Interactions entre les variables Institution/enseignant/apprenant :
la question des règles et de la confiance
Le rapport Socrates-Mailbox pose particulièrement bien le problème de l’établissement d’une certaine relation de confiance, qui pourrait également se révéler un prérequis à une utilisation harmonieuse des tic. Là aussi, le contexte institutionnel retentit sur l’attitude des enseignants :
“ Dans les expériences que nous avons observées, le nouveau statut de la relation enseignants-élèves était parfois très bien compris et géré. Mais une relation de confiance entre enseignants et enfants dépend aussi de l’environnement institutionnel et de la marge de liberté laissée à l’enseignant pour instaurer une relation de ce type. L’environnement scolaire exerce souvent une pression qui oblige l’enseignant à une certaine distanciation avec les enfants. Cette distanciation peut se traduire par un comportement répressif ou condescendant vis-à-vis des élèves. Nous avons aussi observé des cas où – sans que l’environnement ne soit nécessairement contraignant – les enseignants semblaient agir comme poussés par une peur de perdre leur position de contrôle.
Ainsi, nous avons rencontré un professeur du secondaire qui gardait sous son contrôle le disjoncteur permettant aux ordinateurs de fonctionner. De cette manière, il pouvait s’assurer qu’aucun des élèves ne pourrait utiliser l’ordinateur avant qu’il n’ait fini de parler. Des actes comme ceux-ci, insignifiants au premier abord, prennent tout leur sens une fois replacés dans leur contexte. Dans la classe que nous venons d’évoquer, les rapports de force était particulièrement problématiques, et on peut comprendre dès lors la présomption de culpabilité que trahit une telle mesure. Difficile d’imaginer qu’un acte de ce type puisse être sans conséquence sur la relation enseignant-élève. […]
Même si des contrôles sont nécessaires, la manière dont les règles sont établies et le ton employé avec les élèves ne peuvent qu’avoir des répercussions sur l’attitude de ces derniers.
Nous ne remettons pas ici en question le besoin d’établir des règles claires concernant l’accès des élèves à l’Internet : ce problème est tellement lié à la culture environnante qu’une seule approche ne pourrait convenir à tous les contextes culturels. Nous sommes conscients du fait qu’autoriser le libre accès à l’Internet à des jeunes est un problème complexe et difficile. En plus des questions de responsabilité, de maturité et de coûts, il est aussi des problèmes juridiques dont les écoles doivent se protéger. Dans certains pays, si un jeune utilise l’Internet de manière illégale dans son école, celle-ci peut être tenue pour juridiquement responsable.
Mais la manière dont certaines de ces prescriptions sont formulées trahit encore une approche hiérarchisante dans l’établissement des règles. Ce qui nous importe vraiment ici, c’est de savoir comment ces règlements sont formulés et quels types d’accords sont négociés avec les élèves. [...] Certaines des formulations semblent révéler un jugement de culpabilité a priori vis-à-vis de l’élève. Voilà qui a un effet inévitable sur la manière dont l’élève perçoit l’école et construit sa relation avec elle. Certains iront même jusqu’à dire que cette présomption de culpabilité peut aller jusqu’à induire un “comportement illégal” dans certains cas. ”
De manière plus globale, le rapport Socrates-Mailbox répond de manière réaliste à la question qui était posée au début de ce chapitre : les tic peuvent changer le mode de fonctionnement pédagogique d’un établissement scolaire, mais à la condition expresse que celui-ci fasse preuve de suffisamment de flexibilité :
“ Nous avons vu des enseignants endosser de nouveaux rôles, devenir des accompagnateurs plutôt que des dispensateurs de savoir. Nous avons vu des enfants prendre le rôle de maîtres ès technologies, et des enseignants garder celui de maîtres tout-puissants de leurs disciplines d’enseignement. Dans quelques cas tirant parti d’un expérience plus longue, nous avons vu le rôle de l’école commencer à changer. Les tic peuvent stimuler une école à changer son organisation, parce qu’elles posent des questions sur ce qu’est apprendre et sur la manière d’organiser l’apprentissage de façon optimale. Plus une école est flexible et prête à incorporer les changements apportés logiquement par les tic, plus cela se vérifie : le temps et l’espace prennent de nouvelles formes, les hiérarchies sont ébranlées et reconstruites sur une base différente, la relation au contrôle change de fondement, la relation entre contenus et processus se modifie (le processus prenant plus d’importance comme moyen pour les enfants d’acquérir des connaissances, ce qui provoque une évolution des modalités et des sièges du contrôle et de l’autorité à l’école). ”
Cela rejoint la réflexion de Weizenbaum (dans Computer Power and Human Reason, cité par Scavetta, 1997), pour qui l’ordinateur améliore l’efficacité pédagogique d’une école seulement si celle-ci fonctionne déjà bien.
