VIII LE « SECRET » DES PERES DU DESERT D’EGYPTE
Pour traiter une matière, il faut la connaître. Ce n'est pas à un savant de décider si vous et moi devons ou non pratiquer les conseils évangéliques. Mettre ceci en question serait déjà un commencement d'infidélité. Le conseil de Notre-Seigneur est toujours bon ; il ne paraît inexécutable qu'à l'incrédulité ou à l'humaine prudence. Qui donna le conseil, donnera les moyens ».
Saint Pierre d’Alcantara. (Lettre du 14 avril 1562).
Comment ne pas être stupéfait de lire sous la plume, généralement plus lucide, de C. G. Jung, la déclaration suivante : « La Civilisation occidentale, à peine âgée d'un millier d'années (!) doit avant tout se libérer de son étroitesse barbare. Pour y parvenir il est indispensable de pénétrer plus profondément dans la nature humaine de l'homme... Au cours des siècles, l'Occident produira son propre Yoga, qui sera érigé sur les bases du Christianisme » 384.
Ainsi, cher docteur Jung, vous ignorez que la Mère de l'Occident, c'est l'Egypte, que la civilisation occidentale présente une tradition historique continue depuis plus de 5.000 ans, et vous comparez cet Occident encore « barbare » à cette civilisation indienne truquée, qui doit quasi tout à ce qui lui est venu de l'Ouest, jusqu'à ses Bouddhas pour lesquels Apollon a servi de modèle.
Ainsi vous imaginez que les Alchimistes pénètrent plus profondément notre nature humaine que les Pères de l'Eglise ? Les avez-vous lus ? Vous croyez en savoir plus que Jean de la Croix sur la direction des âmes. Et vous imaginez que le Christianisme a encore besoin d'attendre pour ériger son propre Yoga ?…
Au départ le Yoga - avant toutes les scories déversées par l'hindouisme - n'était que l'une des formes de l'union de type chrétien. Il y a longtemps que les prophètes l'ont pratiqué ; que croyez-vous que faisait Elie sur le Mont Carmel « la tête entre les genoux » ? (1 Rois 18.42). Il y a longtemps - pour ne parler que de notre ère - que les Pères du désert d'Egypte en ont posé les bases, car ils savaient que le « joug » du Seigneur est doux.
La pratique de l'union à Dieu, infaillible et rapide, est tout entière contenue dans cette phrase du Christ : « Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père qui habite dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra ».
La chambre c'est le cœur, le Château où le Père habite dans le secret, la « cellule intérieure » de Catherine de Sienne. Il faut non seulement y entrer, mais fermer la porte. Et si l'on veut que la prière soit plus percutante, car la prière n'est autre que flèches tirées au cœur de Dieu, il faut utiliser les paroles mêmes de Dieu : « Car ma parole ne me revient pas sans effet ». (Isaïe 55-10, 11).
LES PERES DU DESERT DE SCYTHIE.
Depuis Clément d'Alexandrie, qui nous rapporte la tradition des disciples directs des apôtres saint Pierre, saint Paul et saint Jean, l'union mystique est basée sur la prière continuelle et la garde du cœur.
Etudions celle-ci dans le texte de beaucoup le plus clair, celui des Conférences de Cassien, qui ne quittait pas la table de travail de saint Thomas d'Aquin. Rappelons tout d'abord que ces conférences sont sensiblement contemporaines des Yogas-soutras de Patanjali... ; elles donnent « le ton » de la vie érémitique, dans les dernières années du IVme siècle.
Saint Basile (329-379) avait parcouru, vers 355, l'Orient monastique avant de rédiger sa règle. Le jeune Cassien (360-435), trente ans après, fait à son tour une enquête parmi les Pères du Désert et les plus célèbres monastères orientaux. Il en tire ses Institutions (écrites vers 406) dont saint Benoit semble avoir tout particulièrement goûté la « discrétion » (lisez : mesure).
Dès ce premier ouvrage, Cassien annonce le fameux secret : « Pour ce qui est de la Prière en elle-même, et de la recommandation de Saint Paul de prier sans cesse, nous espérons, avec la grâce de Dieu, en parler lorsque nous rapporterons les conférences avec les anciens Pères ».
