2 Trois types de territorialités périurbaines.
Les entretiens qui n’ont pas été directement évoqués dans cette étude n’en ont pas moins été indispensables. Ils ont permis de préciser les hypothèses et d’identifier le groupe d’acteurs auprès duquel je désirais enquêter de manière plus approfondie. Une sélection entre personnes potentiellement innovantes ou non, ainsi que le choix des entretiens à privilégier pour l’analyse, ont ainsi pu s’effectuer grâce à l’analyse des premiers entretiens réalisés.
L’hypothèse de départ, selon laquelle l’innovation sociale est à relier à l’ambivalence et à la complexité des territoires périurbains a servi de critère discriminant. La nature de la relation au territoire local, aux territoires qui lui sont associés, à la mobilité spatiale qui permet leur mise en relation, est déterminante et se lit comme le cadre guidant projets et actions. La conception et l’utilisation du territoire investi et la gestion de la mobilité spatiale ne sont pas uniformes. Elles varient selon les individus et leurs situations personnelles, leurs besoins, et sont lisibles dans l’énoncé de leurs projets. Ces critères ont permis d’identifier trois groupes d’acteurs périurbains :
_ les migrants pendulaires ou bi-territorialisés.
_ les « localisés »270 ou mono-territorialisés.
_ les multi-territorialisés.
Nous émettons l’hypothèse selon laquelle, parmi ces trois groupes d’acteurs, les multi-territorialisés sont véritablement des habitants - au sens fort du terme - de ces nouveaux territoires, et à ce titre particulièrement susceptibles de créer une dynamique locale. Toute l’attention a ainsi été portée sur ce groupe d’acteurs, et les entretiens particulièrement centrés sur l’énoncé de leurs projets.
La description suivante de ces différents groupes est sommaire. Elle a pour objectif de présenter les groupes en présence en fonction de leur relation au territoire périurbain et à la mobilité. Globalement, chacun de ces groupes représente le tiers de la population totale.
2-1 Les locaux ou mono-territorialisés.
Ce groupe est composé d’acteurs percevant et pratiquant leur territoire comme un territoire local, voire comme un territoire rural.
Ces acteurs résident et travaillent dans les limites du territoire communal, ou à une distance très proche, dans un territoire n’excédant pas les limites du canton. Ils se rendent dans l’agglomération montpelliéraine rarement, et concentrent localement l’ensemble de leurs pratiques : consommation, loisirs, services, soins, éducation. Ils sont ainsi plutôt tournés vers les bourgs ruraux proches comme Ganges ou St Martin-de-Londres pour ceux résidant dans le canton de St-Martin, ou vers Claret, St Mathieu de Tréviers, voire Quissac pour ceux résidant dans le canton de Claret. Leur territorialité se compose d’une gestion « minimale » de la mobilité et des relations avec la ville-proche, qui se situe hors du champ des représentations et des pratiques quotidiennes. Ces personnes sont ancrées sur leur territoire communal, et se sentent aussi appartenir à un territoire plus vaste qu’ils nomment indifféremment Pays de Buèges, Pic St Loup, Val de Londres, Val de Buèges, l’Hortus.
Ces personnes sont souvent nées dans la commune ou le canton. Elles travaillent localement, ou ne travaillent pas : c’est le cas de certaines femmes mariées par exemple, y compris celles dont les maris travaillent à Montpellier, qui, a contrario, pratiquent un territoire radicalement différent. Le territoire communal et les territoires locaux proches leur offrent tout ce dont elles ont besoin : famille et amis qui résident à proximité, activité professionnelle, commerces, services, soins, etc.
« Je ne vais pas à Montpellier: ce n’est pas la peine. A Ganges, on a ce qu’il nous faut, et puis à St Martin, on a même le Crédit Agricole. A St Bauzille, il y a la pharmacie. A St Hyppolyte, le médecin. A Laroque, Intermarché, et ici, il y a l’épicerie qui est ouverte le matin et le soir. Montpellier, j’y vais tous les mois peut-être, moins en fait. » (Femme d’entrepreneur, sans profession, environ quarante ans, Notre Dame de Londres.)
