Modalités de formation
Enfin, au-delà de ces variables très apparentes, il en est une plus personnelle, qui distingue les enseignants, celle des modalités de leur formation, c’est-à-dire la façon dont ils se la sont appropriée. Les enseignants pratiquant les tic, ceux de notre échantillon, possèdent tous leur ordinateur. Ils y préparent leurs cours, y engrangent leurs notes, y font leurs comptes. Mais il serait sûrement bien hasardeux d’en conclure, de facto, qu’il suffirait d’équiper les enseignants pour qu’ils pratiquent les tic en classe ! Concluons simplement que notre échantillon montre une cohérence entre un intérêt personnel et professionnel pour les tic.
Cependant, entre les enseignants, il y a bien des différences. Certains sont “ accro ” : “ L’ordinateur, c’est mon stylo-bille ” (professeur de mathématiques) ; “ déjà avant la formation, j’étais une grosse consommatrice, grosse utilisatrice d’informatique ” (professeur d’anglais) ; “ l’ordinateur il est allumé le matin, on l’éteint que le soir… ” (professeur de mathématiques). D’autres valorisent l’utilité didactique, avant tout, de l’objet : “ Je suis tout content quand l’ordinateur est éteint… Ça n’a pas été mon entrée dans l’informatique, le plaisir de la bidouille ”… (autre professeur de mathématiques). Certains enseignants ont fait des formations personnelles, ou grâce à leur commune, ou grâce à tel membre de leur famille, qui a joué un rôle d’expert. “ Mon beau-frère m’a conseillée pour l’achat de mon premier Macintosh et il m’a un peu montré comment m’en servir ”, (professeur de français). Mais très peu se disent autodidactes complets.
Ce qui les oppose surtout, c’est le fait que quelques-uns ont eu une formation strictement professionnelle acquise en stage, donc en hétéroformation ou en coformation assistée, (selon la forme du stage), et d’autres une formation à la fois personnelle et professionnelle (hétéroformation et/ou coformation assistée).
Pour ces derniers, la formation s’est faite aussi à partir de tâtonnements personnels, d’entrée dans Windows, par exemple, “ avec les bouquins aussi un peu ”… Mais pour les premiers, le rapport à l’autoformation personnelle n’est pas recherché ; ils craignent l’isolement, sentent avoir toujours besoin d’un soutien collectif : “ On n’est jamais assez formé… Il va bien falloir que j’essaie de connaître un peu… moi je ne progresse pas toute seule ; je ne suis pas du genre à intégrer facilement ce genre d’outils ”, (professeur de mathématiques) ou encore : “ C’est en travaillant avec d’autres qu’on ose franchir le pas, qu’on se motive ”, (professeur de français). Ce sont aussi ces enseignants les moins autoformés qui sont aussi les non-possesseurs et non-utilisateurs d’Internet, et les plus anxieux devant la panne, l’imprévu. Ce sont eux qui, tout en intégrant les tic avec un recul critique, le font plutôt par “ sens du devoir ”, que par véritable passion ou curiosité personnelle.
De sorte que la variable opposant l’autoformation (jointe à la formation professionnelle) à celle de la formation exclusivement professionnelle, laisse apparaître deux profils dans notre échantillon : un profil d’enseignants, jeunes ou chevronnés, axé sur la maîtrise technique, la curiosité, la confiance en soi, les “ explorateurs ” du groupe ; de l’autre côté, un profil marqué par l’attachement à la formation dans et par le groupe (profil rencontré à deux reprises parmi les chevronnés), par un savoir technique perçu comme insuffisant, une plus faible confiance en soi, et la crainte d’un enseignement non frontal. En somme des enseignant(e)s intégrant les tic plus timidement, sans trop oser quitter des yeux le rivage de la formation, le profil des “ caboteurs ”, pour filer la métaphore maritime…
Atteint-on sur cette dimension ce qui touche à la subjectivité propre à l’individu ou au rapport féminin (ou de certaines femmes) à la technique ? On peut aussi faire l’hypothèse que le groupe des caboteurs, moins habitués à la manipulation technique que les autres (ils sont aussi plus en retrait par rapport à la technique) n’ont développé que des “ schèmes d’usage ” limités, appris en stage exclusivement ; la mise en pratique dans la pédagogie au quotidien leur coûte donc plus cher qu’aux autres, en termes de “ surcharge cognitive ” et dès qu’un problème lié au réseau, à la panne, à la gestion différenciée de la classe les atteint, ils sont facilement plus désemparés et se tiennent davantage dans une réserve critique que les “ explorateurs ”. Une recherche plus étoffée à partir des profils repérés pourrait sans doute mieux nous éclairer.
Quoi qu’il en soit, la maîtrise technique d’un outil personnel, l’appropriation personnelle du savoir et la possession d’Internet tendent à introduire des différences parmi les enseignants qui pratiquent les tic.
À travers les distinctions de notre analyse, nous commençons à percevoir, dans l’émiettement des pratiques, un certain nombre de régularités dans l’intégration des tic dans le secondaire. Certaines logiques organisent les usages de façon souterraine, et on ne peut affirmer brutalement que les tic ne peuvent changer la pédagogie ou que la classe traditionnelle ne peut pas s’y plier. En un mot, ce que nous apprend l’analyse du terrain, c’est qu’on ne fait pas n’importe quoi, si on est angliciste ou matheux, jeune formé ou chevronné formé, enseignant à un public “ tout venant ” ou à un public en grande difficulté scolaire.
Des variations locales existent pourtant : un enseignant très bien formé peut utiliser très modestement les tic, un autre ayant reçu pratiquement la même formation peut déployer une plus grande créativité ; un enseignant très bien équipé dans son établissement peut pratiquer faiblement avec les tic, alors qu’un autre bien plus mal loti peut déployer beaucoup d’énergie, coûte que coûte, pour utiliser les tic. Malgré tout, dans notre échantillon, personne ne laisse dormir les ordinateurs dans les cartons ou ne les abandonne totalement aux autres enseignants. Pourquoi ?
Il nous faut tenter de construire un modèle de compréhension encore plus général, pour élucider la relation entre enseignants et tic. La lecture d’un texte de Goffman (1983), The interactional order (L’ordre de l’interaction), texte testamentaire paru un an après sa mort, pourra nous fournir un éclairage conceptuel satisfaisant.
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