Saint Paul, nous le vérifions tous les jours, est à prendre au mot, et chaque mot avec son sens spirituel le plus profond, le plus lourd d'amour. Comment peut-on effectivement, actuellement (disent les théologiens) prier sans cesse ? Que savaient les plus anciens de nos Pères ?
Cassien - sous le manteau de l'abbé Germain - pose très bien le problème : « Nous croyons que cet art divin qui nous apprend à nous tenir inséparablement attaché à Dieu a aussi ses principes et ses fondements qu'il faut établir d'abord et bien affermir... Nous avons cru que ces fondements pouvaient être d'avoir quelque objet et quelque idée qui remplit notre mémoire, et qui nous servit à concevoir Dieu et à nous tenir en sa présence et de chercher, ensuite, comment on peut se fixer dans cette idée. Nous croyons, mon Père, que tout est renfermé en ces deux principes ».
Il a constaté d'une part, la sécheresse ou l'aridité dans la méditation d'autre part, le va-et-vient dans la contemplation. Il veut les éviter... ainsi que la somnolence... la rêverie ou la fausse quiétude.
« Car il arrive quelquefois qu'après nous être longtemps égaré dans nos prières, lorsque nous revenons à nous nous cherchons le moyen de rappeler ce souvenir de Dieu qui estait déjà tout étouffé dans nous ; cette longue recherche nous lasse et avant même que nous ayons retrouvé nos premières pensées, notre effort ou notre attention se relâche et se dissipe... Il est visible que nous ne tombons dans ce désordre et cette confusion que parce que nous n'avons rien d'autre que nous nous proposions comme un objet fixe et immobile auquel nous puissions tout d'un coup rappeler notre esprit après cette dissipation » 385.
Le saint abbé Isaac (après les circonlocutions d'usage en Orient) dévoile « un secret que nous ont laissé par tradition un très petit nombre des plus anciens de nos Pères, qui étaient encore de notre temps et que nous ne disons aussi qu'à peu de personnes, qui le désirent avec ardeur ». Un « secret », « peu de personnes », de quoi faire frémir d'aise notre gnostique de Cambrai, nous le verrons.
Quel est ce secret ? Isaac leur conseille tout simplement d'avoir toujours en parole, dans la bouche et dans le cœur 386, le premier verset du Psaume 69 : « Deus in adjutorium ».
« Accoutumez-vous à dire ce verset, à le méditer sans cesse, soit que vous travaillez des mains ou que vous soyez dans vos exercices ou dans un voyage, dites-le ou chantez-le continuellement. Pensez-y même en dormant, pensez-y en mangeant et jusques dans les plus basses nécessités de la nature. Cette méditation salutaire et continuelle vous préservera de tous les pièges et de toutes les attaques des démons ; elle vous purifiera de tous les vices et de toute la contagion de la chair, pour vous élever à la contemplation des choses célestes et invisibles, et vous faire monter peu à peu jusqu'à cette oraison ardente et ineffable, qui est connue de si peu de personnes... Que le sommeil, tous les jours, vous ferme les yeux dans la considération de ces paroles saintes, jusqu'à ce que votre âme en soit tellement possédée qu’elle s'en souvienne même pendant la nuit ».
Ce secret restera masqué, Cassien l'a-t-il fait exprès – afin de garder le clair-obscur favorable à l'élection ? ou de laisser les vrais humbles, seuls accéder à l'union ? Car, au lieu d'attirer l'attention sur le seul pouvoir de pacification, de concentration (puis d'union) du monologisme, du monoïdéisme vers l'Unique qui, peu à peu, fait flamber le cœur en une seule flamme verticale - si haute qu'elle perce les cieux - il brouille la piste en parlant de « méditation » au lieu de dire « répétition ». Fénelon s'y fourvoiera (après bien d'autres) lorsque le mot « méditation » ne signifiera plus simplement « exercice répété », mais discursus.
