation qu'il ouvre, mais dépend en dernière instance des décisions prises par les autorités locales dotées de pouvoirs d'arbitrage et, simultanément, de celui d'en définir l'usage. Or cet usage pourrait tout aussi bien être rigidité et répression plutôt que souplesse et négociation. Certaines autorités déconcentrées seraient dans leur droit en choisissant constamment d'agir et d'utiliser le maximum des possibilités de contrainte mises à leur disposition par la loi. A l'inverse, elles pourraient tout aussi bien adopter, en toute légalité, une politique de passivité complète en remplissant uniquement les rares missions obligatoires assignées par la loi.
Il importe donc d'identifier les normes sociales qui suppléent à la non directivité du droit en orientant les comportements des fonctionnaires de l'environnement industriel vers des démarches partenariales. On observe en particulier que les consignes politiques, exprimées en filigrane dans le droit et martelées dans les documents administratifs, incitent ces fonctionnaires à faire preuve d'un grand "réalisme" technologique et économique (A). Or, les normes sociales et systèmes de valeurs intériorisés par ces fonctionnaires durant leur formation initiale et tout au long de leur insertion professionnelle les prédisposent à adhérer à ces discours (B). Les marges ouvertes par le droit se trouvent ainsi réduites par des normes sociales extra-juridiques intériorisées par les fonctionnaires et tendant à promouvoir un système de gouvernement partenarial.
A - Les appels réïtérés au réalisme technologique et économique
Le droit non-directif ouvre aussi bien la possibilité d'excès de zèle que celle d'excès de laxisme. Une délégation de compétence sans réserve ne préserve pas d'éventuelles politiques maximalistes multipliant les fermetures d'établissements sans égard pour les conséquences économiques et sociales ou privilégiant sans concession la profitabilité des entreprises au détriment de considérations environnementales. Elle crée une incertitude quant à l'utilisation qui en sera faite par les destinataires. Pour cette raison sans doute, celle donnée pour les politiques de protection de l'environnement industriel est subordonnée au respect d'un principe de réalisme énoncé avec d'autant plus de force, durant les années 1980, que les pouvoirs des inspecteurs se renforcent.
Les circulaires ministérielles relatives aux installations classées produisant ou manipulant des déchets industriels appellent régulièrement les fonctionnaires de l'environnement industriel, au réalisme et au pragmatisme. Ainsi la circulaire du 21 mars 1983659 portant instruction technique relative à l'incinération des déchets industriels précise en introduction : "Ces règles doivent être progressivement imposées aux unités existantes selon un calendrier d'application que vous définirez avec un nécessaire réalisme technique et économique, tout en respectant l'exigence d'un rattrapage rapide des situations les moins satisfaisantes" (nous soulignons). Cette formule est reprise à l'identique pour les installations de transit, de regroupement et de prétraitement de déchets industriels660. A partir du milieu des années 1980, au fur et à mesure que les normes techniques se font plus nombreuses et plus précises, ce principe de réalisme est proclamé plus souvent dans les textes : un arrêté ministériel portant instruction technique relative aux règles d'aménagement et d'exploitation des ateliers des traitements de surfaces signale qu'il vise à "limiter au mieux les pollutions, nuisances et risques" liés à l'exploitation de ces installlations et précise que, "d'une manière générale l'ensemble des prescriptions imposées aux exploitants doit correspondre à la mise en oeuvre des meilleures technologies disponibles et économiquement réalistes" (nous soulignons) 661. Cependant une autre circulaire de la même époque remarque, à la suite des observations publiées dans un rapport officiel, "il a également été observé que les prescriptions imposées aux producteurs de déchets industriels manquaient de rigueur"662 Cette affirmation dissimule le problème posé... aux inspecteurs de terrain : celui de l'association des consignes de réalisme économique et de rigueur environnementale.
