2.9.Le double jeu de la nature : déterminisme et hasard
Selon l'expression de J D Vincent, la nature, en se laissant aller, apparemment par le plus grand des hasards à inventer la vie, met en place une machinerie diabolique. Dès le départ, ce ne sont que luttes à mort pour s'assurer le meilleur sur l'Autre, pour évoluer la vie se nourrit d'elle-même, chaque espèce étant, à quelques rares exceptions près, prédateur et proie. A un certain niveau l'histoire nous paraît être une succession de hasards, heureux ou malheureux ; mais un regard plus attentif découvre un implacable déterminisme, qui ne semble laisser aucune marge à l'invention341. Par expérience, nous savons qu'il existe un déterminisme mécanique et physico-chimique. Les physiciens jouent à croire que les phénomènes sont par essence réversibles, et que s'ils évoluent toujours dans un sens déterminé, c'est uniquement une question de probabilité. Ils vous affirment sans rire, par exemple, que si, chauffant une casserole d'eau la température de celle-ci s'élève, c'est parce que le système évolue vers un état de forte probabilité, mais que théoriquement rien ne s'oppose à ce que l'eau refroidisse. D'accord, mais si je vais trouver l'un deux en disant : « j'ai chauffé et j'ai obtenu de la glace.», quelle sera sa réaction ? Que les axiomes simplificateurs des théories nous donnent des lois probabilistes est un chose, mais que la nature y obéisse intégralement en est une autre342 !
2.9.1. Cassée ! Cassée ! Cassée !
Les trois Nornes expriment ainsi, successivement, leur désespoir lorsque, au Prologue du Crépuscule des Dieux, la corde sacrée se rompt. Cet événement, que nous avons évoqué déjà plusieurs fois est lourd d'un symbolisme qui dépasse certainement les intentions de Wagner lui-même ; tout au moins celles qu'il a pu avoir d'une manière consciente.
Exprimée par les Nornes, c'est la dégradation, s'achevant en catastrophe, d'un ordre immuable jusqu'à ce moment, due à deux événements majeurs :
- La blessure infligée par Wotan à l'arbre du monde.
- Le renoncement d'Albérich à l'amour, qui lui permet de se saisir de l'Or du Rhin, et de forger l'anneau. Mais le pire arrivera par Wotan, qui, dépossédant le Nibelung de son anneau conduira à la malédiction qui doit frapper tous les possesseurs de celui-ci.
Ainsi Wotan porte seul la responsabilité de l'anéantissement de l'ordre ancien.
D'une façon claire, c'est le passage d'un monde dominé par un déterminisme parfait à un univers ouvert à tous les possibles, où plus rien n'est prévisible ; celui des hommes, qui, libérés de la tutelle des dieux entendent affirmer leur liberté.
2.9.2. Un univers de propensions
La notion mathématique de probabilité s'applique mal à la réalité physique. Si toutes les particules matérielles de l'univers, dont le nombre est de l'ordre de 1080, étaient de couleur blanche, à l'exception d'une seule de couleur noire, la probabilité pour qu'en en choisissant une seule, elle soit noire, n'est pas nulle. Cependant, le temps moyen pour effectuer une bonne pioche, la noire en l'occurrence, à raison d'un tirage par seconde, dépasse de plusieurs ordres de grandeur l'âge de l'univers343, et pourtant nous nous sentons à l’aise : le problème est formellement identique à celui du tirage de boule dans une urne, par lequel on expose les premières notions de probabilités. Il n'en reste pas moins que l'événement considéré, le tirage d'une boule noire, n'a plus de sens physique lorsque les nombres d'objets dépassent toutes expérience possible. Par ailleurs on ne peut logiquement envisager de fixer une limite de probabilité à partir de laquelle un événement serait impossible ; il faut donc reconnaître que, pour tout ce qui touche le monde réel, la notion de probabilité doit être aménagée.
