Erda ou le savoir


Le dialogue est-il possible ?



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2.3.Le dialogue est-il possible ?


C'est à l'intérieur de l'univers des discours philosophiques244 que s'effectuent tous les débats qui ont finalement comme seul enjeu la vérité. Bien que chacun soit constamment immergé dans cet univers, d'une façon aussi nécessaire que nous sommes dans le monde physique, l'illusion est tenace que nous avons la capacité de prendre un point de vue extérieur. Et manifestement cette illusion est intersubjective ; des hommes discutent de leurs propres convictions, en s'imaginant être impartiaux, même et surtout peut-être, envers eux-mêmes.

2.3.1. L'affrontement


L'univers dont nous parlons ci-dessus est le plus souvent un lieu d'affrontements qui, c'est le moins qu'on puisse dire, manquent de courtoisie, et plus gravement manifestent un refus de considérer l'autre comme interlocuteur valable, alors que, dans la plupart des cas, chacun reconnaît la valeur intellectuelle de l'autre. Que dire alors de celui qui tente de parler, bien qu'aucune compétence officielle ne lui soit reconnue !

Voici quelques exemples, glanés au hasard de mes lectures. Feyerabend245. « Les “idées” de Popper sont à oublier, le plus rapidement possible sera le mieux [...] Mais la simplicité offerte par Popper ne résulte pas de la perspicacité, mais de la simplicité d'esprit » (opus cité page 221). Il ne faut rien payer pour cette liberté246 ou pour échanger un esclavage (le puritanisme positiviste) contre un autre (la science pidgin247 de Popper). Que Popper soit critiquable, personne n'en doute, mais n'y a-t-il pas là des attaques gratuitement blessantes et qui ruinent toutes possibilités de dialogue ? Pour que soit possible l'échange d'idées, et partant, les progrès dans la connaissance, il faut que certains prennent le risque de se montrer, de parler, donc de se tromper. Que chacun reste dans sa coquille, se contentant de ressasser les auteurs du passé, et s'en est fait de toute pensée vivante.

Citons également les attaques de R Thom contre E Morin et H Atlan248: Après avoir cité des œuvres célèbres de J Monod, E Morin, H Atlan, I Prigogine et I Stengers, l'auteur poursuit (page 61:

« Les philosophies sous-jacentes à ces diverses œuvres sont diverses, parfois même opposées. Mais, assez curieusement, elles ont toutes un trait commun, à savoir : toutes glorifient outrageusement le hasard [...] Je voudrais dire d'emblée que cette fascination de l'aléatoire témoigne d'une attitude antiscientifique par excellence. De plus, dans une large mesure, elle procède d'un certain confusionnisme mental...». Puis plus loin (page 77) « Pourquoi, en France la race des vrais épistémologues, celle des Poincaré, des Duhem, des Cavaillès, Koyré, paraît-elle éteinte249 ? ». Thom a fait le vide, il ne reste donc plus que lui, maître du terrain. Mais malgré son génie mathématique, et peut-être à cause de ce génie, a-t-il vraiment tout compris de la façon dont les épistémologues fustigés par lui font intervenir le hasard dans leurs propos250 ? (Le déterminisme étant l'un des thèmes sous-jacents à la Tétralogie, nous y reviendrons plus loin.)

Ce n'est évidemment pas la polémique qui est choquante ; même si les protagonistes de ces joutes ne sont pas prêts à le reconnaître, ils ont une dette envers ceux qui défendent des idées contraires aux leurs251. Mais il est difficile d'imaginer des hommes aussi prodigieusement intelligents que Thom se laisser aller à des débordements qui ne sont pas justifiés. On a vraiment le sentiment qu'il se révolte contre l'idée que son propre destin ait pu devoir quelque chose au hasard. Croit-il vraiment qu'il y a un au-delà du déterminisme et du hasard où s'épanouirait la liberté humaine ? Non, nous sommes bien, nous et notre conscience, fruit du hasard et de la nécessité.

2.3.2. Le mythe de l'harmonie sociale


L'homme pense et crée dans un monde qui, pour lui, n'est pas celui où il vit. La pensée de Wotan est au Walhall, mais il vit dans le monde, lorsqu'il prend conscience de la comédie qu'il se joue à lui-même, il ne peut que vouloir la fin, toute fuite vers un troisième monde n'ayant aucun sens et tout retour étant impossible.

L'artiste, le savant, s'imagine également jouer un rôle - de comédien - dans un monde qui n'est pas celui où il vit. A l'ingénu qui refuse cette duplicité qui fait que le monde est miné par la mauvaise foi, on fait sentir, plus qu'à tout autre, les réalités de l'existence. Ainsi, l'immense majorité des adolescents ne poursuivent pas des études mus par un idéal de connaissances, mais pour s'assurer une position sociale intéressante. Ce ne sont pas ses potentialités propres qu'on s'efforce de développer en lui, mais des réflexes intégrateurs conformes à la morale sociale dominante. Wotan, toujours lui, crève de participer, malgré lui à cette mécanique implacable qui ne sait que reproduire le même modèle : « Avec dégoût, toujours / moi-même je retrouve / dans tout ce que j’obtiens !».