Dans une circulaire de 1987, le directeur de l'eau et de la prévention des pollutions et des risques résume, avec quelques contorsions rhétoriques, l'orientation donnée à l'action de l'Etat : il s'agit "d'une politique de protection de l'environnement de sécurité des installations industrielles conforme à sa tradition d'une réglementation stricte mais réaliste laissant toutes leurs responsabilités aux acteurs économiques, sous le contrôle néanmoins efficace de la puissance publique" (nous soulignons) 663. Ce réalisme est parfaitement intégré par les services de l'environnement industriel comme le montre la devise adoptée en 1994 par les DRIRE engagées dans de vastes actions de communication publique ; cette devise hiérachise explicitement les priorités : "Pour une industrie performante, propre et sûre"664. Ce réalisme n'est d'ailleurs pas spécifique aux ingénieurs des mines ou aux inspecteurs d'installations classées. Les Agences de l'Eau elles-aussi tiennent comptent dans leurs interventions notamment para-fiscales des contraintes économiques. L'Agence Rhône-Méditerranée-Corse rappelle ainsi que "si pour certains usages particuliers, le montant des redevances s'avèrent de manière indiscutable économiquement insupportable et menace la poursuite même de l'activité, les redevances ne sont alors perçues que dans la limite d'un plafond maximum déterminé sur la base d'un calcul économique"665.
Le cas des régimes dérogatoires aux "installations existantes" est particulièrement illustratif à la fois de cet appel au réalisme économique et de la confiance accordée aux DRIRE de ce point de vue. Ce point est crucial en ce qui concerne les résidus industriels dangereux tant pour les conditions d'exploitation des décharges, collectives et internes, des installations d'élimination de toutes sortes que des conditions de rejet dans l'eau des résidus. Comme l'observe Pierre Lascoumes, "la législation sur les installations classées a toujours été faite, à chacune des étapes, pour les établissements futurs, c'est à dire ceux qui seront créés durant les prochaines années."666 Ce choix politique a pour effet de donner aux installations industrielles, note Michel Prieur, un "privilège exorbitant du droit commun en matière de police, celui de pouvoir continuer de fonctionner sur la base d'un droit acquis d'antériorité par rapport à la loi nouvelle."667 L'auteur relève, à juste titre, l'usage abusif parfois fait du principe juridique de non-rétroactivité des lois alors qu'il s'agit non pas de juger des situations anciennes en fonction de lois postérieures mais d'appliquer à des situations préexistantes des normes nouvelles plus contraignantes. L'argument de la non-rétroactivité ne tient pas et ce n'est d'ailleurs pas celui-ci qui est avancé par les fonctionnaires de l'environnement industriel : il s'agit, disent-ils668, afin de ne pas entraver l'investissement industriel, de garantir aux investisseurs la pérénité de la situation juridique en fonction de laquelle ils ont à une date déterminée, calculé le rendement escompté de leurs investissements. La dissociation des installations anciennes et existantes est ainsi présentée comme une mesure de sécurisation des investissements industriels à moyen ou long terme afin de préserver l'attractivité du pays pour ces investissements.
L'article 16 du la loi de 1976, dès sa première formulation confirmée par une modification de 1993, précisait que les installations fonctionnant légalement sans autorisation qui sont introduites dans la nomenclature des installations classées par un décret "peuvent continuer de fonctionner sans cette autorisation ou déclaration à la seule condition que l'exploitant se soit déjà fait connaître du représentant de l'Etat dans le département ou se fasse connaître de lui dans l'année suivant la publication du décret". Le décret d'application précisant cette disposition n'exige alors des exploitants que des informations d'identification sommaire (nom, adresse, type et volume de production) qui laissent aux DRIRE la charge de l'initiative si elles souhaitent réglementer ces installations. Ainsi la solution retenue pour atteindre l'objectif n'a pas été d'exempter les installations existantes de la prise compte des règles nouvelles mais de laisser aux DRIRE (sous couvert des Préfets), la plus grande liberté dans l'appréciation de ce qui est exigible de ces installations ; l'article 37 du décret n°77-1133 pris en application de la loi de 1997 indique en effet que, une fois informé, "le préfet peut prescrire, dans les conditions prévues aux articles 18 et 30 ci-dessus, les mesures propres à sauvegarder les intérêts mentionnés à l'article 1er de la loi du 19 juillet 1976". C'est une véritable "carte blanche" qui est confiée - apparemment sans crainte de dérapage - aux DRIRE pour préserver la stabilité de l'environnement juridique des investissements industriels en même temps que la préservation de l'environnement naturel et humain de ces investissements.