Pour illustrer la difficulté de la notion de probabilité appliquée à la physique, considérons le cas très simple de la probabilité de constater la désintégration d'une particule radioactive, comme le radium (un isotope du radium344 dans ce cas précis). On nous dit que sa période T est de 3 105 secondes ; c'est le temps nécessaire pour que la moitié des atomes d'une masse donnée se soit désintégrée. On définit d'autre part un coefficient qui caractérise le nombre d'atomes qui se désintègrent durant l'unité de temps. Un calcul simple montre que T= Ln2/=0.693/, La vie moyenne de la particule est =1/ ; dans le cas du radium, nous avons donc, = 2.10-6, =5.105, soit environ six jours. Y a-t-il un sens, à propos de , de parler de probabilité pour qu'un atome se désintègre durant une seconde d’observation ? Cela n'a rien d'évident, car il s'agit de la propriété d'un ensemble de particules ; ce que l'on mesure, c'est le flot des particules provenant des désintégrations. Par exemple, avec un gramme de radium représentant environ 3 1021 atomes, on dénombre 6.1015 événements par seconde. Mais comment observer ce qui arriverait à une seule particule isolée ? L'hypothèse choisie par les physiciens est que la particule a une propension intrinsèque à se désintégrer, indépendante, donc de son environnement, mais également de sa vie écoulée. Autrement dit, l'hypothèse choisie est identique à celle d'un jeu de hasard: si, à pile ou face, vous faites 10 piles de suite la probabilité pour qu'au onzième tirage vous tiriez piles est toujours de 1/2, de la même façon, si vous observez l'atome de radium depuis 6 jours, la probabilité pour qu'il se désintègre dans la seconde qui suit est toujours la même ; un atome radioactif ne vieillit pas, mais si son espérance de vie, mesurée à partir de sa période est de un milliard d'année, il peut cependant s'anéantir dans la seconde qui vient !
Venons en maintenant à l'idée de propension. Elle vient de Popper mais reste assez vague. Voici ce que nous dit celui-ci345 (L'univers irrésolu, Hermann, 1984): «J'ai essayé d'expliquer la notion, de propension comme une sorte de généralisation de l'idée de force - ou peut-être même comme une alternative à cette idée, principalement parce que l'idée de force avait été tout d'abord considérée avec suspicion par les physiciens rationalistes qui l'accusaient, avec raison, d'être occulte et métaphysique[...] En général, nous considérons que les propensions peuvent revêtir, sous des conditions données, l'aspect d'un ensemble ou autre d'états “possibles” (ou virtuels) ». L'idée346 est qu'un système évolue dans un champ de possibilités, où il dérive au hasard jusqu'au moment où il se trouve piégé par une interaction avec le milieu ou les objets qui s'y trouvent. A ce moment la probabilité pour qu'il tombe dans un certain état, qui était très faible, croit d'une façon vertigineuse pour devenir égale à 1 ; le système est alors soumis à un déterminisme strict. Mesurer une propension avant que le système atteigne une zone d'interaction n'a donc guère de sens347. Pour choisir un exemple biologique, la propension, pour un atome de carbone de participer à l'édification d'une molécule d'ADN est certainement nulle s'il appartient à un bloc de charbon enfoui à mille mètres sous terre, mais s'il constitue déjà une molécule organique sa chance augmente singulièrement. L'exemple que je viens de donner, montre qu'une propension n'est jamais une propriété intrinsèque d'un système, mais dépend essentiellement de son environnement.
J'ai plus haut esquissé une analogie entre nos états cérébraux et les états quantiques d'un système physique ; il ne s'agissait pas d'affirmer, ni même de postuler que notre cerveau était assimilable à un système quantique, mais que certains éléments du formalisme quantique pouvaient peut-être être utilisés, pour décrire comment fonctionnait notre cerveau. La notion de propension nous permet d'affiner un peu cette approche.
Notre comportement est un mélange complexe de réactions instinctives soumises à des déterminismes stricts et d'actes volontaires (ou plutôt que nous ressentons comme tels). Lorsque nous adoptons un comportement, nous n'inventons pas une réaction, mais choisissons parmi une quasi infinité de réactions possibles, en grande partie déjà programmées. Ce sont des états potentiels dont la probabilité qu'ils soient activés en dehors de tout stimulus est pratiquement nulle. La propension, elle n'est pas nulle, l'état correspondant étant possible348
Se pose alors le problème de la responsabilité. En vérité ce problème existe uniquement dans le cadre d'une conception dualiste de l’individu : un esprit qui commande à un corps. Dans la mesure où l'analyse des faits nous contraints à rejeter toute théorie dualistique, il n'est manifestement plus possible de parler responsabilité morale, sauf à titre de métaphore349. A partir du moment où notre conscience est supposée être sous la dépendance totale de notre fonctionnement cérébral, il semble que la notion de responsabilité disparaisse. Mais parler de dépendance, c'est implicitement conserver le schéma dualiste, et supposer que la conscience comme entité distincte du cerveau pourrait échapper à cette dépendance, en faisant preuve, par exemple d'une volonté spécifique, dont nous avons vu qu'elle était alors totalement inexplicable. Nous avons déjà vu que nous sommes obligés d'admettre que notre conscience n'est pas sous la dépendance de notre fonctionnement cervical, mais qu'elle est ce fonctionnement.