L’exemple de cette personne décrivant les lieux de ses pratiques permet de préciser la description de ce type de territorialité. Certes, le territoire que pratique ce groupe que nous avons qualifié de mono-territorialisé, est un territoire très réduit. Pour les habitants du canton de St Martin de Londres, il ne dépasse pas Ganges au nord et n’atteint pas Montpellier au sud. Pour ceux du canton de Claret, il excède les limites du canton pour s’étendre à l’est, jusqu’à Quissac, un peu au-delà des limites du département du Gard, butte sur les espaces déserts de la garrigue au nord, et inclut St Mathieu de Tréviers à l’ouest. Le territoire tel qu’il est représenté et pratiqué n’est pas ici un territoire proprement périurbain, inscrit dans les dynamiques urbaines et métropolitaines proches. Cette territorialité ressemble fort à une territorialité de type rural, telle qu’elle a évolué depuis une trentaine d’années. Au sein de ces territoires réduits, les déplacements sont fréquents et libres. Les territoires sont parcourus de façon très complète et aléatoire. Pratiques et mobilités sont très libres, non imposées : trajets et destinations sont variées. Les fonctions attribuées aux lieux ne sont pas fixées et rigides.
2-2 Les migrants pendulaires ou bi-territorialisés.
Ce groupe correspond au modèle des sociétés périurbaines des années 1970-1980 précédemment décrit, modèle prévalant encore aujourd’hui dans les imaginaires comme celui des habitants périurbains-type. Ils sont appelés « pendulaires », « migrants pendulaires », « pavillonnaires271 », selon qu’est soulignée l’une ou l’autre des caractéristiques principales de leur territorialité : leur mobilité spatiale principalement dirigée vers la ville-proche ou leur maison individuelle comme principal lieu de leurs sociabilités.
Dans les territoires qui nous concernent, les migrants pendulaires sont très présents, malgré la distance à l’agglomération. Ils travaillent généralement dans l’agglomération de Montpellier, pour la plupart d’entre eux à la périphérie nord de Montpellier. Ils se déplacent donc quotidiennement voire bi-quotidiennement vers la ville. Ils rentrent le soir dans leur commune de résidence, qu’ils connaissent par ailleurs très peu, leur maison étant le véritable lieu de leur implication locale. Le territoire de leurs pratiques est a priori vaste, puisqu’il inclut l'agglomération montpelliéraine en son entier. Ces pendulaires font leurs courses, travaillent, vont au cinéma, ou dans des clubs de sport, à Montpellier ou dans l’agglomération. La grande majorité de leurs pratiques leur impose une mobilité quotidienne et systématique.
«Nous travaillons tous les deux à Montpellier, et on y va tous les jours, même les jours où on ne travaille pas, pour amener les enfants à leurs activités, pour aller faire des courses, aller à la banque, vous voyez. Montpellier est indispensable. Parfois, on va à Ganges, pour le marché du vendredi matin. Vous ne connaissez pas le marché du vendredi matin ? C’est très agréable, authentique… Mais, sinon, c’est sûr qu’on aimerait habiter plus près, pour réduire les temps de trajet, mais c’est trop cher». (Couple de salariés, 35 et 38 ans, 2 enfants, Valflaunès.)
Leur territoire est cependant particulièrement réduit. Il se limite au territoire urbain, à leur maison individuelle et au trajet qui les relie. Ces acteurs résident dans des territoires qu’ils ne pratiquent pas, et qu’ils ne considèrent d’ailleurs pas comme leurs territoires. Ils ne différencient pas véritablement leur commune des communes adjacentes, et estiment vivre « à Montpellier » ou « au Pic St Loup ». Leur pratique du territoire local se résume à l’image fortement valorisée de « leur vie à la campagne », et de la satisfaction qu’ils en tirent. Certains d’entre eux ne sont pas dupes de leur territorialité partielle et/ou contradictoire.
« Je serais bien restée à Montpellier mais bon, vingt-trente minutes ce n’est rien quand on vient de Paris… J’ai gardé les habitudes de mon ancien quartier, de toute façon - Clémentville, à Montpellier - et je continue d’aller là-bas, chez le coiffeur, au supermarché même… Je dois faire un blocage parce que je travaille même pas là-bas ! C’est à la Paillade !… Alors St Mathieu de Tréviers, vraiment, c’est rare ; même le pain, je le prends en sortant du boulot. Pour tout, c’est Montpellier de toute façon. Et avec le village ?… Bof, je me fais une obligation d’aller au marché du dimanche matin, et de participer un minimum aux fêtes organisées, mais en travaillant à Montpellier… » (Chercheuse en pharmacie,48 ans, Valflaunès)
Leur mobilité spatiale n’est ainsi que l’instrument d’un lien exclusif avec l’agglomération, et non de la pratique d’un territoire par la mise en relation de différents lieux. Leur territorialité est assez pauvre, tiraillée entre une pratique d’un territoire urbain où ils ne résident pas, et une non-pratique du territoire de résidence. La mobilité, opératoire, est ici unilatérale, au service de la ville. Elle est à ce titre moins inventive que celle décrite précédemment, pratiquée dans un territoire plus réduit, mais de façon très libre, aléatoire et complète272.