Conclusion La recherche-action comme moyen d’action systémique ?
Nous ferons nôtre la conclusion du rapport canadien “ La contribution naissante des ressources et des outils en ligne à l’apprentissage et à l’enseignement en classe ” (Bracewell & al., 1998), dans la mesure où celle-ci insiste sur la dimension systémique de tout changement dans les structures pédagogiques :
“ La classe est un endroit où l’ordre prévaut. L’arrivée des tic crée une zone d’incertitude pour les enseignants et les apprenants, qui se trouvent impliqués pour la période à venir dans des processus comportant risques et exploration de possibilités nouvelles. Toute recherche qui ne prendrait en compte que l’une ou l’autre des quatre variables fondamentales du modèle d’utilisation (enseignant transmetteur vs. enseignant facilitateur, contenu figé vs. contenu co-construit, accès limité aux technologies vs. accès libre, contexte institutionnel inhibant vs. fort soutien institutionnel) serait vouée à l’obtention de résultats partiaux et ininterprétables. L’équipe de rapporteurs insiste sur le fait que mettre l’accent sur un élément au détriment des autres tend à faire surgir des questions superficielles et des débats improductifs. L’interdépendance des quatre variables fondamentales prises en compte dans ce rapport et qu’il est recommandé de prendre en compte dans toute étude à venir doit être progressivement documentée pour ce qui concerne l’impact des technologies en ligne sur l’enseignement et l’apprentissage scolaires. ”
Les recommandations des auteurs canadiens peuvent également être reprises in extenso, tant elles résument bien ce que démontrent la plupart des observations de terrain138 :
“ Nous recommandons de fonder les initiatives en matière de politique et de recherche sur les approches suivantes :
– une approche réflexive de l’enseignement (les enseignants comme chercheurs). […] Cette évolution implique certainement une approche révisée de l’enseignement considérant l’apprenant comme un agent responsable de la construction de ses apprentissages, l’enseignant mettant en œuvre des stratégies pédagogiques pour l’aider dans l’acquisition de son autonomie intellectuelle.
– une approche faisant collaborer recherche et pédagogie. Les technologies en ligne évoluent rapidement. Le modèle traditionnel de transfert des résultats de la recherche vers les pratiques pourrait ne pas ête assez flexible ou assez rapide pour répondre aux besoins émergents […]
– une approche fondée sur l’expérimentation de modèles d’intégration (“design experiment approach”). Les questions de modèles d’intégration (“issues of design”) sont fondamentales : il conviendrait d’expérimenter de manière plus directe de tels modèles afin d’analyser plus en profondeur les contextes institutionnels, les contenus et les processus favorables à un bon usage des technologies en ligne dans les apprentissages. Pour cela, les méthodes de recherche suivantes sont recommandées :
– observer une classe, un établissement ou un système éducatif en mettant l’accent sur les contenus et sur la pédagogie ;
– planifier les processus de changement de manière progressive ;
– mettre en œuvre les approches évoquées ci-dessus en étant très attentif à la coordination entre les différents décideurs et acteurs du système éducatif ;
– entamer le processus de renouveau en prenant bien en compte les quatre éléments (enseignant, contenu, apprenant, contexte) qui doivent être combinés pour constituer des modèles d’utilisation des technologies incluant une formation des enseignants ;
– soutenir financièrement des dispositifs de recherche (incluant les écoles primaires et secondaires aussi bien que les universités) capables d’initiative et de leadership. ”
[suit une énumération de domaines de recherche souhaitables.]