B - Formation et position des fonctionnaires de l'environnement industriel
Les fonctionnaires de l'environnement industriel sont principalement des ingénieurs formés dans des écoles spécialisées (ex : l'Ecole Polytechnique, les Ecoles des Mines, l'INSA ...) délivrant des enseignements techniques débouchant sur des applications industrielles. A la sortie des écoles, ces ingénieurs se répartissent entre des fonctions de cadres dirigeants dans les entreprises industrielles et des fonctions dans l'administration publique, notamment de contrôle de ces entreprises669. Une communauté d'esprit et de méthode s'établit ainsi qui facilite l'interpénétration - observée aussi à l'étranger, dans d'autres configurations 670 - entre les organisations publiques et privées. Ce phénomène auquel renvoit en partie l'idée de "technostructure" est sans doute accentué en France671 par les pratiques de "pantouflage" qui concernent près de la moitié des ex-fonctionnaires ingénieurs des Mines recrutés en particulier par les industries de la mine, de la sidérurgie, de la chimie et de l'énergie...672. Ces tendances sont de nature à favoriser la formation d'une communauté de langage, de valeurs et de représentations sociales entre ces fonctionnaires et leurs interlocuteurs du monde de l'industrie.
Les ingénieurs des Mines qui choisissent la fonction publique relèvent du Ministère de l'industrie au sein duquel se déroule leur carrière même lorsqu'ils sont détachés à des postes appartenant à une hiérarchie administrative extérieure à celle de leur ministère. C'est le cas des fonctionnaires de l'environnement industriel, qu'ils soient affectés au Service de l'environnement industriel au sein du Ministère de l'environnement ou aux Divisions environnement des DRIRE. Dans ce dernier cas, ils agissent dans le service déconcentré du Ministère de l'industrie chargé du développement industriel en tant que mis à disposition du Ministère de l'environnement pour la surveillance des installations classées : leurs collègues de travail sont des fonctionnaires relevant exclusivement du Ministère de l'industrie ; ils sont placés sous l'autorité du Directeur régional de l'industrie, de la recherche et de l'environnement dont la première des missions est "d'animer les actions qui concourent au développement industriel régional"673. En outre, les proximités entre ces services et les écoles de formation placées sous l'autorité du Ministère de l'industrie est grande : la DRIRE Nord - Pas de Calais, par exemple "vit en symbiose avec l'Ecole Nationale Supérieure des Techniques Industrielles et des Mines de Douai, école d'ingénieurs dépendant du Ministère chargé de l'Industrie, qui fournit 160 ingénieurs par an et développe une activité de recherche appliquée au bénéfice de l'industrie régionale."674 Cette omniprésence du Ministère de l'industrie vis à vis des fonctionnaires et services en charge des questions d'environnement industriel n'est peut être pas sans lien avec l'importance des valeurs industrialistes dans cette configuration de politique publique. Le fait est ainsi rendu par l'inspection générale de l'administration (IGA) du Ministère de l'intérieur : "Les DRIR, pour le compte du ministère de l'industrie, ont une mission de promotion du développement industriel qui, sur tel ou tel dossier d'installations classées, peut les conduire à une attitude plus conciliante que si elles n'étaient chargées que de la protection des milieux"675.