Quant à l'abbé G€rmain, il admire : « Qu'y a-t-il de plus parfait, de plus élevé que de pouvoir, par une voye si abrégée se souvenir continuellement de Dieu, que de nous souvenir d'un seul verset de David pour quitter la terre et toutes les choses visibles et de renfermer dans trois mots toutes les diverses affections et les différents mouvements de nos prières ».
Jean Cassien, dans la Conférence précédente, a montré que la très lente récitation contemplative du Pater : « conduit à cette prière toute de feu qui est connue ou éprouvée de si peu de personnes ou, qui, pour mieux parler, est ineffable, parce qu'elle est au-dessus de l'esprit et du sentiment des hommes. Elle ne se forme point par le son de la voix, ny par la prononciation de paroles, mais l'âme seule, éclairée par la lumière du Saint-Esprit, s'explique à Dieu non par les faibles paroles des hommes, mais par une effusion et une multiplication de mouvements et d'affection qui sortent du cœur comme d'une source abondante ; et étant ainsi élevée vers lui, elle lui dit, en un moment tant de choses, à la fois, qu'elle ne peut lorsqu'elle retourne dans son état naturel, ni les exprimer par ses paroles, ni les suivre par ses pensées. C'est cette oraison si sublime que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a tracée lorsqu'il passait la nuit en prière sur une montagne ou lorsqu'il priait dans un profond silence ».
Le moine nous décrit ici l'union extatique ; il nous fait pressentir la multiplication des mouvements, disons : des pulsations, entraînées par les spirations du Saint-Esprit, qui se produisent durant « l'instant spirituel » de l'extase, et que l'auteur du Nuage de l'Inconnaissance ou le Frère Mutien-Marie contrôleront à l'état vigile.
« La psalmodie grave et modeste a souvent donné de la ferveur à ceux qui étaient présents... » mais après il faut « tout au contraire [que] notre âme se referme et s'abysme dans un si profond silence que l'admiration où nous sommes de ce que nous sentons et que nous voyons étouffe toute voix et supprime toutes les paroles ; et que l'esprit comme étonné retient tous les sens en suspens » car comme disait le Bienheureux Antoine, « la prière d'un religieux n'est point parfaite lorsqu'en la faisant, il connaît et il s'aperçoit, lui-même, qu'il prie ».
Au sortir de l'extase, autrement dit : « Quand nous avons ressenty que dès que nous avons prononcé notre prière, Dieu nous a accordé ce que nous désirons de luy [l'extase] : Ne doutons point alors que notre oraison n'ait pénétré le ciel et ne soit montée jusqu'au Trône du Seigneur ».
Si nous n'avons pas une foi vive, ni des œuvres de miséricorde : « Nous pouvons au moins user de cette sainte importunité qui est libre à tous et qui suffira même quand elle serait toute seule pour obtenir de Dieu ce que nous lui demandons 387. On ne saurait mieux dire, l'ascèse des aspirations est l'ascèse fondamentale.
Nous sommes en Orient, chez des Pères, qui savent que Dieu vient toujours de l'Orient, qu'il est oriental et que Daniel a prié et insisté pendant vingt-et-un jours avant d'être exaucé (Daniel X. 1), Ils ajoutent sagement : « Il nous faut accoutumer à faire des prières courtes mais fréquentes de peur que si elles sont plus longues notre ennemy ne trouve le temps d'y jeter des pensées et des distractions dans notre cœur. Car cette oraison courte et fervente est le véritable sacrifice selon cette parole de David : Le cœur contrit est le sacrifice que Dieu demande » 388.
Comment dire plus exactement que l'oraison jaculatoire est acte d'humilité et d'amour à la fois, qu'elle « exorcise » littéralement le démon, déclaraient certains Pères, qu'elle est le véritable bouclier pour traverser les Nuits. En dehors d'elle, il n'y a que la suspension totale des puissances qui nous mette comme des « hérissons spirituels » dans le « creux du rocher » (le côté de Jésus) c'est-à-dire nous rende inexpugnables.
