Gaston Bardet


« SANS LA LOI, LE PECHE ETAIT MORT »



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« SANS LA LOI, LE PECHE ETAIT MORT ».


Essayons de nous dépêtrer un peu de tous ces instincts, d'ailleurs devenus des « pulsions vitales », traduction du trieb freudien. Observons tout d'abord qu'en français, il n'y a point d'équivalent de trieb (treiben : pousser). Le Français se sent tendre vers un objet, l'Allemand se sent impérieuse­ment poussé vers lui ; c'est l'une des conséquences de sa fai­ble durée de catholicisation, nous l'avons souligné dans Demain, c'est l'An 2000. La pensée allemande d'origine lunaire reste lunaire 309. D'où cette admission hérétique (et qui sem­ble naturelle à tous les psychologues germaniques) d'une né­cessité de satisfaction hédonistique des instincts. Par ailleurs ne nous représente-t-on pas ces instincts comme ambivalents ; s'ils étaient ambivalents, comment ne serions-nous pas par­faitement libres dans notre choix ?

Les psychothérapeutes tendent, de plus en plus, à réduire les instincts à deux grandes catégories : l'aimance et l'agres­sivité.

Or il y a longtemps que saint Thomas dans son Traité des Passions a distingué deux facultés distinctes : l'irrascible et le concupiscible sur le plan de l'appétit sensible.

Il n'en assigne qu'une seule, la volonté, sur le plan de l'ap­pétit rationnel 310. En effet, si l'irascible et le concupiscible sont naturellement complémentaires, il n'en est nullement de même au plan supérieur. L'appétit sensible est une puissance corporelle et, pour lors, sous le signe de la complémentarité, l'irascible complète le concupiscible comme les muscles flé­chisseurs doublent les extenseurs, le vague équilibre le para­sympathique ou l'hypothalamus l'hypophise. La Volonté ra­tionnelle, elle, puissance spirituelle, n'est pas manichéenne ; elle n'oscille pas. Son unique racine est l'Amour. Elle dit oui ou non ; elle accepte son principe le Bien infini ou elle le refuse : c'est le néant ; et zéro n'est pas complémentaire de l'infini.

On ne cesse de nous parler de conflits entre instincts ? C'est une illusion ; les instincts ne peuvent pas plus entrer en conflit que les deux plateaux d'une balance, le plus fort l'emporte sans discussion ; ou dans le cas théorique d'égalité, ils s'annulent mutuellement comme le seau et l'avoine de l'âne de Buridan. Le conflit ne peut exister qu'entre le pneu­ma et la psyché, là où il n'y a plus deux principes complé­mentaires mais des antagonistes ; il ne peut avoir lieu qu'entre la Volonté du Bien et la tentation du mal, entre le oui et le non. En dehors des réflexes élémentaires on ne cède pas « instinctivement » au mal, mais volontairement par faiblesse.

Faut-il faire remarquer que notre volonté-glaive s'exerce rarement ainsi, le péché mortel, qui est le refus délibéré de Dieu, absolument conscient, est chose rare. En fait, la volonté et la conscience sont la plupart du temps inhibées ; elles tombent au-dessous du péché semi-délibéré. Les puissances supérieures ont abdiqué au profit des inférieures. La plupart des hommes sont menés par leurs images comme des grenouil­les ou des taureaux par une étoffe rouge. Et toute notre civi­lisation déclinante s'efforce d'augmenter l'esclavage imagi­naire par la multiplication des affiches, du cinéma, de la télé­vision. C'est même l'un des buts définis dans les « Proto­cols » : mener les hommes, comme des animaux, par des sti­muli-visuels 311.

A l'intérieur des deux grandes facultés concupiscible et ir­rascible, saint Thomas distingue onze passions communes aux bêtes et aux hommes et qui sont : amour, désir, joie, haine, fuite, tristesse, espérance, désespoir, crainte, audace, colère. Jean de la Croix les réduira à quatre principales : la joie, l'es­pérance, la crainte et la douleur. Cette réduction - admise d'ailleurs par saint Thomas - peut se faire aisément, puis­que les onze passions se réduisent à quatre groupes, plus une isolée : la colère, qui n'a pas de complémentaire... car la dou­ceur est une privation... dans le cadre de l'agressivité, bien entendu. La douceur n'a de valeur que chez ceux qui savent s'emporter contre le Mal 312.

Dans le cadre du concupiscible, du mouvement qui porte au plaisir, nous trouvons deux ternaires, l'un pour aller vers le Bien ; origine : amour, mouvement : désir, terme : joie ; l'autre a pour source le Mal : origine : haine, mouvement : fuite, terme : tristesse. Dans le cadre de l'irascible, c'est-à-dire de la réaction et de la résistance à la difficulté, nous avons deux binaires : le premier comporte deux opposés : aller au bien : espérance, se retirer du bien : désespoir ; le second également : se retirer du mal : crainte, attaquer le mal : au­dace. L'ensemble est couronné par la sainte colère qui lutte en présence du mal. .

Il s'agit donc d'une classification autrement subtile que celle des psychanalystes. Il y a, à l'intérieur même des deux facultés d'action et de réaction, deux formes d'avance pour une forme de recul ; il n'y a, en outre, aucune symétrie inté­rieure entre ces deux facultés.

Dans l'action : deux ternaires, l'un d'avance vers la joie, l'autre de recul vers la tristesse - la douleur, dira Jean. Dans la réaction : deux binaires comportant chacun un mouvement inversé d'avance et de recul. Enfin, la double attaque : audace et colère, qui est contre-attaque.