Cette orientation se trouve renforcée par la structuration qu'opère la présence d'un grand corps d'Etat dans cette administration ; un corps technique certes, mais sans doute le plus prestigieux parmi ceux-là si l'on en juge par les choix des étudiants sortis de l'école polytechnique en faveur de l'Ecole supérieure des mines de Paris. "Depuis deux générations (...), note C. Lepage, le Corps des Mines est dirigé par les “nucléocrates”. Les parrains du Corps font et défont les carrières de quelque 600 membres du Corps dont la majeure partie, pourtant, n'exerce pas ses fonctions dans le secteur nucléaire. Par exemple, il y a aujourd'hui beaucoup plus d'ingénieurs du Corps des Mines en fonction au ministère de l'Environnement, dans les DRIRE, qu'à la COGEMA, au CEA et à EDF."676 Les X-Mines constituent l'élite dirigeante du secteur administratif de l'environnement industriel et leur formation sert de modèle à celle des ingénieurs de rang inférieur. Or le rôle historique et principal du Corps des Mines concerne le développement industriel ce qui ne manqua pas de susciter des résistances internes fortes contre la prise en charge, par le Corps, de l'encadrement de l'inspection des installations classées677. On comprend mieux ainsi la distinction entre "mission" et "métier" opérée par les DRIRE : "En présence d'un industriel qui cherche à développer son activité, notre mission est de veiller à la prise en compte des exigences de protection de l'environnement dans son projet. Notre métier est alors de rechercher la compatibilité entre ces exigences et la viabilité économique de ce projet. En matière de sécurité et de protection de l'environnement, le maximum est souhaitable dès lors qu'il est possible, le minimum est exigible dès lors qu'il est nécessaire. Notre métier est donc de conjuguer par une négociation technique et économique, le souhaitable, le possible et le nécessaire."678
Mis à part quelques postes d'encadrement au Service de l'environnement industriel et dans les bureaux régionaux des DRIRE, l'action proprement dite d'inspection des établissements correspond en fait à une mission sans métier spécifique : la protection de l'environnement industriel ne fait pas, en France, l'objet d'une spécialisation professionnelle à partir de laquelle peut se construire une carrière distincte des autres carrières gérées par le Ministère de l'industrie. Les spécialisations en génie de l'environnement (thèses professionnelles, Master...) dans les écoles des mines ou autres écoles d'ingénieurs ne correspondent pas à un choix de métier mais à un positionnement tactique éventuellement utilisable à certains moments d'une carrière qui, pour la très grande majorité, se déroule dans le cadre global des missions du ministère de l'industrie. De même les fonctionnaires, dans les groupes de subdivision des DRIRE, ne sont jamais affectés à temps plein à l'activité d'inspection des installations classées : en Nord-Pas de Calais, on comptait, en 1990, 66 inspecteurs mobilisables, "la plupart à temps partiel" soit un "équivalent plein temps" de 25 personnes679. Certains groupes de subdivision précisent les affectations à cette mission : ainsi en Bourgogne, dans le département de la Nièvre, on compte trois personnes concernées, un ingénieur à 70 % de son temps, un technicien à 10% et un autre technicien à 20% ; dans l'Yonne, le chef de subdivision consacre 25% de son temps à la question et quatre ingénieurs sont concernés respectivement à 80%, 25%, 45% et 25%. L'observation se vérifie dans tous les départements français. A la question : pourquoi des affectations uniquement à temps partiel ? Les réponses sont évasives, évoquant parfois le caractère ingrat de cette mission. On comprend ainsi ce que peut signifier cette remarque provocatrice d'un journaliste d'Actuel, auteur d'ouvrages à sensation sur les trafics de déchets industriels, interviewé par un haut fonctionnaire du SEI dans Print Industrie, - La revue des ingénieurs de l'industrie et des mines : évoquant les 400 inspecteurs présents sur le terrain, le journaliste observe "on a l'impression que c'est une étape dans leur carrière “vivement qu'on rejoigne l'industrie, un truc noble quoi, plus tôt on s'en sortira mieux cela vaudra”. Encore pire, un ancien Directeur du Ministère qui passe de l'autre côté."680 En outre, il semble - d'après nos observations sur la période 1992-1996 - que les chefs de Division environnement au sein des DRIRE, co-nommés par le Ministre de l'environnement et le Ministre de l'industrie, ne font tendanciellement que passer à cette fonction pour une période d'environ deux ans avant d'aller rejoindre d'autres types de fonctions au sein des administrations publiques de l'industrie681.