L'union extatique prolongée était familière aux ermites du désert. Aussi raconte-t-on que Macaire resta deux jours en ne laissant pas son esprit redescendre sur la terre : le démon de rage brûla tout dans la cellule, y compris la natte sur laquelle il était debout. Notons-le, les Pères priaient debout, les mains tendues vers le ciel 389 dans l'attitude classique de l'orant des civilisations méditerranéennes. Ils étaient évidemment d'une autre trempe que nous. N'oublions jamais que les Croisés combattaient sous leurs armures en Palestine sans paraître gênés par la chaleur alors que les troupes envoyées dernièrement en Orient, en short et sous casque de toile, en souffrent violemment.
Mais objecterez-vous, car votre œil n'est pas « simple », car vous n'avez pas envie de renoncer aux soucis qui vous obsèdent, à vos châteaux (en Espagne), à vos rêves velléitaires (de Sud-Américain), mais, objecterez-vous : « N'est-ce pas ce qu'on appelle la méthode Coué ? » Non. la méthode Coué est très précisément l'inversion, la singerie de la prière perpétuelle.
Le pharmacien de Nancy vise à l'auto-suggestion du sujet par lui-même. « Matin et soir, quand vous êtes encore dans les brumes du sommeil, c'est-à-dire pas tout à fait endormi et pas tout à fait réveillé, profitez de cet état de relâchement... alors, restant dans votre lit, en passivité, et vous mettant dans la position qui vous est le plus agréable, vous prononcez vingt à vingt-cinq fois avec les lèvres et juste assez haut pour que votre tympan soit frappé : «Tous les jours, à tout point de vue, je vais de mieux en mieux » 390.
On peut douter de l'efficacité de la recette, lorsque son exécuteur testamentaire nous apprend que Coué... « est mort de chagrin ». Mais voyons jusqu'où est poussé la singerie de la prière : « Pour vous aider, vous devez vous servir d'un chapelet OBLIGATOIRE fait avec une ficelle de 20 à 25 nœuds »... « Il s'agit de faire pénétrer mécaniquement par l’oreille... Répétez la formule sur le ton employé pour réciter les litanies ».
Et notre Monsieur Homais de donner des formules : « Je serai de plus en plus courageux. Je serai de plus en plus brave}) etc... C'est évidemment, l'exaltation du moi, par l'autosuggestion.
Vous voyez clairement l'inversion. La méthode Coué utilise l'état suggestif et la répétition verbale comme le magicien envers son médium. C'est le type même de la suggestion à échéance, caractéristique de l'école de Nancy. Tout au contraire la prière perpétuelle véritable doit être purement mentale, elle doit se faire en toute lucidité... jusqu'à ce que Dieu suspende vos sens. La prière perpétuelle est une seule phrase d'amour, d'adoration pure qui s'adresse à Dieu pour le prendre par « un seul cheveu seulement » 391, pour le suggestionner Lui. Car, si un chrétien s'avisait de dire « Je », ce serait non pour l'exaltation de son courage, de sa bravoure, mais pour l'aveu de sa faiblesse, de sa vacuité toujours plus ressentie... attirant la tendresse du Père.
La méthode Coué est magique, prométhéenne, - comme toutes les recettes issues de la Gnose. Rendant l'âme de plus en plus « propriétaire », pleine d'elle-même, elle a pour résultat effectif de fermer la porte à Dieu car c'est la mémoire qui peut « posséder » Dieu. Il est paradoxal que son propagandiste actuel... porte le titre de « camérier de cape et d'épée » ! Plus grave encore qu'il veuille introduire la méthode dans les collèges afin de suggestionner les enfants par des disques. Il y a longtemps qu'Aldous Huxley dans son « Meilleur des Mondes » a montré comment, par « hypnopédie », on fabriquait des individus tels que ceux de la caste Delta « élevés dans une haine instinctive des livres et des fleurs ».
Coué prétend que sa méthode est « purement instrumentale et peut servir au bien comme au mal »... Son utilisation en mal, notre époque ne la connait que trop. Quant au « bien » il s'agit du soulagement d'un mal de dents ! La prière, elle, n'est pas ambivalente ; en détachant le sujet du monde, elle ne permet pas l'alternative du Bien ou du Mal, elle livre le contemplatif au Souverain Bien qui l'envahit de son Amour.
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