Nous n'en dirons pas plus. Il suffit de montrer qu'on ne peut réduire les deux facultés de l'appétit sensible à une simple « ambivalence » d'aimance et d'agressivité. Il y a trois mouvements stratégiques : l'avance, le recul et la con­tre-attaque, de là viennent sans doute les confusions fréquen­tes entre la haine et l'agressivité. Les réduire à deux est une méconnaissance psychologique : on ne peut contre-attaquer qu'après avoir reculé... Verdun en est le symbole.

Faire de la haine un simple amour retourné - pour ré­duire à la dualité : aimance x agressivité - c'est pratiquer l'ambivalence « au carré ». Il y a trois pulsions fondamenta­les : la poursuite, la fuite et la lutte. Dans le cas de l'homme, il n'y a pas seulement conservation et destruction mais cons­truction - car la lutte pour l'être est éminemment construc­tive. Ce qui différencie l'homme des animaux, c'est sa créati­vité illimitée.

En ne conservant que quatre passions : joie, douleur, es­pérance et crainte - en supprimant l'audace et la colère - le Docteur des Nuits est dans sa ligne : aller vers le bien, fuir l'ennemi, mais ne pas se lancer dans la contre-attaque, l'agere contra. Ceci tout au moins avant la transformation, car Jean fut le seul à lutter, ouvertement, contre la tyrannie criminelle de Doria.

Il nous faut maintenant voir si le psychisme spinal suffit à expliquer les névroses. La cure consiste, nous dira-t-on, à : « liquider des charges d’agressivité refoulée (importance du trans­fert), rendre l'individu capable d'amour en le libérant de la culpabilité attachée à toutes les pulsions d'aimance, substituer à une conscience morale archaïque (sur-moi inconscient) une conscience morale évo­luée et rationnelle ; amener au renoncement des satisfactions narcis­siques et augmenter la capacité de l'amour objectal » 313.

S'agit-il simplement de la « libido » même en étendant le terme au sens général d'énergie psychique, et pas seulement sexuelle ? La faute provient-elle de la société marâtre qui impose un décalogue et des barrières sociales qui brident dans leur expansion les personnalités infantiles ? A notre époque où l'on s'imagine, comme Jean-Jacques, éduquer les enfants en ne corrigeant pas leurs défauts, il s'agit de savoir qui est le responsable, la Société (par définition anonyme et irrespon­sable) ou l'individu corps et âme ?

La réponse précise nous est donnée par le jeune Saül de Tarse. Il est bien exact que c'est la loi morale explicitée (plus ou moins heureusement) par la société qui délimite le péché, car cette loi n'est autre que cette Science du Bien et du Mal désirée par Adam. (Nous l'avons vu, pour le transformé, il n'y a plus de loi externe, l'orientation se fait doucement par inclination intérieure vers le Bien).

Aussi Paul, analysant sa jeunesse orgueilleuse, s'écrie-t-il dans son Epître aux Romains (7. 7-11) : « Si j'ai connu le péché, c'est par la Loi. Je n'aurais en effet pas connu la convoitise si la Loi n'avait dit : « Tu ne convoiteras pas ». (Mais) le péché a profité du précepte pour faire triompher en moi toutes sortes de convoitises ; car sans la Loi, le péché était mort ».

Dans l'état d'innocence enfantine, avant d'avoir appris, à dix ans, la Mishna orale, il pouvait dire : «Oui, j'étais vivant, quand je n'avais pas de Loi. Mais le pré­cepte venu, le péché a repris vie ; et moi, je suis mort ; si bien que pour moi, le précepte fait pour donner la vie, m'a conduit à la mort. Car le péché profitant du précepte m'a séduit et par son moyen m'a tué. [D'où il conclut] la Loi est donc sainte et le pré­cepte juste et bon ».

Et Paul - qui eut une jeunesse de « violent » - pose le diagnostic de sa responsabilité face à la Loi, en toute lumiè­re : « C'est donc une chose bonne qui m'a donné la mort ? Evidem­ment non. Mais, c'est le péché qui, pour se manifester comme péché, s'est servi du bien pour me donner la mort. Ainsi le péché, se ser­vant du précepte, montrait au plus haut point sa nocivité ».

Et il y en a qui s'imaginent avoir découvert, au XXme siè­cle... la psycho-analyse !

Etudions donc quelles sont les convoitises qui dérèglent la personne humaine, en n'oubliant pas surtout que, comme la convoitise « est là pour nous entraîner au combat, elle est incapable de nuire à ceux qui lui refusent un consentement coupable et qui luttent contre elle avec virilité par la grâce de Jésus-Christ. Bien plus, celui qui aura combattu selon les règles sera couronné » (II Tim. 2, 5) 314.

Elle est incapable de nuire au lutteur viril, vient de préci­ser le Concile de Trente. Contre la convoitise, deux instincts doivent donc se déclencher, la haine et la lutte qui non seule­ment l'empêchent de nuire, mais encore exaltent le désir du Vrai, du Bien, du Souverain Bien 315.

C'est parce qu'ils ont omis de développer à temps, en eux, leurs fonctions créatrices que chez certains êtres les névroses s'installent. Il n'y a - puisqu'il ne s'agit pas de troubles orga­niques aboutissant à une psychose - à la base de toute né­vrose (de ressentiment) une faute première du sujet, un re­fus de s'élever, d'utiliser ses tendances créatrices, ce qui au­rait fait de lui un homme à l'image de Dieu et non un robot supérieur de la cybernétique.


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