Le métier de référence est donc bien celui du développement industriel, ce qui place les inspecteurs d'installations classées dans une disposition d'esprit nécessairement éloignée de celle d'une "police spéciale" vouée à contrôler et sanctionner mais l'oriente davantage vers un dialogue constructif avec les industriels pour les amener à changer leurs pratiques c'est à dire vers une pratique de gouvernement partenarial. Ces caractéristiques de formation et de position font des agents de l'Etat relevant des DRIRE des interlocuteurs privilégiés aux yeux des industriels qui ne manquent de rappeler leur attachement au monopole de compétence que détiennent les DRIRE dans ce domaine : "La France, souligne Jean-René Fourtou, PDG de Rhône-Poulenc dans un rapport au Ministre de l'industrie, dispose d'une structure administrative solide : les DRIRE, qui ont fait la preuve de leur compétence, sont raisonnablement bien informées des problèmes existants, et peuvent constituer des outils efficaces d'une politique dynamique de maîtrise des déchets industriels"682. Et plus loin, proposant la mise en place d'un système de collecte de l'information sur les déchets industriels, le même auteur suggère que "le système peut s'appuyer sur les DRIRE qui possèdent toutes les compétences requises, disposent déjà d'une partie des données"683. D'un tout autre point de vue, un Directeur régional de l'environnement (DIREN) souligne certaines caractéristiques de la compétence et de l'action des DRIRE en contestant la frontière posée par la réforme de 1991 entre les deux directions régionales : "Avec la DRIRE, le partage des compétences est clair mais contestable. En particulier pour ce qui concerne l'expertise environnementale dont dispose ce service. Elle est partielle et ne prend par toujours en compte d'autres dimensions comme le paysage, la capacité d'absorption des milieux naturels, etc."684 Le diagnostic est d'ailleurs confirmé par un responsable de DRIRE : "On nous reproche également de ne pas suffisamment tenir compte des milieux naturels - faune, flore, éco-systèmes. C'est probablement vrai. Nous savons que nous avons un effort à faire pour mieux intégrer ces questions à notre dialogue à la fois avec les industriels et avec les associations."685
Les normes sociales intériorisées par les fonctionnaires de l'environnement industriel lors de leur formation initiale et de leur insertion professionnelle, sont réaffirmées et légitimées par les circulaires ministérielles et les documents administratifs qu'ils consultent pour exercer leur activité. Ils sont ainsi prédisposés à concevoir leur mission de protection de l'environnement dans le cadre non seulement organisationnel mais aussi idéologique de leur métier de référence qui est celui du développement industriel. En réduisant ainsi considérablement les possibilités de dérives répressives, ce cadrage cognitif et normatif réduit les marges ouvertes par le droit non-directif et précise l'orientation des politiques de l'environnement industriel.
§ 3 - De la pénurie de personnel au partenariat comme nécessité
L'éventail très large des choix d'arbitrage, juridiquement ouvert aux fonctionnaires de l'environnement industriel, se trouve certes réduit mais non éliminé par les normes sociales, industrialistes et partenariales, assimilées par ces fonctionnaires. Il faudrait sinon considérer ces derniers comme des acteurs strictement hétéronomes, de simples mécaniques dont l'activité serait intégralement déterminée par les caractéristiques idéelles (normes sociales prédominantes) et réelles (systèmes de contraintes) de la configuration. Pour l'exprimer en termes généraux, nous adopterons un point de vue différent reposant sur le postulat d'une autonomie limitée de l'acteur, mais au moins en partie irréductible686. Or, dans le cas des fonctionnaires de l'environnement industriel, ce degré d'autonomie crée une incertitude sur l'orientation exacte donnée aux politiques publiques de protection de l'environnement industriel en tout lieu du territoire national. En effet, plus que le risque de déviances individuelles (susceptibles d'être bridées par le jeu des carrières, des affectations et des promotions), c'est dans la possible multiplication de telles déviances sur un territoire restreint que réside l'incertitude principale d'un système de gouvernement déconcentré. On peut concevoir que des micro-climats politiques, sous l'effet de facteurs locaux, se forment progressivement dans certains services, les faisant dériver dans une orientation, par exemple, systématiquement policière et répressive.
Cette possibilité de dérive locale est déjà considérablement réduite par la rotation rapide sur les postes de direction des Division environnement au sein des DRIRE, par la durée très limitée du passage à ces postes au sein de carrières globalement conduites dans le cadre des missions du Ministère de l'industrie et par l'affectation à temps partiel des fonctionnaires de base aux missions - pour ne pas dire corvées, eu égard à la dévalorisation de ces missions - d'inspection des installations classées. En ce sens, un autre facteur de contrainte est à prendre considération : les moyens en personnel imputés à ces missions sont assez faibles pour réfréner d'autres types de rapports que ceux basés sur la confiance entre l'administration et les industriels.