Les territorialités des migrants pendulaires ne relèvent pas - elles non plus - du territoire périurbain tel que nous l’avons décrit, et tel qu’il est à même d’initier innovations sociales et projets d’acteurs. Représentations et pratiques sont dirigées vers l’agglomération, bien qu’elle ne soit que le lieu de territorialités fugaces ; la maison semble être le véritable territoire de ces acteurs.
2-3 Les multi-territorialisés.
Ce dernier groupe d’acteurs est celui sur lequel s’appuie notre travail de recherche273. Leurs représentations et pratiques du territoire prennent véritablement en compte la spécificité périurbaine telle que nous l’avons décrite. En cela ils semblent être à même, et eux seuls, de mettre en œuvre des projets l’utilisant et la valorisant.
Leurs territorialités sont le résultat d’un positionnement entre mobilité spatiale et ancrage sur le territoire local. Ces personnes incluent leur projets dans le territoire périurbain et dans les territoires plus vastes dans lequel il s’inscrit. Le champ de leurs pratiques est vaste et non limité à un territoire perçu comme rural, ou annexé par l’urbain. Leur territoire et leurs pratiques sont complexes : leurs projets mettent en œuvre et en valeur cette complexité.
La spécificité de cette territorialité est relative à une gestion particulière des distances sociales et spatiales, par le biais de la mobilité spatiale. Celle-ci est importante : ils se déplacent beaucoup, certes vers l'agglomération montpelliéraine, mais pas exclusivement. Ils se déplacent d’une part plus loin que les deux groupes que nous venons d’identifier - voyages, déplacements hors-département, hors-région - en utilisant au mieux les réseaux de transport à leur disposition. D’autre part, ils se déplacent aussi plus près et plus souvent que les «migrants pendulaires ». Les lieux de leur consommation de produits et de services sont dispersés dans une zone s’étendant de la mer à Ganges. Ils ne se limitent pas à l’agglomération montpelliéraine, ni au chef-lieu du canton.
Le territoire de leurs déplacements est vaste et les trajets nombreux et aléatoires. Leur mobilité spatiale, moins liée à la ville, moins limitée à des déplacements fonctionnels et à des contraintes spécifiques, est l’instrument d’une liberté d’action, qui s’exprime au sein d’un territoire reconnu et apprécié à la fois comme territoire métropolisé et véritablement local.
« Je me déplace beaucoup. Ici, c’est parfait parce que l’on est près d’un aéroport, et de la mer, de la montagne, de Barcelone...Où je fais mes courses?... Je sais pas, ça m’est égal, ça dépend où je me trouve ! » (Journaliste, 50 ans environ, Mas de Londres)
Ces personnes introduisent la notion de choix dans la mise en oeuvre de leur mobilité. Celle-ci permet et intègre l’existence du territoire, contrairement à la mobilité sans épaisseur des migrants pendulaires. La mobilité et le territoire sont étroitement liés. La mobilité permet d’une part de pratiquer et de quitter le territoire local ; celui-ci permet d’autre part de donner sens à la mobilité.
Ces personnes inventent un rapport modulable à la mobilité et au territoire. Cette territorialité périurbaine a un caractère novateur qui tient en deux points, très liés.
_ La mobilité est « territorialisée », c’est-à-dire que les multi-territorialisés appliquent une idéologie de « retour au local » en corrélation avec une intégration dans le monde et la société globale. La mobilité leur permet cette intégration dans le monde, par l’accès aux territoires lointains et moins lointains de l’urbanité ; elle leur permet aussi de s’en écarter. Etre mobile est un choix qui fonde la liberté vis à vis du temps, de l’espace, et d’autrui.
« Je suis nulle part. Je ne vis nulle part, je suis tout le temps ailleurs, à Copenhague, par exemple.»
- Vous revenez de Copenhague ?
- Non, je n’y suis pas allé depuis deux ans... Je rénovais cette maison. »
(Écrivain-éditeur, 45 ans, Notre Dame de Londres)
Et j’apprends très vite que cette personne qui se définit comme « nomade » possède deux maisons dans ce village, écrit des livres sur Notre Dame de Londres et le Pic St Loup, et donc passe plus de temps ici qu’il n’y paraissait à ses dires. Elle accorde en tout cas une grande importance symbolique à ce lieu précis.