C'est donc globalement que nous sommes responsables de nos actes, et si nous constatons que ceux-ci sont favorables à notre épanouissement, nous pouvons certes nous en félicité, mais nullement en tirer une gloire, comme si nous avions remporté une victoire par notre seule volonté, ce qui, à nouveau nous ramène au dualisme que nous voulons chasser de nos habitudes de pensée.
Mais alors, quelle force obscure pousse à l'action les grands créateurs, les ambitieux, les bâtisseurs d’empire ? Remarquons d'abord que le dualisme esprit/corps, n'explique rien, et ne peut que recourir aux mythes les plus usés pour une éventuelle explication. Il n'est pas difficile de constater que les grandes réussites individuelles se sont toujours épanouies grâce à deux facteurs : les dispositions naturelles, donc d'origine génétique, le contexte environnementale. Le cerveau acquiert ainsi une efficacité qui, vue extérieurement donne le sentiment d'une volonté qui s'affirme. Mais on peut en dire tout autant en regardant pousser une plante. Qu'est-ce que l'inspiration, pour le créateur, sinon un élan qui monte du fond de lui-même ; et d'où monterait-il cet élan sinon du fonctionnement obscur de sa mécanique cérébrale !
Puisque ce chapitre est consacré (avec force digressions), à la philosophie, cette manière de déterminisme biologique donnant naissance à nos comportements, évoque le jansénisme, et les notions de grâces efficace et suffisante. Cette doctrine de la prédestination a soulevé, à son époque de véhémentes protestations, en particulier des jésuites qui voyaient là, comme conséquences propres à écarter les hommes des pratiques vertueuses, l'inutilité de tout effort volontaire, puisque tout était joué à la naissance : celui qui n'avait pas la grâce, ne pouvait en aucune façon l'acquérir. Si l'on compare maintenant avec ce que la neurobiologie nous révèle du cerveau, nous devons bien reconnaître que pour la plupart des hommes les jeux sont faits dès la naissance, exactement comme le petit bonhomme aux courtes pattes et aux grosses fesses aura bien du mal à être champion olympique de saut en hauteur.
2.9.3. Le diable et le bon dieu
En nous se donne libre cours, le jeu des opposants ; en ce combat incertain, nul ne sait qui sera le vainqueur. Dans Le diable et le bon dieu, Gœtz, le héros de Sartre, joue aux dés son choix entre le bien et le mal, mais il triche. Si l'on accepte, l'idée de J D Vincent de la présence en nous du mythe du diable incarné dans les structures biologiques de notre être, nous sommes théoriquement libres de choisir le bien ou le mal, autrement dit laisser ce qu'il y a de démoniaque en nous s'exprimer, ou, au contraire, laisser jouer les mécanismes naturels d'inhibition, nous trichons la plupart du temps en choisissant ce qui est bon350 pour notre survie. Est-il honnête, comme le fait Vincent de détourner un mythe aussi tenace que celui du diable pour en faire une réalité biologique ? Pourquoi pas ! A chaque instant notre pensée de vautre dans les métaphores sans même s'en rendre compte, alors pourquoi pas celle-là qui a la mérite de rendre compte de faits. Sartre nous a lancé : « l'enfer, c'est les autres !», J D Vincent réplique calmement, preuves en main : « Il me faut savoir que le diable n'est pas l'autre et encore moins les autres : le diable, c'est moi.»351. Pouvons-nous quelque chose dans le jeu infiniment complexe de nos équilibres hormonaux, dans celui de cette multitude de neurotransmetteurs, de leurs sites de fixations, dans leur rôle alternativement activeur et inhibiteur. Ceux qui, par une sorte de petit miracle, ont reçu la grâce suffisante, et à qui, en plus la chance a souri, peuvent bien, haut et fort, parler de volonté, de force morale, et condamner ceux qui ont sombré dans la drogue et la délinquance ; ne devraient-ils pas plutôt s'émerveiller de ce qu'ils sont, et avoir presque honte d'avoir eu la chance d'échapper, eux, aux facéties de leur démon intérieur ? Selon les historiens, l'inquisition, grâce au zèle meurtrier de bons défenseurs de la foi, a fait brûler des millions de sorciers et de sorcières, en moins de deux siècles, combien de dizaines de millions de malheureux notre siècle a t-il condamnés pour quelques milligrammes de dopamine en excès ou en défaut, là où il aurait fallu le juste nécessaire ?