Tous les rapports, parlementaires ou autres, relatifs aux politiques de protection de l'environnement industriel, publiés depuis quinze ans, s'affligent ou dénoncent la faiblesse des effectifs d'inspecteurs d'installations classées : "C'est à bon droit que chaque année le ministère chargé de l'environnement fait figurer la création de poste d'inspecteurs d'installations classées (...) dans ses demandes budgétaires."687 Le thème réapparait, parfois de manière presque routinière, dans les exposés des Ministres de l'environnement et dans ceux de nombreux députés au cours des débats parlementaires. Elus locaux et nationaux, fonctionnaires de l'environnement industriel, associations de protection de l'environnement, représentants des syndicats de salariés, journalistes... tous - à l'exception notable des industriels et de la Direction du budget ! - s'accordent à reconnaître le manque de moyens en personnel. Ce phénomène n'a rien de spécifique au secteur ; la revendication de moyens supplémentaires, qui réapparaît pour de nombreuses politiques, permet toujours de justifier certaines approximations de l'action publique et se heurte immanquablement aux contraintes budgétaires. Néanmoins, ces arguments ne suffisent pas à évacuer la variable d'un revers de main : elle conditionne fortement les caractéristiques du système de gouvernement mis en place dans ce secteur. En revanche, il ne faudrait pas non plus en déduire que la contrainte budgétaire explique seule la faiblesse des effectifs dans ce domaine. Celle-ci correspond aussi à une orientation politique clairement exprimée par le Secrétaire de la Conférence des DRIR : "il est hors de question de répondre aux exigences du public par une multiplication déraisonnable des fonctionnaires-contrôleurs"688. L'expression du même auteur, "on ne peut faire escorter chaque camion par deux gendarmes" réapparaît de manière récurrente dans les entretiens en DRIRE. La faiblesse des effectifs a ainsi une double face : celle d'un diganostic objectif sur la situation présente avec, pour l'avenir, un certain réalisme budgétaire ; celle d'un l'énoncé normatif, reflet des représentations sociales et systèmes de valeurs de ces fonctionnaires qui refusent explicitement de participer à un mission policière à leurs yeux dévalorisée.
Les ordres de grandeur sont connus (chiffres de 1993)689 : on passe d'une dizaine d'inspecteurs à la fin des années soixante à environ 500 "sur le terrain"690 aujourd'hui avec une progression ralentie depuis le début des années 1980. Répartis dans 24 DRIRE, ils ont en charge près de 500 000 établissements soumis à déclaration, 58 000 à autorisation et 370 à une surveillance renforcée pour cause de risques majeurs (établissements dits "Seveso") ; chaque année s'ajoute de surcroît 10 000 nouvelles déclarations, 2000 nouvelles autorisation à instruire (dont une cinquantaine refusées), près de 1000 arrêtés complémentaires, les résultats d'auto-surveillance de près de 3500 établissements, plusieurs millieurs de plaintes (majoritairement pour des problèmes d'air et de bruit) dont environ un tiers (± 2000) sont instruites, plus de 100 modifications de prescriptions aux installations soumises à simple déclaration. A cela s'ajoute des tâches plus ponctuelles mais non moins coûteuses en temps : la participation aux instances consultatives (Conseils Départementaux d'Hygiène, Secrétariats permanents à la prévention des pollutions et des risques industriels, commissions diverses...) ; l'examen de près de 2000 "études-déchets" réalisées sur plusieurs années ; la réalisation des plans d'élimination des déchets, les recensements de sites pollués, etc. Chaque nouveau texte législatif ou réglementaire vient ajouter (virtuellement) quelques travaux supplémentaires. Or les textes se multiplient depuis le début des années 1990, deviennent plus contraignants sous la pression des directives européennes et de l'opinion publique nationale.
Cette faiblesse des effectifs et des moyens budgétaires alloués à des missions toujours plus importantes crée un écart considérable entre la charge de travail virtuelle correspondant idéalement aux tâches prescrites par les lois et décrets et la charge de travail effective que peuvent raisonnablement assumer les fonctionnaires concernés. Cet écart ne peut surprendre si l'on considère qu'il est politiquement plus aisé d'élaborer des programmes de travail que de réunir les moyens de leur réalisation. D'autant que cette facilité se double d'une tentation, celle des politiques d'affichage, permettant d'attester à court terme d'une mobilisation sur un sujet sans trop s'engager à plus long terme. Cette réalité a trois conséquences : elle accentue la déconcentration des arbitrages politiques et, par suite, leur régionalisation (A), rend improbable toute surveillance systématique des installations classées (B) et accentue ainsi le caractère partenarial de l'action publique (C).