_ La mobilité est articulée avec une certaine forme d’ancrage ou de sédentarité. Celle-ci est garante d’une certaine conservation du sens du territoire. Ainsi, la mobilité, indispensable et totalement intégrée au mode de vie, s’allie avec une importance accordée à l’espace qui ne se ressent pas chez les bi-territorialisés. La mobilité spatiale n’est pas le vecteur d’une perte de sens de l’espace ou de l’identité des groupes et des individus. Au contraire, articulée avec le territoire rural périurbain, elle permet de vivre en accord avec une idéologie de retour au local, et celle d’une autonomie croissante.
La très grande mobilité de certaines personnes interrogées est en effet directement reliée à la valeur accordée au territoire de résidence. Pour beaucoup, qui se déplacent loin et souvent, comme pour ceux qui, moins aisés, se déplacent moins loin mais tout aussi souvent, le lieu a été choisi pour ses qualités propres, et non pour le prix des terrains. Ils résident de préférence dans des maisons anciennes, rénovées, au cœur du village, ou complètement isolées, rarement en lotissement, et ils insistent sur le facteur « cadre de vie », essentiel dans leur choix. L’installation dans ce territoire fait partie d’une stratégie de vie où vivre à la fois dans un territoire rural et dans un territoire métropolisé se gère grâce à la mobilité.
Ces territorialités périurbaines oscillent entre mobilité et sédentarité. Certes, la pratique d’une mobilité spatiale importante, garante de liberté, est souvent considérée comme un critère de distinction sociale. Elle est signe d’une autonomie qui lui est proportionnelle. Il semble cependant que le signe d’une plus grande autonomie, d’une plus grande maîtrise de ses relations avec l’espace, le temps et autrui soit aujourd’hui la non-mobilité. Parmi les personnes interrogées, la non-séparation lieu de travail/domicile est souvent présentée comme un privilège. Dans le chapitre suivant, nous reviendrons plus longuement sur ce point.
« Je préfère ne pas me déplacer. Quel intérêt? Ou bien, il faut que ce soit parce que je l’ai décidé, parce que j’en ai envie, quoi. » (Un nouvel agriculteur, 33 ans, Notre Dame de Londres)
« En travaillant à domicile, je n’ai besoin d’aller à Paris qu’une fois par mois et je peux rester ici tranquille, loin de la pollution et du stress, sans abandonner mon travail, ni Paris d’ailleurs. » (Une télé-travailleuse, 29 ans, Notre Dame de Londres)
« Nous, on s’est installé ici pour l’espace, indispensable pour notre activité professionnelle. Notre clientèle est nationale, même internationale maintenant. On est sur le Minitel, sur Internet. Tout en étant en retrait dans ce petit village, on est bien intégré dans les circuits, et on ne se déplace que pour livrer, en fait. » (Un taxidermiste, 42 ans, Notre Dame de Londres)
La mobilité est une pratique intégrée, ainsi qu’une pratique d’intégration. L’autonomie maximale est cependant de ne dépendre de rien, et donc même pas de la mobilité spatiale. Cette non-mobilité distingue les groupes qui la pratiquent : l’immobilité par choix est un indicateur social fortement valorisé, car la contrainte même de la mobilité comme instrument de la non-contrainte spatiale est abolie. Elle n’en est pas moins le signe d’une pleine participation aux dynamiques des nouveaux territoires urbains.
La relation modulable entre territoire et mobilité, entre ancrage dans le territoire local et participation aux dynamiques de la ville et de la métropole, permet la mise en place de mobilités neuves et uniques, qui sont la mise en œuvre même de l’autonomie des acteurs.
Les multi-territorialisés pratiquent le territoire de façon complète. Ils le pratiquent et se le représentent tout à la fois comme un territoire local, comme un territoire inséré dans les nouvelles dynamiques urbaines, comme un territoire rural aussi et annexé par la ville.
Ils représentent globalement un tiers de la société périurbaine en son ensemble. La population de ce dernier groupe de périurbains est en effet diverse, complexe. Leurs territorialités sont tout aussi diverses et complexes, à l’image de la société périurbaine.
Les multi-territorialisés ont fait l’objet de notre attention et de notre analyse. L’analyse des innovations personnelles, économiques et territoriales de ces acteurs dans les territoires périurbains permettra de saisir la nature de leur spécificité périurbaine, et la mesure de leur pouvoir de changement pour les territoires de cette étude.
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