On doit à G Dumézil, la « découverte », de l'idéologie trifonctionnelle, dont il a déjà été question au chapitre I ; c'est en étudiant les grandes épopées mythiques comme le Mahäbhärata, et d'une façon plus générale, les mythes et épopées indo-européens. Selon les paroles même de G Dumézil (Heur et malheur du guerrier, Flammarion, page 8 et 9), les sociétés humaines sont structurées en trois classes :

- Première fonction: « administration du sacré, du pouvoir et du droit[...]qui touchait de près les hommes de savoir et de pouvoir, les prêtres et les chefs...»

- Deuxième fonction : « (celle) de la force physique ». Classe assez mal définie car ceux qui possèdent la force sont bien souvent liés au pouvoir. C'est avant tout la classe des guerriers.

- Troisième fonction : « de l'abondance et de la fécondité [...] abondance en hommes et en biens (richesse) nourriture, santé, paix, volupté...etc.»

C'est de cette répartition des tâches que devrait naître l'harmonie ; malheureusement la majeure partie de l'humanité, comme nous l'avons déjà souligné - constitue une quatrième classe, celle des intouchables, ceux qui n’existent pas - sont oubliés dans cette classification. Et comme les tensions sont nombreuses, à l'intérieur des classes et entre les classes, il n'y a d'équilibre, que par l'exercice de la force et de la contrainte, ce qui ne peut jamais durer très longtemps252.

Cette tri-partition s'applique d'une façon évidente aux personnages de la Tétralogie ; Wotan incarne la première fonction, accompagné de son double maudit, Albérich, la deuxième est représentée, chez les dieux par Donner et son marteau, puis par Siegfried, bien que le héros semble, tel Brünnhilde transcender toute classification ; pour la troisième, il y a Fréia, qui se retrouve avec les géants Fasolt et Fafner, et aussi avec Mime, dans une opposition qui est l'homologue de celle de Wotan et Albérich. On est tenté de placer le couple de jumeaux, Siegmund et Sieglinde sous le signe de la troisième fonction, mais plutôt pour leur trouver une place253.

Siegfried a, de toute évidence, des traits caractéristiques de deuxième fonction, mais, à l'instar d’Arjuna (voir note), peut également appartenir à la première. Nous sommes alors presque contraints à placer Brünnhilde dans la troisième fonction, bien qu'elle ait des traits correspondant aux deux premières. Nous pouvons alors tenter d'établir un double lien entre ces trois fonctions, la Tétralogie, et la trilogie qui a manifestement inspiré les conceptions artistiques de Wagner : la poésie, la danse et la musique254. Pour Wagner, la poésie c'est le langage exprimé par les mots lié à l'entendement, et la musique le sentiment, l’émotion : « l'entendement naquit du sentiment [...] l'entendement doit à son tour féconder le sentiment [...] la parole intellectuelle est poussée à se reconnaître dans le son, et le langage des sons à se voir justifié par celui des sons.»255.

La poésie, langage de l'entendement, instrument du savoir est dans l'analogie que je me propose de développer, l'homologue de la première fonction, c'est l'élément masculin, la musique, domaine de la beauté pure représente alors la troisième fonction, et la danse, expression du corps, dont la qualité principale est la force physique, la seconde. Ainsi, et c'est en partie la thèse de Nattiez, la Tétralogie peut être lue comme rapport conflictuel des trois grandes formes d'art, la danse simplement en filigrane, et dans la gestuelle des personnages servant plutôt de support au drame qui se joue entre la poésie et la musique qui s'achève par la victoire de celle-ci, en la personne de Brünnhilde ; une victoire toute relative, puisque le Crépuscule des Dieux s'achève par la Rédemption par le feu, où finalement fusionne, dans les flammes, le père et la fille, la poésie et la musique. Ainsi le thème de l'amour rédempteur qui conclut musicalement le Ring est celui de la fusion, enfin des deux arts majeurs que sont la poésie et la musique256.

Le Crépuscule des Dieux se conclut sur l'harmonie totale entre la musique et la poésie, mais seulement à la fin, lorsque se sont tues, et la poésie et la musique ; c'est aussi l'instant, peut-être le court instant où le peuple, témoin de la fin des dieux est uni dans la contemplation de l'effondrement des anciens pouvoirs.

Wagner a probablement poursuivi un rêve impossible : créer un art total qui se confonde avec la vie elle-même, cet art étant l'espace où l'union totale soit possible. Mais, après tout, peut-être a-t-il réussi ; n'y a-t-il pas avec la grand-messe annuelle de Bayreuth, une communion totale, éphémère, certes, mais qui renaît chaque année.



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