A - La régionalisation des objectifs de politique publique
Une des premières conséquences de cette situation a été clairement identifiée par P.Lascoumes : "dans l'organisation du travail des critères de définition des priorités sont forcément à l'oeuvre sur lesquels aucune directive centrale ne donne précisément d'instruction."691 La disproportion entre les effectifs disponibles et les tâches à accomplir contraignent en effet les DRIRE à définir elles-mêmes leurs programmes de travail en les adaptant aux particularités économiques régionales. Cette autonomie forcée accentue la régionalisation des arbitrages politiques et, par suite, la diversité des politiques publiques conduites dans chaque région française. La lecture des bilans d'activité des DRIRE confirme cette analyse, sans que l'on puisse néanmoins faire la part des choses entre ce qui est imputable aux spécificités économiques et environnementales régionales et ce qui l'est à d'éventuels autres facteurs comme la nécessité d'établir des priorités du fait des faibles effectifs ou des contraintes politiques et conjoncturelles locales.
En 1990, la DRIRE de Haute-Normandie, du fait du nombre important d'installations dites "Seveso" (59 sur près de 350 en France) dans cette région met l'accent sur le problème des risques technologiques majeurs et note simplement en ce qui concerne les déchets : "dans le cadre du contrôle des circuits d'élimination des déchets industriels spéciaux, la DRIRE a maintenu la procédure de suivi des déchets refusés en centre"692 (centres collectifs d'élimination). La même année, cans le Nord Pas-de-Calais, six objectifs principaux figuraient au programme d'activité : 1) "réduire les gros rejets selon un programme d'établissements prioritaires et veiller à la prise en compte de la protection de l'environnement par les implantations nouvelles" ; 2) Poursuivre la politique de prévention des risques technologiques majeurs : conclure 80 % des études de dangers par arrêté préfectoral et proposer des mesures de contrôle d'urbanisation sur les sites les plus exposés" ; 3) Créer une structure de concertation entre les divers partenaires du Littoral de Calais à Dunkerque (élus, industriels, associations, administrations) pour répondre aux émois de la population et des association de l'été 1989 (...)" ; 4) "Etendre le dispositif de surveillance de la qualité de l'air dans la région (...) ; 5) Concrétiser le projet de laboratoire central de la pollution atmosphérique à l'Ecole des Mines de Douai" ; 6) "Faire connaître l'action de la DRIRE en matière d'environnement auprès des relais et du public". La DRIRE Ile de France indique : "Sur les 30 000 installations classées de la grande couronne parisienne dont environ 3300 sont soumises à autorisation, la DRIRE Ile de France définit chaque année une liste d'établissements prioritaires, en raison du flux de pollution ou des risques qu'ils représentent. Cette liste comporte 167 implantations pour 1990".