On aura remarqué l’insistance des auteurs sur le nécessaire lien entre recherche et pédagogie : la structure qui est, selon nous, le mieux à même d’établir ce lien est la recherche-action, qui pourrait constituer une approche systémique de la formation (voir Cardinal & Morin, non daté). La recherche-action permet en effet d’agir simultanément sur plusieurs variables (voir Rézeau, 1996). Elle se déroule sur le terrain et apporte ainsi une certaine reconnaissance par l’Institution, ce qui autorise alors en retour une souplesse plus grande. Il s’agit à la fois d’une formation des enseignants (sur le long terme), d’un soutien à l’évolution pédagogique, d’une mutualisation des bonnes pratiques, d’une action sur les réalités institutionnelles et d’une recherche (objectifs de publication, reconnaissance scientifique).
Bilan et perspectives
Bilan et perspectives
Jacques Crinon et Denis Legros
Le développement des technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement est aujourd’hui à l’ordre du jour dans tous les pays industrialisés. L’importance des investissements matériels et humains qu’il nécessite justifie que les choix qui guident ce développement s’appuient sur une évaluation des effets des technologies.
Comment peut-on, à l’issue du présent rapport, synthétiser les principaux acquis de la recherche ?
D’abord, renouvelons notre mise en garde contre toute analyse simplificatrice. Il n’y a jamais d’effet mécanique sur les apprentissages de l’utilisation d’une technologie. Les effets observés sont souvent complexes, d’origine multifactorielle et indirects. Ainsi ce sont des effets de l’utilisation de la machine sur les pratiques pédagogiques de l’enseignant qui ont à leur tour des répercussions sur l’efficacité des apprentissages des élèves. Aussi avons-nous préféré parler d’effets avec les technologies que d’effets des technologies.
La notion d’outil intellectuel, empruntée à Vygotski, est aussi à prendre en compte. Les outils logiciels peuvent constituer une aide puissante pour la manipulation des représentations symboliques, lorsque toutefois leurs utilisateurs se les sont pleinement appropriés.
Une autre série de conclusions concerne les paradigmes théoriques de référence. L’évolution de l’utilisation des tic dans l’enseignement reflète l’évolution des modélisations dominantes de l’apprentissage. En même temps que les progrès dans la réalisation des systèmes permettait de passer, de logiciel entraînant à des savoir faire simples, à des produits multimédias complexes, les produits sous-tendus par une conception béhavioriste de l’apprentissage étaient supplantés par des produits se référant à des conceptions constructivistes, avec toutes les variantes de celles-ci.
Deux grands courants inspirent aujourd’hui la recherche sur les environnements logiciels d’apprentissage et sur les effets de ceux-ci : le courant cognitiviste classique et le courant dit de la cognition située. Nous avons considéré ces paradigmes non pas comme concurrents, mais comme complémentaires, la référence au cognitivisme permettant de comprendre les dimensions individuelles des processus, tandis que la cognition située offre un cadre d’interprétation des processus intersubjectifs à l’œuvre dans les apprentissages.
Dans tous les cas, un intérêt croissant se porte sur les processus métacognitifs et sur le rôle qu’exerce le contrôle de l’apprenant sur ses apprentissages. Certaines applications informatiques, en particulier celles qui sont destinées au travail collaboratif, semblent justement favoriser ces processus de contrôle et de régulation cognitive.
Ainsi, un examen des relations entre les tic et les théories de l’apprentissage s’est révélé indispensable. Il n’est cependant pas suffisant. Nous avons également mis l’accent dans ce rapport sur la spécificité de chaque famille d’outils logiciels pour l’apprentissage et l’enseignement et sur la spécificité des situations dans lesquelles ils sont utilisés. Analyser des fonctionnalités précises de logiciels précis utilisés dans des contextes précis nous paraît aujourd’hui une priorité pour la recherche. C’est pourquoi la partie centrale de ce rapport a été consacrée à des recherches empiriques, présentées par grands domaines.
Nous tenterons à présent une brève synthèse des résultats acquis dans chacun de ces domaines.
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