Il n'est pas sûr que, dans le livre de J D Vincent, où presque à chaque page il est question du diable, on ne trouve une seule fois le mot dieu352. Selon Nietzsche, dieu serait mort au cours du 19é siècle, mais ce n'est pas une raison, d'autant plus que bien souvent, c'est après leur mort qu'on parle le plus des gens353. S'il me fallait croire à quelque chose, je pencherais plutôt pour une mort de dieu - ou une disparition volontaire - voici trois milliards et demi d’années : dieu lassé des grandes choses comme le mise en place des galaxies et le réglage des feux d'artifices cosmiques, décide d'investir dans un minuscule coin d'univers. Justement les conditions ne sont pas mauvaises ; et c'est parti pour la première molécule vivante. Quitte ou double, et à dieu va. Et de fait, depuis on n'en a plus jamais entendu parler, sauf dans les mythes ; mais selon Vincent, son vieux complice, lui n'a pas quitté le navire, et reste le seul maître à bord. C'est du délire irrationnel, mais au moins ça explique pas mal de chose.
Et si nous revenons maintenant à la Tétralogie, nous devons reconnaître que Wotan est bien loin de ressembler à un dieu, tout juste un homme au-dessus de la moyenne, c'est-à-dire avec quelques pouvoirs qui, finalement sont plutôt moindres que ceux des dominants qui ont accablé l'espèce humaine depuis qu'elle s'est différenciée des autres espèces. Par contre Albérich a toutes les caractéristiques d'un vrai diable, y compris de ronger l'homme Wotan, de l'intérieur. Et que nous montre Wagner, à la fin du Ring ? Un monde débarrassé des dieux, des hommes libres, un peu abasourdis de cette liberté, et Albérich, vivant attendant à nouveau son heure.
Certes, notre monde moderne, fier de sa puissance technique dérisoire354, se moque bien aujourd'hui des symboles, et ne s'intéresse plus à la pensée humaine que dans la mesure où elle peut devenir source de profit ; mais n'est-ce pas là faire preuve d'un mépris qui tôt ou tard coûtera fort chère à notre civilisation ? Nous sommes conviés à un vaste jeu dont nous ne comprenons pas vraiment les règles. « Il faut payer pour voir», dit le joueur de poker à celui qui voudrait bien savoir s'il a eu raison ou tort de ne pas suivre ; nous sommes engagés dans une partie de poker où nous misons le plus souvent sans même connaître très bien notre jeu. Pire, ce sont les autres qui misent, et que misent-ils sinon des morceaux de notre propre vie ? Curieux jeu où nous sommes, joueurs, enjeux, où nous ne connaissons que très approximativement les règles et où nous entendons seulement de temps en temps une voix qui annonce : « vous avez encore perdu, voulez-vous continuer la partie ?». Et nous répondons : « Qu'importe puisque nous n'y pouvons rien, et que c'est par dérision qu'on nous propose de continuer le jeu alors que nous n'avons pas d'autre alternative que continuer ou mourir». Et nous continuons à miser, et au bout d'un moment sans même nous inquiéter de l'issue de la partie, comme ces joueurs qui las de perdre continuent cependant à acheter leurs billets de loterie, mais ne cherchent même plus à savoir s'ils ont gagné. Alors nous attachons aux objets un autre sens, un sens à notre choix, et nous jouons, dans un autre monde. Demain peut-être ceux qui s'imaginent aujourd'hui être les maîtres du jeu s’apercevront qu'ils sont seuls autour de la table, et ce sera la fin.
Soyons clairs, peu de gens, aujourd'hui, croient vraiment en Dieu et/ou au diable ; la croyance est certainement aussi forte que jadis, mais elle a éclaté en une multitude de petites croyances : en un gourou, aux extra-terrestres, aux dons surnaturels d'un guérisseur, d'un astrologue, d'un homme politique, d'un artiste ; etc. Tout devient affaire de contexte, de mises en scène. Tout dépend des qualités, du spectacle, et du jeu des acteurs355. C'est faire peu de cas, dira-t-on des précieuses convictions des individus ? Non, je ne méprise que ce qui est méprisable ; et certainement pas les convictions sincères. Mais j'ai horreur du vide dissimulé par les spectacles flamboyants ; la vraie foi ne s'exhibe pas, elle se vit dans le recueillement et le partage avec ceux qu'on aime.
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