B - La limitation des possibilités de surveillance des industries
Une autre conséquence importante du manque d'effectifs est l'absence de surveillance véritable, en dehors des situations les plus visibles (accidents, plaintes...) des 500 000 installations soumises à simple déclaration et de dizaines de milliers d'installations soumises à autorisation (notamment parmi celles qui ne sont pas astreintes à une auto-surveillance). Pour celles-ci l'intervention des DRIRE a lieu essentiellement en cas de plaintes de riverains, garde-pêches, gendarmes, c'est à dire pour corriger ou réprimer des situations insatisfaisantes. Naturellement, l'ensemble des flux de résidus de ces installations sont méconnus et très difficiles à estimer aussi bien pour la pollution des eaux, la destination des déchets ou l'état des sols. Menant une étude sur la collecte des déchets toxiques en quantités dispersés (DTQD) pour le compte de la Communauté urbaine de Lyon afin d'apprécier les incidences de ces résidus sur les réseaux d'égoûts et les approvisionnements en eaux potables, des experts consultés analysent en ces termes les contraintes s'imposant aux petites et moyennes entreprises entrant dans le cadre de leur étude : "La législation du droit de l'environnement concerne en théorie un bon nombre des activités visées par la présente étude, notamment au titre de la réglementation relative aux installations classées pour la protection de l'environnement. En fait, la plupart de ces activités relève du régime de la déclaration. (...) La petite taille et le nombre important d'entreprises entrant dans le champ de l'étude, les moyens limités en personnel de l'administration conduisent dans les faits à l'absence de tout contrôle et de toute pression réglementaire."693
Mais ces limites ne concernent pas seulement les petites entreprises. Il y a en effet, pour l'ensemble de la France, un inspecteur sur le terrain pour 150 installations soumises à autorisation. Or les visites d'inspection s'effectuent les plus souvent en équipe de plusieurs inspecteurs de manière à disposer de regards croisés sur les situations et les décisions à prendre, de manière aussi à renforcer l'inspecteur dans son rapport à l'industriel. Il devient ainsi arithmétiquement improbable que soient visitées chaque année toutes les installations soumises à autorisation. "Les contrôles sur le terrain sont insuffisants, notait en 1983 l'auteur du premier rapport officiel sur les déchets industriels, il faut cependant reconnaître que le contrôle réglementaire est difficile à assurer parce que : • les producteurs sont nombreux et très divers ; • les déchets sont produits de façon discontinue et peuvent être facilement transportés (...) les possibilités de “fuite” des déchets sont donc importantes ; • l'inspection des installations classées n'est pas dotée des moyens nécessaires au plein exercice de ses missions."694
C - Le renforcement du caractère partenarial de l'action publique
L'écart entre les tâches assignées et les moyens disponibles produit des effets sur le plan symbolique en renforçant le caractère optionnel du droit aux yeux des fonctionnaires de l'environnement industriel. On retiendra cette expression de "soupe" dont deux ingénieurs, dans deux DRIRE distinctes, nous ont dit qu'elle désignait les circulaires ministérielles dans le jargon des inspecteurs. Ce n'est pas seulement les formulations équivoques qui suscitent cette réaction. Une exaspération est ainsi exprimée vis à vis du fossé qui sépare les beaux projets de d'action publique nationaux et la réalité de ce qui est possible de réaliser sur le terrain avec les moyens dont disposent les services. Dès lors qu'il est acquis que l'exhaustivité est impossible, tant en ce qui concerne la proportion d'installations suivies que la réalisation des tâches assignées par les textes officiels, le caractère prescriptif de ces derniers s'atténue rendant plus équivoque encore le droit en vigueur. Les consignes paraissent globales, dotées d'une simple valeur indicative pour la définition des tâches effectives. La brochure de présentation d'une DRIR exprime cette idée : "Le métier de l'inspecteur des installations classées est donc de conjuguer par une négociation technique et économique avec l'industriel et en fonction des impératifs locaux ce qui est possible et souhaitable avec ce qui est nécessaire et exigible. L'inspecteur de la DRIR est encadré dans cette tâche par des objectifs globaux en matière de qualité d'un milieu naturel ou de réduction des pollutions industrielles"695
D'autre part, on ne peut manquer d'établir un lien entre la faiblesse des moyens et le recours aux modes partenarials de surveillance que nous examinons ci-dessous. L'auto-surveillance des installations, les conventions de contrôles inopinés dans certains établissements, la sous-traitance des inventaires de résidus... autant de procédés qui ne s'expliquent pas seulement ni principalement par le manque d'effectif mais qui permettent d'y pallier. "Dans le domaine du contrôle des installations classées pour la protection de l'environnement, nos moyens ne nous permettent pas d'être exhaustif. Dans la région Rhône-Alpes, il y a en moyenne un inspecteur pour 1000 installations classées. Nous avons donc un intérêt prioritaire pour les grands établissements industriels. C'est pour cela qu'il est important de mettre l'accent sur les actions incitatives, afin d'intéresser à ce sujet une masse plus importante de PME/PMI." (nous soulignons)696 La corrélation établie entre l'absence d'exhaustivité et les actions incitatives signale une orientation qui, comme nous le verrons, ne concerne pas seulement les petits producteurs de résidus. Elle est au coeur de toutes les justifications de l'orientation pédagogique plutôt que répressive adoptée par le gouvernement partenarial des DRIRE.
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